La Fille de l’Île Rouge/Ancêtres et descendants

Ernest Flammarion, éditeur (p. 68-114).

III

ancêtres et descendants


Claude, depuis longtemps, voulait visiter le village de Razane, voir la case en terre crue où elle avait vécu ses premières années, surtout ce fameux Tombeau-des-Ancêtres, dont elle parlait si souvent, et où sa place était marquée pour le jour inconnu de sa mort.

Précisément la Compagnie Australe installait une usine de force motrice à Farantsahane, à une quarantaine de kilomètres de Tananarive, au bas des chutes du fleuve Ikioupe. Saldagne s’y rendait de temps à autre, pour surveiller les travaux, tout près du village natal de Razane. L’excursion fut décidée, non sans hésitation de la part de la jeune femme. Elle tenait à prévenir tous ses parents, ne voulait pas arriver chez eux à l’improviste avec son mari européen.

— Tu comprends, si nous venons sans être attendus, nous pouvons ne rencontrer personne. Les gens seront peut-être tous aux rizières, ou à quelque marché du voisinage. Il n’y aura que les chiens et les éperviers pour nous recevoir. Et puis les cases seront fermées. Où dînerons-nous ?

Il fallut envoyer un messager porteur de plusieurs lettres ; dès la veille partirent aussi deux bourjanes avec des provision » et des ustensiles de ménage, pour la préparation du repas. La nuit qui précéda le grand jour, Zane ne dormit guère. Elle se forgeait mille inquiétudes sur les conséquences possibles de ce voyage. Si l’Européen allait se lasser d’elle en voyant son triste et pauvre village, ses parents paysans ? S’il ne la trouvait plus d’assez bonne caste et se mettait en tête de chercher une épouse parmi les filles des Andrianes ?… Et puis les Ancêtres, dans leur vieux tombeau de pierre, ne l’irriteraient-ils pas de voir introduire chez eux un étranger ? La veille, pour les apaiser, elle avait fait un vœu, promis de leur apporter une piastre en offrande et de donner un suaire neuf en soie, lors du prochain Retournement-des-Morts, à une aïeule récemment défunte.

Elle réveilla Claude dès quatre heures du matin, tant elle craignait d’être en retard. Il fallait quitter la maison à cinq heures, gagner les bords de l’Ikioupe, s’embarquer pour descendre le fleuve jusqu’à Farantsahane. Deux pirogues les attendaient, grands troncs d’arbres creusés, pouvant porter trente personnes, d’une stabilité relative. Seize bourjanes, avec les deux filanzanes, s’entassèrent dans l’une ; Claude et Zane prirent place dans l’autre, assis sur des coussins au fond de l’embarcation, les jambes allongées, elle à l’avant, lui à l’arrière.

Le départ fut sans beauté, dans un paysage morne et sale. Le riz venait d’être récolté : dans la lumière crue d’un matin ensoleillé, les boues rougeâtres se hérissaient de tiges coupées, trouant çà et là les moires de l’eau souillée. De misérables cases en terre sèche, pétries à même le sol, abritaient les générations lacustres des piroguiers ; alentour, d’innombrables cochons noirs se vautraient dans la fange, et fouillaient fraternellement avec les canards les vases pleines de détritus.

La pirogue, sous l’impulsion de l’unique pagayeur debout à l’arrière, glissait sans bruit sur les eaux troubles. L’Ikioupe coulait presque à pleins bords entre des digues irrégulières, d’un vert sale. De temps en temps apparaissaient, par delà les levées de terre, de lointaine sommets de collines, couronnés de villages ou de hameaux. Du paysage proche on ne voyait rien.

