La Fille de l’Île Rouge/Douce est la vie

Ernest Flammarion, éditeur (p. 115-137).

IV

douce est la vie


Claude, les jours suivants, vécut avec la hantise des souvenirs d’Imérimandzak. Imprégné d’intimités malgaches, il comprenait mieux l’âme des choses et des êtres, depuis qu’il avait vu évoquer, par des libations de miel et le sang d’un agneau, l’esprit de l’Ancêtre Andriantsimandâfik. Quand il contemplait de sa terrasse l’admirable paysage des plaines de rizières et des monts chaotiques, où pullulait la descendance des aïeux lointains ensevelis dans leurs tombeaux de pierre, désormais les villages s’animaient pour lui d’une vie familière. Quand il sortait, les Imériniens rencontrés dans les rues n’étaient plus seulement des silhouettes pittoresques ; il les replaçait dans leur vrai milieu, hors du cadre un peu factice d’Iarive ; en leurs yeux jadis indifférents se reflétait l’image des rites antiques ; il se les représentait pieds nus, avec des marques blanches au front, et foulant les pierres saintes ensanglantées par les sacrifices. Maintenant, il savait distinguer, à leur air froid et dédaigneux, les nobles Andrianes, à leurs yeux brillants et malicieux les Houves subtils, inventeurs de ruses, à leur figure bonasse et placide les esclaves apathiques. Toute une vie sociale qu’il n’avait point encore soupçonnée, avec des inégalités, des haines, des intrigues, se révélait à ses regards avertis. Il se rendait compte aussi de la résistance, sourde et entêtée, opposée a l’empiétement des Européens. Sous des dehors aimables, sous une condescendance feinte, sous une apparente facilité d’adaptation, il devinait a certains indices l’opposition presque irréductible. Partout c’était l’imitation de nos gestes et de nos modes : les femmes portaient des bottines ou des souliers Richelieu, renonçaient aux multiples petites tresses serrées aux tempes, perçaient leurs oreilles pour y suspendre des boucles d’or ; les jeunes Imériniens, employés dans les bureaux ou les comptoirs, mettaient d’invraisemblables faux cols, des chapeaux de paille importés de Marseille, des chaussures anglaises ; ils avaient appris le français chez les Missionnaires ou à l’École officielle, s’étaient laissé convertir nominalement à l’une quelconque des religions importées d’Europe en même temps que les fusils, les mœurs nouvelles, et la taxe personnelle, si lourde à payer. Mais, sous ces changements superficiels, leur manière de penser et de sentir demeurait au fond la même, aussi immuable que les énormes blocs de pierre qui recouvrent les tombeaux malgaches.

Razane avait sur l’union de l’homme et de la femme les conceptions de ses ancêtres. Sa philosophie de l’amour se résumait en quelques maximes simples :

« Il sied à une femme d’avoir honte, en plein jour, quand plusieurs hommes la désirent. — Il n’est pas convenable, pour une jeune femme, d’avoir l’air de connaître, dans la rue, un homme à qui elle s’est donnée. — Le martin-pêcheur s’enorgueillit devant les oiselles de la variété de ses plumes, et la femme montre à ses prétendants, pour se faire valoir, la richesse de ses bijoux. — Un potier ne fabrique pas un pot pour cuire une seule mesure de riz, ni une mère n’a mis au monde sa fille pour réjouir un seul homme. — On ne peut pas porter deux cruches en même temps sur la tête, mais on n’est pas forcé de toujours puiser l’eau dans le même vase. »

L’Imérinienne, tout en suivant la coutume de ses ancêtres, essayait bien de simuler certains sentiments qu’elle devinait recherchés par son mari européen, mais quelquefois elle oubliait de feindre. Et puis, quand Raclaude causait avec elle, il savait si habilement embrouiller les questions qu’elle finissait toujours par répondre des choses qu’elle n’aurait pas voulu dire. Une fois Saldagne dut s’absenter plus de quinze jours pour visiter dans le Sud une concession de sa Compagnie et surveiller des travaux de boisage dans une mine. Quelques jours avant son départ, Zane et lui faisaient la sieste sous la varangue. Les stores en rabanes diffusaient une lumière dorée ; une brise légère apportait des jardins et de toute la montagne le parfum des lilas de Perse ressuscités par le printemps austral. Des idées de jalousie, des visions d’infidélité, telles que se les forgent les hommes de l’Europe, loin du jour clair, dans les brumes déformantes de leur pays, hantèrent le cerveau de Claude. Il aurait eu quelque honte à les avouer à l’Imérinienne ; il essaya par une sorte de transposition, d’éveiller la jalousie de la jeune femme et dit :

— Zane, si je te trompais pendant mon voyage, et que tu le saches, qu’est-ce que tu ferais ?