Saldagne examinait avec une curiosité d’ingénieur cette rivière endiguée, dont le lit, peu à peu, s’exhausse au-dessus des plaines voisines. Il en oubliait la petite Malgache assise devant lui ; parfois elle tournait la tête en souriant, se dépitait d’être négligée ; mais Claude, tout à son métier pour un instant, songeait à des travaux d’aménagement de l’Ikioupe. Du jour où les rois barbares, créateurs des rizières, avaient endigué ce fleuve limoneux, ils avaient préparé le danger, de plus en plus menaçant depuis deux générations. La rivière torrentueuse, en déposant au sortir des montagnes la terre rouge, exhausse son lit, pendant que les hommes, à mesure, surélèvent les digues. Maintenant, en été, l’Ikioupe roule bien au-dessus de la plaine ses flots gonflés, use et ronge le rempart qui l’empêche de s’épandre. Au temps malgache, c’était une grosse préoccupation. Une fois le désastre se produisit. Après dix journées de pluies diluviennes, le fleuve, une nuit, emporta l’obstacle : par la brèche vite agrandie il s’étendit sur les cultures, noya les rizières déjà jaunissantes, fondit les cases de boue, rendit aux marécages les toits de roseaux, et recouvrit de sable rouge infertile toute la bonne terre. Beaucoup de rizières furent perdues pour plusieurs générations d’hommes, et, d’un soir à un matin, de nombreuses familles devinrent misérables. Depuis, aux époques des crues, le peuple veillait ; quand l’Ikioupe rongeait, par endroits, ses barrières, quand des morceaux de digues s’effondraient dans le courant, les conques meuglaient par la ville et les campagnes leur appel lugubre, et tous, vieillards, femmes et enfante, esclaves ou hommes libres, couraient, portant des corbeilles de pierres, pour défendre la terre et le riz. Les gens d’âge mûr se souviennent encore d’alertes de ce genre ; ils en ont gardé la hantise et l’épouvante.

Claude, se rappelant de tels récits, contemplait le fleuve sournois où sommeillait tant de force latente. Ces eaux traîtresses, uniformément rougeâtres, et couvertes d’écume baveuse, couraient vite, comme avec la hâte de s’échapper de leurs barrières. Nulle part on ne devinait leur profondeur. Seuls les piroguiers, à certains signes, pouvaient connaître les bancs de limon cachés sous la nappe rouge, et les chenaux praticables où les pirogues ne risquent pas de s’enliser. L’ingénieur songeait à un autre danger qui menaçait, par delà les digues, la plaine nourricière : l’écoulement des eaux vers le fleuve surélevé se faisait de jour en jour plus difficile ; bientôt les rizières stagnantes redeviendraient marais. Déjà on abandonnait les cultures presque partout au pied même des levées de terre, jadis protectrices ; les roseaux et les joncs reprenaient possession de leur ancien domaine.

Claude rêvait d’un vaste projet : il dénoncerait le péril, publierait des articles, intéresserait à l’œuvre l’administration de la colonie, proposerait à sa Compagnie de réaliser l’aménagement de l’Ikioupe : on creuserait le lit de la rivière, près de Tananarive, pour le ramener au niveau normal, au-dessous de la plaine ; plus loin, on draguerait de façon à ménager un chenal praticable par les plus basses eaux ; on ferait sauter ou on abaisserait les seuils rocheux de Farantsahane. En échange de ces travaux coûteux, on demanderait à la Colonie le monopole de la navigation ; de légères chaloupes à vapeur feraient un service quotidien, en remorquant des trains de pirogues couplées ou de chalands ; on drainerait ainsi tout le commerce de cette riche région.

Dans sa fragile pirogue, Saldagne, roi de l’Ikioupe, brassait en pensée d’énormes affaires, quand il fut ramené à la réalité par un incident banal. En se penchant soudain pour suivre de l’œil, à un tournant, les sinuosités du cours de la rivière, il avait compromis l’équilibre de la pirogue ; celle-ci, à la suite d’un faux coup de godille, s’était mise en travers du courant et, échouée par l’arrière, embarquait un peu d’eau. Le piroguier, d’un vigoureux effort, la dégagea.

— Oh ! Raclaude, comme tu m’as fait peur, dit Zane. Si tu remues ainsi, nous tomberons tous dans l’Ikioupe et nous mourrons comme ma grand mère. Elle allait en pirogue célébrer des funérailles dans notre village ; les jeunes garçons s’amusaient à s’agiter et faisaient toutes sortes de contorsions pour effrayer les femmes ; mais la pirogue se retourna sens dessus dessous. Tout le monde tomba dans l’eau, ma pauvre grand’mère gagna une pneumonie qui l’emporta en deux jours. Ainsi ce fut elle qui, au lieu d’assister à des funérailles, entra dans le tombeau avant l’heure fixée ! »

Zane pensait, non sans terreur, que l’accident avait eu lieu peut-être au même endroit. Qui sait si l’Esprit de l’aïeule, devenu un loule des Eaux, ne s’accrochait pas à leur bateau pour le faire chavirer ? Avec une ferveur attentive, l’enfant superstitieuse se rappela le vœu fait la veille ; combien elle avait eu raison de promettre un suaire neuf en soie rouge pour le jour du Retournement-des-Morts ! Elle se résolut mentalement à augmenter la valeur de l’offrande, à y consacrer vingt piastres au lieu de quinze. Claude la plaisantait sur sa peur : elle voulut le faire taire, de crainte qu’il n’irritât les Esprits, particulièrement redoutables lorsqu’on est sur l’eau.

— Ne parle pas de ces choses, Raclaude, tant que nous serons dans la pirogue, ou bien les loules viendront la faire chavirer ; ils nous tireront par les pieds au fond de l’eau, ils cacheront nos cadavres dans des trous de la berge, comme font les caïmans, pour que nos parents ne puissent pas les retrouver et les ensevelir.

— Je ne plaisanterai plus, petite Zane ! Je te promets ! Si tu veux, je prononcerai même les mots qu’il faut dire pour apaiser les Esprits. Seulement apprends-les moi, car je ne les connais point.

— Tu n’es jamais sérieux, Raclaude. Tais-toi, ou tu me feras pleurer.

Claude ne dit rien. Il ne songeait plus à ses grands projets de tout à l’heure, mais ses yeux caressaient le corps frêle d’une Imérinienne, assise devant lui au fond d’une pirogue, et qu’il craignait de faire pleurer. Il eut conscience de l’emprise qu’avait sur lui cette petite fille, de la place qu’elle occupait dans sa vie. Ils étaient cependant loin l’un de l’autre, l’australe petite sauvagesse au corps de bronze, aux yeux puérils, et le civilisé au cerveau lourd, aux visions à jamais embrumées par les brouillards de son pays natal. Pourquoi se laissait-il enliser dans cet amour exotique, lui qui avait su résister aux femmes de sa race ? L’image maintenant si lointaine surgit en son esprit d’une forme pâle, jadis obsédante, et depuis quelque temps presque oubliée. Mais, entre les digues stériles et farouches de l’Ikioupe, dans la lumière crue de l’ardent matin austral, l’image fugitive s’effaça. Elle n’était que le fantôme d’un doux soir de Paris, le rêve d’un de ces tendres crépuscules où s’éternise le jour, au bord des horizons de France.

À cette minute l’Européen sentit d’où venait le pouvoir de la femme exotique, qu’elle s’imposait à lui non par sa frêle personne ou sa terne individualité, mais par le milieu complice et le cadre ancestral des paysages imériniens. Nos cerveaux sont influencés plus encore que nous ne le croyons, par les visions de nos yeux : les regards de Saldagne se reportèrent sur la fille de l’Île rouge, et il comprit les liens qui l’attachaient à cette chair malgache, en harmonie vivante avec la terre : la peau dorée rayonnait les tons chauds des collines voisines, les yeux reflétaient le mystère des eaux de l’Ikioupe ; Zane contemplait sans nul étonnement les digues énormes, protectrices de la plaine, qu’elle était accoutumée de voir dès sa petite enfance, quand elle venait à Tananarive dans les pirogues chargées de manioc ou de bananes ; les mêmes rizières jaunissantes avaient nourri les générations de ses ancêtres et entretiendraient la vie des descendants sortis d’elle. Tous les noms des êtres et des choses sonnaient familièrement à son oreille. Alanguie dans la pirogue, comme au pied des montagnes les molles ondulations des collines rouges, frileuse comme l’heure matinale dans la fraîcheur du fleuve, elle incarnait le moment et le lieu.