Elle ne répondit pas tout de suite, visiblement embarrassée. Elle cherchait ce qui pouvait faire plaisir à l’Étranger, ne trouvait rien. En réalité, pourvu qu’il ne la chassât point et ne ramenât pas dans leur case une autre femme, peu lui importait une ou plusieurs infidélités. Mais cela, elle ne pouvait pas le dire, car il est mauvais de dévoiler aux hommes le fond de sa pensée. Elle avait commencé par rire aux éclats, pour se donner du temps, puis, tournant vers Claude son visage tranquille :

— Tu te moques de moi, Raclaude ? Est-ce que tu sais si tu me tromperas ? Est-ce que tu sais si je le saurai ? Est-ce que je peux savoir, moi, maintenant, ce que je ferais ?

Elle ajouta, après quelques secondes de silence :

— Tous les mêmes, les vazaha, tous les mêmes… N’y a pas plus coureurs qu’eux…

Elle se leva, vint, câline, s’accroupir à ses pieds, et des deux mains saisit les genoux du maître, dans l’attitude des suppliantes antiques. Sa bouche avait une moue triste, ses yeux se noyaient de mélancolie. La tête renversée en arrière, elle dit d’une voix humble et douce :

— Ta petite femme malgache ne te suffit donc plus, Raclaude ? Tu veux en essayer d’autres ? Tu ne m’aimes plus ?

Claude évoqua une Européenne dans la même situation, la réponse qu’elle eût faite ; et il sourit. Elle sourit aussi, imperceptiblement, étreignit des deux mains le bras de l’étranger, appuya sa joue contre lui.

— Mais pourtant, s’il me plaisait d’avoir plusieurs femmes ? Tu dois comprendre cela, toi, Razane, puisque tu es malgache, et que tes ancêtres avaient le droit de prendre des épouses autant qu’ils en voulaient ?

— Pas vrai, ça, Raclaude. Il faut dire : autant qu’ils pouvaient. Les riches avaient plusieurs femmes, les pauvres une seule. Et puis on offrait un beau cadeau à la première épouse, dit-elle en riant, quand on introduisait une femme nouvelle dans la case !… Aujourd’hui, les Malgaches font comme les Vazaha, ils ne suivent plus la coutume des ancêtres…

— Mais je pourrais avoir une épouse de ma race, là-bas, de l’autre côté de l’eau sainte qu’on traverse dans les grands bateaux.

— Alors, je serais ta vadikèle, ta petite épouse. C’est toujours la préférée. Nous avons un proverbe qui dit : « L’amour est comme le riz nouveau qu’on sème ; quand on le repique dans une autre terre, il repousse plus dru ».

— Est-ce qu’au vieux temps malgache ton grand-père le piroguier, celui que j’ai vu dans ton village, avait plusieurs épouses ?

— Il en a eues jusqu’à trois. On me l’a dit, car je ne les ai pas vues. Tu te rappelles la vieille grande blanche, à Imérinandzak ? Elle était accroupie au soleil contre un mur de la case, et elle te regardait !… elle te regardait ! avec des yeux mauvais… C’est la deuxième femme de mon grand-père. La première est morte depuis longtemps, je ne l’ai pas connue. Et la troisième, la vadikèle, qui avait l’âge de ma mère, le grand-père l’a chassée avant ma naissance, parce qu’il l’avait surprise avec un jeune piroguier dans la hutte de branchages, au bord de la rivière.

— Alors, petite Zane, si un jour j’apprenais que tu me trompes, je ferais comme ton grand-père…

— Tu es le maître, Raclaude. L’homme peut à tous moments renvoyer la femme qu’il a prise. On dit chez nous : « Le mariage est un lien qu’on noue assez lâche pour pouvoir toujours le défaire ». Et puis, vous autres hommes, les vazaha comme les Malgaches, vous vous dégoûtez vite : le bœuf qui reste trop longtemps couché sur un côté se fatigue, alors il se tourne de l’autre.

— Et au bon vieux temps malgache, que devenaient-elles, Zane, les pauvres abandonnées ?

— Elles trouvaient un nouveau mari…

— Quand elles étaient jeunes…

— Oh ! ce n’était pas nécessaire. Tu aimes les proverbes malgaches, Raclaude ; nous en avons un qui dit : « On peut toujours mettre quelque chose, même dans une vieille corbeille ».

— Tu as déjà été mariée combien de fois, toi, Razane ?

— Mais je ne suis pas une vieille corbeille…

— Tu ne veux pas me répondre ?

— Il y a plus d’un fruit dans la forêt ; les doux, on les prend, les amers, on les laisse…

Ainsi l’Imérinienne ne se laissait embarrasser par aucune question. L’arrivée de Berlier les interrompit. Souvent il venait voir Saldague, en camarade, à n’importe quelle heure de la journée, et c’étaient de longues causeries sur les choses malgaches, sur la mentalité des coloniaux et des terriens d’Europe, sur le passé ou l’avenir des races que nous avons coutume d’appeler inférieures.

Razane s’éclipsa. Claude raconta leur conversation et l’habileté de la jeune femme à éluder les questions captieuses.

— Oui, dit Berlier, l’art de la parole est inné chez eux, et il n’est pas de qualité qu’ils apprécient plus haut que celle de l’orateur. « Houve qui sait parler, il n’y a rien qu’il ne puisse achever. »

— Vous parlez vous aussi, comme Zane, en proverbes.

— C’est que les proverbes possèdent une vertu extraordinaire. Ils participent à la sagesse des Anciens, qui les ont transmis, ils sont le patrimoine héréditaire de pensée et de poésie constitué lentement par les générations.

— Vous en connaissez beaucoup ?

— J’en ai appris des centaines, en causant avec les vieux. Quand deux Imériniens discutent, celui qui appuie son raisonnement du plus grand nombre de proverbes est vainqueur ; dans les assemblées, celui qui en cite davantage dans son discours est plus applaudi.

— Et je m’aperçois que même dans la vie de famille, les petites filles ignorantes savent les utiliser.

— Les proverbes sont toute la philosophie des Imériniens. Ils conviennent parfaitement à leur esprit de ruse et de dissimulation. Chacun donne lieu à deux ou trois interprétations différentes et laisse toujours une échappatoire à qui sait s’en servir.

— Surtout comme ils correspondent bien au caractère conservateur des Malgaches pour qui le respect de la tradition est le commencement de la sagesse !… Quelle chose mystérieuse que la puissance de la tradition ! Depuis que j’ai assisté à une cérémonie païenne, à vingt kilomètres de Tananarive, dans un district plein d’églises et de temples, depuis que j’ai vu Zane, reprise une heure par la vie ancestrale, marcher pieds nus sur les dalles rougies du sang d’une victime, je ne sais que dire de ce peuple.

— Sans doute il est difficile à connaître. Pour entrer en rapports même superficiels avec lui, il faut faire table rase de nos préjugés d’Européens. Nous ne suivons pas, eux et nous, la coutume des mêmes ancêtres, d’où heurts continuels, malentendus inévitahles. Nous vivons, nous autres, avec le dédain du passé, avec la hantise de l’avenir, hypnotisés par je ne sois quelles conceptions sociales, peut-être irréalisables ! Eux, les Imériniens, se rappellent ce qui fut, ne conçoivent pas d’autre idéal que celui de leurs pères. Le mot progrès n’a pas d’équivalent dans leur langue. Ils ne s’encombrent pas non plus de nos préjugés sur la Volonté et la Force. Aucun dieu ne leur enseigne la nécessité du travail ; la naturelle paresse est restée pour eux une vertu. Leur existence facile les a rendus insouciants, doux, pacifiques, disposés à tourner les obstacles plutôt qu’à les attaquer de front. Chez eux la ruse prime la force ! Votre petite épouse a laissé voir une heure l’étrangère qu’elle demeurera près de vous. C’est extraordinaire de sa part. D’habitude elles sont plus expertes à dissimuler en toute circonstance, et il est rare qu’elles se trahissent, qu’elles écartent le masque, fût-ce devant le compagnon de toutes leurs nuits.