Cette attirance de la femme exotique, en tant qu’expression d’une race et d’une nature pour l’européen exilé loin de sa terre, Claude comprit en cette minute qu’il l’avait subie et continuerait de l’éprouver jusqu’au jour où il s’embarquerait à bord d’un paquebot pour revoir la France. Il s’évoqua lui-même sur le pont du Melbourne, dont la proue cette fois serait tournée vers les terres boréales ; autour de lui sonneraient des voix françaises, Madagascar n’apparaîtrait plus à l’horizon que comme une ligne indécise dans la brume du soir levée sur la mer. Alors aussi s’effacerait lentement, dans son cerveau, l’image de la petite épouse malgache. Claude eut cette intuition et presque aussitôt la regretta. Préférant s’endormir dans son rêve actuel et voluptueux, il contempla Zane ; tournée à demi de son côté, elle lui souriait…

La rivière devenait plus large, ses remparts de terre, en partie éboulés, lui faisaient des grèves tout humides encore des crues récentes. Çà et là des îlots de sable dressaient leurs bords abrupts au milieu du courant : tous les jours ils perdaient quelques parcelles, avant de disparaître pour aller former des plages rougeâtres dans la plaine Sakalave, au pied des berges de la Bétsibouke, hantée des caïmans. Le cours du fleuve, de plus en plus sinueux, contournait des promontoires, s’élargissait de nouveau, puis se resserrait presque en torrent pour percer des seuils de gneiss. À l’opposé de Tananarive, deux hautes montagnes, parsemées de gros rochers ronds, barraient le paysage.

Le soleil montait à l’horizon et le fleuve s’animait. Des oiseaux blancs et gris perle, plus petits que des moineaux, s’ébattaient sur les berges. De gros hérons s’envolaient lourdement, comme s’ils avaient de la peine, à chaque coup d’aile, à enlever le poids de leurs longues pattes et de leur bec démesuré. Des corbeaux en manteau noir et cape blanche voletaient sur les îles. Un martin-pêcheur filait comme une flèche au ras du fleuve et des poules d’eau couraient affairées sur les plages de sable rose. De nombreuses embarcations remontaient l’Ikioupe, tirées à la corde, et portaient à Tananarive les produits de la campagne : certaines, couplées et chargées de chaume, ressemblaient à d’énormes charrettes de foin glissant sur l’eau. De longues pirogues profondes, emplies jusqu’aux bords, amenaient pour les habitants de la ville du bois, des mangues, des ananas, des régimes de bananes.

Maintenant le pays était peuplé. Toutes les collines se couronnaient d’arbres et de villages : à gauche les maisons rouges et tristes de Béravine, massées sur une arête stérile ; non loin, dans un fouillis de bananiers, le gai hameau d’Antamboule, à droite, Marouvahouak, aux vergers clos de longs murs sombres et le grand cône vert du mont Ambouhimâsine, le sommet sacré. Razane énumérait les villages, les hameaux, montrait du doigt les montagnes les plus lointaines, en les désignant par leurs noms ; et, puisque sa science topographique paraissait plaire à l’Européen, elle ne se lassait pas d’en faire étalage. Mais lui ne s’intéressait déjà plus aux appellations de ces lieux que peut-être il ne reverrait jamais, et il trouvait tout vain, hors la ligne harmonieuse du corps de l’Imérinienne, le rire de ses yeux et le son de sa voix, doux comme une caresse, clair comme un parler d’enfant.

Il reporta ses regards vers les rives du fleuve : partout jaunissaient les rizières, près de l’Ikioupe, dans les larges vallées au pied des montagnes, jusque sur les pentes des collines, où elles s’élevaient en étages réguliers, comme des courbes de niveau. Dans les petits carrés, hérissés d’épis mûrs sous lesquels miroitait l’eau, des êtres humains s’agitaient ; des hommes bronzés, nus jusqu’à la ceinture, coupaient les tiges d’un geste monotone et lent ; des femmes vêtues de haillons bruns les recueillaient derrière eux pour les amonceler dans les pirogues. Il semblait à Claude que tous ces Malgaches, serfs de leur glèbe, travaillaient obscurément dans les rizières pour glorifier l’Omphale Imérinienne, victorieuse du conquérant européen.