— Vous les aimez pourtant ainsi, Berlier ! Vous avez essayé plus qu’homme du monde, de pénétrer leur pensée ! Vous êtes arrivé, dit-on, à vivre parfois, en manière d’expérience, de leur existence matérielle et presque de leur vie intérieure…

— J’ai essayé. Qui dira si j’ai réussi ? Peut-on changer de race, comme d’habit ou de langage ? Je suis né, ainsi que vous, dans la terre des Cimmériens…

— Mais ne l’avez-vous point reniée ? Vous ne voulez même pas qu’elle reçoive vos os…

— Sais-je ce que je veux, et quelles volitions lointaines, quelles reviviscences mystérieuses le flux de mon sang poussera demain vers mon cerveau ? Peut-être dormirai-je chez mes pères de là-bas, dans le cimetière banal d’une petite ville, enclos d’un grand mur blanc, le long d’une route bordée de peupliers.

— Mais peut-être que vos enfants d’ici retourneront sur le lit de pierre votre dépouille momifiée, enveloppée tous les ans d’un suaire de soie neuf.

Asa, comme disent les Malgaches. Je n’en sais rien. Je m’efforce d’imiter leur sagesse, de ne pas penser à la mort. Pourquoi gâter les heures présentes par l’inutile préoccupation d’un avenir inconnu. J’aime le proverbe imérinien : « Douce est la vie ».

— Oui, douce est la vie à Tananarive, sous le ciel clair, dans l’éternelle joie de la lumière ! Jamais ce peuple heureux ne s’encombrera de nos tristes religions, ne se laissera gagner par notre activité insupportable.

— Qui sait ? Les Malgaches ont l’esprit puéril et la mémoire courte. Dans vingt ans que seront-ils ? Peut-être les Japonais de l’Afrique. Certains leur supposent avec les Nippons une parenté ethnique. Les jeunes Malgaches instruits se proposent, dit-on, les Japonais pour exemple. Ils veulent, comme eux, doubler les étapes de la civilisation et rattraper les Européens, leurs aînés.

— C’est vrai qu’il y a cinquante ans on était en pleine féodalité japonaise. Les daïmios, avec leurs grands sabres recourbés, aux gardes ciselées par d’admirables artistes, s’ouvraient le ventre par point d’honneur, et les mousmés avaient de l’amour la même idée que nos Imériniennes. Qui eût dit que si vite les usines japonaises concurrenceraient les nôtres et qu’avec des torpilleurs et des cuirassés à tourelles les Nippons anéantiraient une flotte européenne…

— Nous aussi, Saldagne, nous avons, pendant de longs siècles, suivi la coutume des ancêtres. Il nous a suffi d’une génération pour l’oublier. En 1788 nos aïeux traditionnistes menaient une vie peu différente de celle des hommes du XIIIe ou du XIVe siècle. Voyez, depuis cette époque, le chemin parcouru.

— Mais n’oubliez pas que nos ancêtres, comme les modernes Japonais, vivaient sous un climat tempéré et même plutôt rude. À Tananarive, sous les Tropiques, trop douce est la vie, pour qu’il vaille la peine d’y persévérer dans l’effort. Vous aimez trop les Imériniens, Berlier, pour leur souhaiter le bonheur des Japonais.

Durant toute cette période, Tananarive fut en liesse. Les fêtes succédaient aux fêtes. Claude n’allait guère dans le monde, mais ses amis formaient un petit cénacle très gai. Ce fut aussi l’époque la plus heureuse de son union avec Razane. La joie de leur intimité se trouvait décuplée par les distractions extérieures, pique-nique à la campagne, invitations chez des amis, soirées malgaches. Il y eut plusieurs bals dits de ramatous. Le premier de la saison, annoncé longtemps à l’avance, fut donné par l’administrateur Jean Romain. Zane témoigna une joie d’enfant le jour où elle reçut de son amie Rakèta un carton ainsi libellé :

« M. Jean Romain et Mme Rakètamâve prient M. Claude Saldagne et Mme Razane de bien vouloir honorer de leur présence la soirée dansante qui aura lieu le samedi 17 mai dans l’immeuble Pappadopoulos à Faravouhitre. Ny vehivavy dia mitafy lamba ary ny lehilahy ad libitum. La présente invitation tiendra lieu de carte d’entrée. »

Ce mélange de français, de latin et de malgache amusa Claude. La recommandation en langue indigène signifiait simplement : « les femmes porteront le lamba, tenue des hommes à volonté.

Le soir de la fête, filanzanes et pousse-pousse affluèrent vers l’immeuble du grec Pappadopoulos. À l’entrée, par des cloisons improvisées en roseaux, on avait aménagé deux petits salons, l’un pour le vestiaire et la toilette des dames, l’autre pour le buffet. Les murs étaient décorés de guirlandes de verdure, de trophées de palmes et de gerbes de fleurs. Des bougies mêlaient leurs innombrables lumières vacillantes et joyeuses à l’éclat plus brutal de grosses lampes à pétrole. La bande des amis de Saldagne s’était donné rendez-vous chez Berlier : on partit de la maison, à douze, en filanzane, les rares passants regardaient non sans étonnement ce cortège d’hommes en habit et de ramatous drapées dans des lambas de soie ; le pas cadencé des quarante-huit porteurs sonnait allégrement dans la ville silencieuse. Les six couples entrèrent ensemble, et après avoir salué Jean Romain et Rakètamâve, se dispersèrent dans la grande salle au rythme d’une danse.

Il y avait là une quarantaine d’Imériniennes, et une centaine d’hommes, indigènes pour la plupart, à peine vingt Européens, aucune femme française. Tous les mondes malgaches étaient représentés : les fonctionnaires surtout, gouverneurs, écrivains-interprètes, personnel de divers services ; puis des commerçants ou des notables houves ; enfin quelques faux cols, amis de cœur de ces dames. Parce qu’il y avait des Européens avec leurs ramatous, certains maris malgaches, pris de scrupules, étaient venus seuls, sans leurs femmes ; mais la plupart n’y avaient pas regardé de si près.

Claude eut de suite une impression d’originalité un peu bizarre, de mondanité malgache parodiant les mœurs d’Europe et cependant teintée d’exotisme. Les indigènes, presque tous en habit ou en smoking, très corrects, gardaient l’élégance et la sobriété des gestes, héritée des ancêtres qui pendant des générations avaient porté le lamba ; quelques-uns étaient en jaquette, en veston, ou même en dolman de toile blanche ; les visages seuls, de bronze clair ou sombre, contrastaient avec les figures pôles des Européens.

Les femmes intéressaient Claude davantage ; il y en avait de toutes les conditions, de toutes les castes, de tous les types : Andrianes au teint clair, aux paupières bridées, presque des Japonaises ; Houves à la frimousse éveillée, aux yeux emplis de candeur feinte ; quelques bourgeoises cossues et luisantes, bonnes commères gaies, avec de triples mentons ; même des filles d’esclaves, au visage rond, un peu plat, d’une bestialité tranquille. Toilettes aussi diverses que les femmes : beaucoup gardaient la véritable coiffure malgache, les nattes réunies en torsade sous la nuque ; d’autres, en robes venues de France, conservaient des modes d’antan un petit lamba léger, en mousseline de soie ; certaines n’avaient même qu’une écharpe, dont elles se servaient, avec des gestes menus et gracieux, pour s’envelopper tantôt le buste, tantôt la tête et les épaules. Claude ne se lassait pas d’admirer leurs mouvements souples, et le bel effet des écharpes transparentes moulant une épaule ou un sein, mettant en valeur la ligne harmonieuse de la nuque ou la molle cambrure de la taille.

Berlier vint retrouver Saldagne. Il exultait.

— Eh bien ! que dites-vous de nos bals malgaches ?

— Je me recueille encore, j’hésite ; l’étrangeté de ce que je vois me déconcerte un peu.

— Très bien, voilà que vous parlez comme un Imérinien. Asa, que sais-je ? Mais encore ? Ne trouvez-vous pas que nos ramatous valent les belles « madames » des soirées de la Résidence ?

— Elles sont charmantes, je l’avoue.

— Et leur décolletage, qu’en dites-vous ?

— Joli, en vérité… Pourtant quelques-unes sont empâtées. Voyez cette grosse matrone que fait danser notre ami Romain, par politesse assurément.