La vision des plaines riantes s’effaça de nouveau. Le fleuve limoneux précipitait sa course vers les montagnes proches ; la pirogue glissait entre des berges escarpées, secouée par instants dans les remous et comme tirée en dessous par des mains invisibles. Zane fut reprise d’inquiétude. Elle suivait des yeux, à la surface des flots troubles, le vol capricieux des papillons d’eau.

— Vois comme il y a des loules d’eau sur l’Ikioupe aujourd’hui. Ce n’est pas bon signe quand ils volent si tard.

— Pourquoi donc, petite superstitieuse ?

— Les grands loules, les méchants Esprits de la rivière, ne sont pas loin ; ce sont eux qui envoient les petits loules d’eau…

Elle eut un mouvement d’effroi : la barque, prise dans un remous, avait presque tourné sur elle-même, et le piroguier, à grand peine l’avait redressée.

— Oh ! J’ai peur, Raclaude. Il y a tant de loules ! Je suis sûre qu’ils nous suivent ; ils veulent nous faire chavirer…

Claude haussa les épaules.

— Je t’en prie, Zane, ne t’effraie pas de ces sottes histoires. Tes loules n’existent que dans l’imagination des vieilles femmes.

— Ne dis pas cela ! S’ils t’entendaient ! Ne dis pas qu’ils n’existent point ! Mon grand-père, le piroguier de Farantsahane, les a vus souvent.

— Comment sont-ils ?

— Gros comme le poing, avec des tentacules toutes rouges, ils s’attachent aux noyés, plongent leurs tentacules dans le nez, la bouche et les oreilles, pour tirer le sang… Quand tout le sang est sucé, ils laissent surnager les corps… Ces corps n’ont plus de sang du tout… Leur peau est gluante comme si on l’avait frottée avec de la graisse. On a beau être fort, on ne résiste pas au loule, les bœufs mêmes sont entraînés. Une année, au-dessous de Farantsahne, les loules ont noyé sept personnes, tandis que les caïmans n’en avaient enlevé que deux. Quand l’ombre de quelqu’un se reflète dans l’eau hors de la pirogue, cela suffit pour que les Êtres viennent le prendre…

— Mais en ce moment, je vois ton ombre sur l’eau, petite folle. Cela ne te fait pas peur ?

— Mon grand-père m’a donné autrefois un anneau de cuivre qui les écarte. Je l’ai mis ce matin.

Elle montra sa main ; à côté des lourdes bagues d’or ciselées par les Indiens, elle portait pour la première fois un gros cercle de cuivre, terne et sans ornements.

— Les loules n’aiment pas le cuivre ; ils s’abstiennent de toucher aux gens qui en ont sur eux…

Elle tendit sa main par-dessus le bordage de la pirogue vers les eaux peuplées de Choses épouvantables.

— Sans ma bague, ils nous auraient fait chavirer déjà. Souvent, pour errer à la surface des rivières, ils prennent la forme des petits papillons d’eau. Vois tous ceux-là autour de nous…

Ces mystérieuses bestioles intriguaient Claude depuis un instant. Les loules d’eau, insectes ailés, au corps de chenille terminé par une queue bifide, ne vivent qu’une matinée. Ils naissent, sous leur dernière métamorphose d’insectes complets, aux premières heures de l’aube et commencent aussitôt une étrange lutte pour l’existence et la reproduction. Ils sont condamnés à se noyer, dès que leur vol ne peut plus les soutenir, et le poids de leur corps de chenille les empêche de s’arracher du fleuve, où ils demeurent à demi plongés. Leur arrière-train est immergé comme une quille, tandis que leur avant-train, porté par les ailes, se dresse sur l’eau ; ils vont très vite, laissant derrière eux un minuscule sillage triangulaire. Les mâles sont noirs avec des ailes pareilles à celles d’oiseaux ; les femelles sont blondes, ont de fines petites ailes blanches de papillonnes. Les mâles volent sur l’eau, comme emportés par des voiles, d’un vol rectiligne très rapide, coupé brusquement de zigs-zags, en quête de femelles, qu’ils fécondent en passant. Quand ils sont las, ils replient l’une contre l’autre leurs ailes transparentes et se noient lentement dans les remous, semblables avec leur long corps noir et leur queue bifide, à de minuscules hirondelles. Les femelles, plus fragiles et plus abîmées, paraissent de pauvres loques informes. Entre six et huit heures du matin, à certaines époques, l’Ikioupe est couvert littéralement de ces éphémères ; le soleil meurtrier se lève, les petits cadavres deviennent de plus en plus nombreux ; à midi, tous sont morts, mais une nouvelle génération renaîtra le lendemain sur le fleuve, pour recommencer les mêmes jeux de l’amour et de la mort, et perpétuer l’espèce des papillons d’eau.