— C’est la femme légitime d’un commerçant indigène ; elle reçoit beaucoup, et ménage, dit-on, des entrevues avec ses jeunes amies aux Européens qui ont l’heur de lui plaire. Je vous la concède comme peu séduisante, ainsi que la fille métisse d’une tante de la reine, cette grande maigre au nez busqué, assise la bas sous les palmes. Mais tant d’autres sont jolies !

— Du reste elles sont choisies, je pense, et rassemblées pour le plaisir de nos yeux. N’est-ce pas le dessus du panier de Tananarive ?

— Non, ce n’est qu’une gerbe rassemblée presque au hasard dans les jardins d’Iarive… Tous les jours ne rencontrons-nous pas dans les rues dix jeunes femmes inconnues, d’un charme étrange et exquis ?…

— Moi, interrompit Cosquant, qui les écoutait depuis une minute, je les aime toutes, les belles ramatous si diverses, si puériles, si voluptueuses, si ardentes au plaisir, si femmes en un mot ! Votre Razane, avec ses traits réguliers et son visage d’enfant ! Rakèta, qui rit toujours, tant elle trouve la vie bonne et qui ne la rend pas désagréable à notre ami Romain, et la fière Ralinoure que Berlier aime parce qu’elle est presque Javanaise, et qu’elle sait draper avec art dans des étoffes à ramages son corps d’androgyne !

Claude s’intéressait aux danses alternativement européennes et malgaches. L’orchestre aussi était double, piano et violons à un bout de la salle, de l’autre côté tambour et flûtes malgaches, avec deux cuivres ; même un accordéon faisait sa partie, quand le genre l’exigeait, et pour compléter la couleur locale. La plupart des danses nouvelles[1] imaginées par les Malgaches rappelaient plus ou moins le quadrille : les mpilalô seuls, danseurs de Village ou de carrefour, pratiquent encore l’ancienne chorégraphie toute barbare. Mais les Imériniens avaient su transformer et styliser, dans un genre soit maniéré, soit hiératique, les danses importées d’Europe. Dans le banal quadrille des Lanciers, les glissements des pieds, les gestes des mains prenaient une allure rituelle ; dans la mazurka, les jetés et les balancements se faisaient sur un rythme lent, avec temps d’arrêt marqués. Toutes les danses étaient chastes : ramatous et cavaliers tournaient avec une régularité d’automates, dans des attitudes parfaitement correctes, sans serrements de mains, ni frôlements, ni œillades ; hommes et femmes ne se regardaient point, n’échangeaient pas une parole. Jamais Saldagne n’avait vu une telle indifférence apparente dans le plaisir. En contraste avec les danseuses bronzées, petites idoles aux visages impassibles, il évoquait les femmes de son pays, serrées dans les bras de leurs cavaliers. Il se rappelait aussi certains troubles jaloux éprouvés jadis, et jouissait de sa quiétude présente à voir Razane polker gravement avec un jeune Malgache engoncé dans un immense faux col. Soudain la musique s’arrêta. Aussitôt les couples se séparèrent, comme pressés de retourner à leurs places. Certaines danseuses quittaient brusquement leurs cavaliers au milieu du salon, et, souples, se glissaient à travers la foule vers leur chaise. Les autres, après s’être laissé reconduire, saluaient cérémonieusement.

Berlier vint s’asseoir près de Saldagne.

— C’est, n’est-ce pas, infiniment plus chaste que n’importe quel bal d’Europe ?

— J’en conviens. Danseurs et danseuses paraissent n’avoir aucune arrière pensée de volupté.

— La preuve, c’est que leurs préférences ne vont pas vers le boston, mais vers les quadrilles.

Dans leurs inventions ou leurs adaptations chorégraphiques ils multiplient les pas, les évolutions, les saluts, et ne cherchent à réaliser que des danses de caractère.

— Je remarque que presque personne ne fait tapisserie.

— Les dames européennes, qui se plaignent que les hommes ne dansent plus, seraient peu flattées de voir cet empressement.

— Et la bourgeoisie houve qui a répondu à l’invitation de notre aimable hôte, quelles sont ses impressions, à votre avis, Berlier ?

— Hem ! Hem ! Il y a ici, vous le savez, des Malgaches de tous les mondes.

— Oui, mais la fusion entre eux n’est-elle pas accomplie ?

— À regarder de près, certaines nuances révèlent bien quelque gêne. Ainsi voyez la-bas, au fond de la salle, toutes nos ramatous assises les unes à côté des autres. Elles font bande à part, ou plutôt les dames malgaches s’écartent d’elles comme de brebis galeuses.

— Mais les maris de ces dames, il me semble, dansent indifféremment avec les unes et les autres ?

— Par déférence pour le vazaha qui invite et pour les autres Européens mariés à des Imériniennes. Le vrai monde malgache tolère pour un soir cette promiscuité, mais il ne s’en accommoderait plus dans les relations habituelles.

— Plus, dites-vous. C’est donc que les mœurs ont changé ?

— Sans doute… Jadis on était flatté, dans les bonnes familles, de voir les filles recherchées en mariage temporaire par des Européens. L’indifférence amorale des Malgaches pour les diverses formes que peuvent revêtir les rapports sexuels leur permettait de n’avoir aucun préjugé. L’amour parfaitement libre supprime la prostitution. Mais les lois françaises et l’influence des Missionnaires ont changé tout cela, en apparence du moins.

— En apparence ?

— Croyez-vous donc qu’en une ou deux générations on puisse transformer les instincts d’une race et appliquer à un peuple toute une réglementation compliquée faite pour un autre ? Les Malgaches, assez dissimulés déjà, le sont devenus davantage encore, pour ne pas faire de peine aux Prédicants et aux Monpères.

— Cette dissimulation profonde des Imériniennes, dont on parle toujours comme d’une vérité reconnue, qu’en pensez-vous, bien sincèrement ?

Il avait parlé avec tant de chaleur que l’autre eut un regard étonné, devinant la pensée intime de Saldagne, la vague inquiétude jalouse sur les faits et gestes de Razane. Berlier eut pitié et répondit :

— Bah ! Il y a aussi des êtres francs et sincères parmi eux. Ce que nous prenons pour de la fausseté n’est souvent que la timidité d’une race asservie.

— Mais elles, les Imériniennes, toutes nos petites épouses, quelle est leur mentalité véritable ? Croyez-vous qu’on puisse la comprendre pleinement dans l’intimité des nuits et des jours ?

— Est-ce qu’un être humain peut espérer en pénétrer un autre ? Qu’importe que leur pensée nous échappe, si l’étreinte de leurs bras nous est douce ? Ce sont des êtres très primitifs, Saldagne. Elles n’attribuent pas au geste de l’amour la même valeur que nous. Aussi elles n’oseraient refuser soit à un Européen soit à un homme de leur caste, quelque chose qui leur coûte si peu et nous fait tant plaisir.

— Vous voulez dire qu’elles se prostituent à tout venant ?

— Non. Elles ne voudraient pas non plus nous être désagréables pour une cause si futile.

— Vous vous moquez de moi, Berlier…

— En aucune façon. Vous n’êtes pas de ces amants ridicules qui croient éviter… l’accident, en chambrant leurs ramatous. Elles sont susceptibles aussi, et comme l’Eve des Missionnaires, dociles à l’attrait du fruit défendu. Tenez, regardez votre Razane : elle s’applique à faire de belles révérences à chacun des cavaliers que ramène en face d’elle la figure du quadrille. Elle ne recherche dans la danse aucune excitation spéciale. Elle s’amuse, sans plus. Voyez au contraire, là-bas, cette ramatou assise près de son Seigneur et Maître.

— Je ne la connais pas.

— C’est la belle Ravô, une de celles qui lancèrent la déplorable mode des chapeaux à l’européenne. Elle a eu pour amant le colonel Dupont, qui entra le premier dans Tananarive conquise. Il lui en est resté un certain lustre, quoiqu’elle ne soit plus très jeune. Si vous faites sa connaissance, elle vous récitera, avec de légères fautes de prononciation, le Vase brisé. Elle feint de s’intéresser à notre littérature. La dernière fois que je l’ai vue, elle lisait les chansons de Bititis. En ce moment, elle habite la case de ce jeune entrepreneur qui a gagné 500.000 francs au douzième et treizième lot du Chemin de fer. Il est jaloux et ne la quitte pas d’une semelle. Sans doute elle a renoncé à danser cette nuit.

— Oui, je l’ai remarquée déjà. Le monsieur fait mauvaise figure à ceux qui essaient d’inviter sa voisine.