Claude contempla longuement ces êtres plus éphémères que les feuilles des arbres, comparées souvent aux générations des hommes par les poètes de sa race ; presque aussi périssables que les loules lui paraissaient les Malgaches fourmillant et peinant dans les rizières. Le fleuve charriait des milliers de cadavres d’insectes. Claude rêvait à la fatalité de leur court destin entre le lever du soleil et les rayons meurtriers de midi. Là-bas aussi, sur les collines, dans les tombeaux en pierres sèches, reposaient d’innombrables morts, entassés les uns sur les autres depuis l’origine des générations. Il s’apitoya sur la misère humaine, identique sous toutes les latitudes, sur le malheur d’être né, sur la vanité du labeur dans les champs de la Beauce ou dans les rizières de Bétsimitâtre. Emporté sur les eaux troubles, dans la molle langueur du matin tropical, il songea encore au cimetière d’Anzanahâr, où la terre sèche et dure momifie les cadavres, presque immortels.

Il tourna la tête, regarda en arrière vers Tananarive ; à l’horizon, comme à la source du fleuve, la ville lointaine surgissait dans la brume lilas, avec sa silhouette de décor et ses monuments tourellés. Alors il oublia la mélancolie des plaines où les bourjanes, pataugeant dans l’eau malsaine, coupent les tiges de riz, et retournent, à grands coups de bêche, les glèbes lourdes. Il fut repris par la joie de la Ville-Rouge, fleurie de daturas, où s’agitent silencieusement d’harmonieuses foules blanches, de la Ville de volupté, où les jeunes femmes imériniennes bercent les rêves, lassés ou fiévreux, des étrangers venus d’Europe. La chair de Razane, une fois encore, fut victorieuse, et le vazaha cessa de penser…

On arrivait à Faranstsahane. La pirogue accosta sur une grève de sable. Claude, tout de suite, voulut voir les chutes. Dans une large plaine d’alluvions, l’Ikioupe, divisé en un certain nombre de bras, serpente au milieu des broussailles et des lies de verdure. Puis la vaille se rétrécit, un seuil de gneiss la barre, haut d’une quarantaine de mètres. Le fleuve glisse mollement jusqu’au bord de la muraille rocheuse, tombe soudain d’un seul coup, en cataracte, puis rebondit sur d’énormes blocs ronds entassés au bas, gronde dans les couloirs de pierre, se précipite, monstrueux torrent, dans un lit profondément creusé. Claude ne pouvait détacher ses regards de la vallée verte égayée de manguiers touffus, barrée brusquement par l’énorme muraille rougeâtre, des eaux jaillissant par les échancrures de la barrière en cascades frangées d’écumes roussâtres, des rochers verdis d’algues ou noircis de boues. À côté de lui, au pied d’un arbre, Zane s’était assise ; elle s’ennuyait, à peu près insensible, comme tous les demi-civilisés, aux beautés de la nature. Le grondement sourd et éternel des cataractes lui causait même une impression désagréable. Elle se demandait avec curiosité pourquoi Claude, depuis un bon quart d’heure, contemplait sans parler toute cette eau qui faisait tant de bruit, mais elle respectait, en esclave indifférente, le silence du maître.

Quand il lui plut de partir, elle le suivit dans le ravin où l’Ikioupe roulait la houille blanche vers l’usine génératrice de la Compagnie Australe. Il y passa tout le reste de la journée, inspectant les travaux, vérifiant les comptes, utilisant en pensée la Force future.