— À cinq pas, contemplez le jeune Malgache étriqué et haut en col qui semble s’intéresser vivement aux bougies d’un lustre. Si le vazaha se lève, il invitera la femme et obtiendra d’elle un rendez-vous pour demain. Je le connais. C’est un professionnel.

— Il a toutes celles qu’il veut ?

— Non, toutes celles qui veulent. Ce n’est pas tout à fait la même chose.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Saldagne ne se lassait pas de regarder la foule, d’admirer son impassibilité silencieuse. Cette agitation rythmée, sans tumulte, sans rires, presque sans conversations, lui semblait étrange, caractéristique d’une race qui se replie sur elle-même, et ne veut rien livrer à des étrangers que ses gestes extérieurs. Il se sentait loin d’eux, comme de Zane aux premier jours de leur union. Mais ce peuple passif, par ta force de l’inertie, défendait mieux son génie et sa conscience qu’une nation guerrière. Il avait accueilli les vainqueurs avec une aimable servilité ; les hommes acquiesçaient à toutes les idées des Européens, les femmes à tous leurs désirs ; pourtant la barrière subsistait, infranchissable, dans les demeures privées, dans la vie sociale, dans les conseils publics. Claude évoquait des visions de brousse : les cases malgaches presque toutes encloses de hauts murs rouges ; ils sont en ruines, criblés de trous et de lézardes, rongés par les érosions, béants de brèches ; ils s’effritent et s’écroulent ; mais des végétations hostiles se dressent derrière toutes les ouvertures, aloès géants, cactus difformes, ou cette plante aux belles grappes de fleurs jaunes, hérissée d’épines, dont le nom signifie qu’elle ne laisse point passer les bœufs. Ces précautions pour s’enfermer, l’indigène les garde dans l’intimité de sa vie, et quel Européen peut se natter d’être entré dans la forteresse d’une âme malgache ?

Toutes ces impressions éprouvées déjà, Claude les revivait en une espèce d’obsession, à voir danser les Imériniens en habits noirs ou dolmans blancs, impeccables de gestes, impassibles de visage, et les Imériniennes au beau sourire. Il sentait combien ce peuple, malgré les modes européennes, avait conservé presque intactes, sa mentalité et ses traditions. Par hasard il leva les yeux et vit au fond de la salle, sur le mur nu, un portrait en pied de Ranavaloune III. C’était aussi une importation étrangère, un agrandissement photographique. La reine dolente, aux yeux si mélancoliques, était debout en costume royal : la lourde couronne et le sceptre contrastaient avec le visage douloureux et nostalgique. Pourquoi ce portrait était-il là ? En cette salle appartenant à un Grec, Claude se fût attendu plutôt au roi des Hellènes. Jean Romain l’avait-il fait placer par une attention délicate à l’égard de ses invités, et pour mieux marquer le caractère vieux-malgache de cette fête ? Ce portrait, aux yeux de Saldagne, devenait symbolique. La petite reine voyait ses anciens sujets s’amuser avec quelques-uns de leurs peu farouches conquérants ; son sourire triste, doux et résigné, s’adressait pareillement à tous, aux hommes de Madagascar, descendants des Javanais, des Négritos ou des Polynésiens, aux femmes malgaches restées fidèles aux mâles de leur race, comme à celles qui se livraient à des vazaha, même aux vainqueurs qui, sans morgue, se mêlaient à son peuple, dignes presque d’être nés dans une île heureuse de l’Océan Indien. Malgré les habits noirs et les jupes à la française, malgré les carnets de bal, les éventails, les airs de valse et de quadrille, tout cela restait très malgache, depuis les visages malais ou nègres ou tahitiens, depuis les noires et sauvages chevelures rebelles aux coiffures nouvelles, les peaux olivâtres ou bronzées ou jaunes, l’idiome guttural et chuintant, jusqu’aux sons étranges et sourds de l’ampoungue, qui, couvrant le chant des violons, retentissait comme un appel de barbarie.

La reine avait raison de sourire, car Claude sentait qu’en ce bal malgache, ceux d’Europe, autant et plus que ceux d’Imérina, s’étaient adaptés.

  1. En 1909. époque à laquelle se passe cette histoire, les danses actuelles n’étaient pas encore connues.