Le lendemain matin, on se remit en route. Les deux filanzanes se suivaient sur l’étroit sentier. Celui de la jeune femme filait en tête, à vive allure. Elle s’était mise en frais de toilette pour sa famille, étalait ses bijoux d’or, le collier indien de Majunga, les bracelets en torsades, les broches en forme d’araignées, et, à presque tous les doigts, des bagues aux fleurs grossièrement ciselées, rehaussées de béryls et de topazes.

Claude, en kaki, se trouvait pauvre et laid à côté d’elle. Qu’allaient dire de lui les parents malgaches ? Il souriait à cette idée, et, dans le sillage de l’Imérénienne, en face du paysage maintenant familier des grandes collines arides et rouges parsemées de rochers ronds, il se sentait à l’aise, adapté au climat, adopté par les hommes, avec cette obscure joie de vivre qu’éprouve l’être sain et fort dans son milieu accoutumé. Une inquiétude lui vint du renoncement possible à la patrie lointaine de l’autre hémisphère, de l’accoutumance trop facile à cette vie nouvelle, aux côtés des femmes exotiques, complaisantes et douces. Il mesura par la pensée à quel stade de cette transformation en étaient ses compagnons ordinaires : Michel Berlier devenu presque complètement malgache, capable de regarder sans tristesse le grand tombeau qu’il s’était fait construire dans son propre jardin ; Jean Romain conquis lentement par le charme du décor et de la vie d’Iarive, par l’attirance mystérieuse des Imériniennes, et détaché de son existence d’autrefois ; Cosquant épanoui dans ses luxures, ne rêvant plus d’autre garnison que la Capoue malgache. Lui-même, le dernier venu, était déjà pris comme les autres, plus que certains, car il n’avait pas à l’égard de sa petite épouse la belle indifférence d’Armand Desroches pour la femme indigène.

— Regarde, Raclaude ! Voilà mon village !

Elle montrait, du bout de son ombrelle, sur la crête toute proche, une ligne de sombre verdure. Ils traversèrent, sur d’étroites digues, des rizières jaunissantes, longèrent des champs de cannes à sucre, puis montèrent par un sentier escarpé. La respiration haletante des bourjanes scandait leurs efforts ; la sueur ruisselait sur leurs faces. Sous le ciel implacablement bleu, la haute colline farouche se dressait dans sa morne et rouge aridité, hérissée de blocs de granit noirâtre, avec de loin en loin la tache verte d’un champ de patates ou de manioc. Enfin, au bout d’un dernier raidillon, apparurent des broussailles et quelques arbres. Les bourjanes montaient maintenant comme à l’assaut, oublieux de leurs fatigues, les yeux tendus vers le but. Derrière les arbres un fosse béait, profond de huit à dix mètres, large de cinq ou six. C’était l’ancienne défense d’Imérimandzak, littéralement le Lieu-où-régnent-les-Mérina, poste avancé contre les invasions ou les brigandages des Sakalaves, avant que règne la paix française.

Claude se retourna. Par delà des collines basses, une plaine de rizières vertes ou jaunes, divisées en rectangles inégaux par les digues de boue, apparaissait découpée comme un puzzle ; au milieu, l’Ikioupe roulait ses eaux limoneuses et fécondes. L’emplacement avait été bien choisi pour surveiller les cultures nourricières et protéger l’Imérina contre les razzias de pillards venus de l’ouest. Pour gagner la porte, on longea le fossé. Les bords taillés à pic dans la dure latérite, étaient inaccessibles ; à peine çà et là quelques éboulements, dus à l’érosion et jadis facilement réparables, auraient pu donner passage à des hommes agiles. Au fond du fossé, fécondé par les détritus du village, une végétation exubérante : figuiers sauvages au large feuillage sombre, arbustes à grappes de fleurs orangées, tsiafakoumbis hérissés d’épines, quelques caféiers à demi étouffés par les autres plantes, ou des cannes à sucre. Mais la cime des halampounes au tronc droit ou des figuiers vénérables arrondis en dômes, arrivait à peine au ras du sol, et le fossé de défense creusé par les aïeux demeurait toujours infranchissable. Saldagne s’émerveillait : les Malgaches, avec des moyens tout primitifs, de simples bêches longues en forme de spatules, avaient pu exécuter de semblables travaux de protection, aussi efficaces que ceux de nos châteaux du Moyen-Age.

On atteignit l’entrée : le fossé s’interrompait par un mur de terre d’un mètre de large, donnant accès à une porte barbare. Deux dalles de granit, hautes de quatre a cinq mètres, légèrement inclinées l’une vers l’autre, laissaient entre elles le passage d’un homme. Un couloir étroit, avec de larges dalles plantées de distance à distance et reliées par des murs en pierres sèches, s’ouvrait à l’intérieur. Entre la porte et Le couloir, un énorme disque de gneiss, de plus de deux mètres de diamètre, était appuyé encore contre le rempart démantelé. On le roulait jadis, à force de bras et de leviers, pour fermer l’ouverture, au coucher du soleil, quand les bœufs et les hommes étaient rentrés des rizières. Claude, descendu de filanzane, contemplait ces ruines cyclopéennes et le disque de pierre, tout gris de vétusté, étoilé de lichens jaunâtres, qu’aucune force humaine ne roulerait plus jamais à sa place accoutumée ; il se dressait, tragiquement inutile, près d’une porte où personne ne passait, car le sentier actuel contournait l’antique défense. Mais l’Européen, en face de cette fruste architecture, pensait aux générations disparues ; il se sentait transporté, loin de toute civilisation, dans les âges barbares, pourtant si proches de nous, où dix hommes ne suffisaient pas à fermer une porte de village. Il évoquait les Imériniens bronzés, au buste nu, avec d’étranges chevelures tressées où brillaient des coquillages blancs et des amulettes ornées de perles, les guerriers armés de sagaies et de boucliers ronds en peau de bœuf.

Soudain un vieillard et un enfant, minables, enveloppés dans des lambas crasseux, surgirent, et, dès qu’ils virent les étrangers, se sauvèrent pour porter la nouvelle. Zane leur avait crié quelques mots d’une voix gutturale ; ils avaient répondu par des exclamations bizarrement modulées. Cet échange de pensées, dans une langue pour lui mystérieuse, entre sa petite épouse et les êtres sauvages qu’il venait d’apercevoir, lui fit une impression singulière : il se sentit comme rapproché des farouches habitants de ce coin perdu de la Terre australe. Razane l’unissait à eux. Une joie de vivre, calme et grave, toute malgache, le pénétra ; elle émanait des pierres grises polies par les mains des vivants d’autrefois, du fossé plein d’arbres et de fleurs, d’où jaillissaient les bananiers gonflés de sève, surtout de la chair de l’Imérinienne exaltée par le milieu natal et qui souriait à son côté.

Il voulut passer entre les deux piliers de la porte, toucher le disque vénérable, puis il s’engagea dans le couloir de pierre. À la sortie, il eut une surprise de se trouver dans le village, en face de cases en terre rouge, de pauvres cases tristes et laides. Une trentaine de Malgaches, debout ou accroupis, semblaient les attendre. C’étaient les parents ou alliés de Razane, ses propres parents par son mariage avec l’Imérinienne. Elle alla vers eux très naturellement, et il la suivit. Il y eut des salutations sans fin, auxquelles la ramatou répondit. Quelques-uns regardaient l’Européen, souriaient en disant :

— Bonjour, mésié !

Claude, au hasard, serrait leurs mains. Nul n’embrassait Zane. Ils se contentaient de vives démonstrations en paroles. Seule une vieille femme caressait ses épaules et ses bras avec un air d’extase, et des petits s’accrochaient à son lamba, levaient vers elle de grands yeux admiratifs. Elle souriait à tous, parlait avec volubilité, trouvait un mot pour chacun. Puis elle donna des explications pour Claude.

— Ceux-ci, dit-elle en caressant les têtes ébouriffées des enfants, ce sont mes petits cousins, les fils et les filles d’une sœur de ma mère.

Elle montra une femme d’une quarantaine d’années, à la figure ronde et plate, toute ridée, de teint assez clair, vêtue d’une tunique noire et drapée dans un lamba blanc très propre.

— Voici ma tante. C’est dans sa maison que nous irons. Et voici son mari.

L’homme répéta :

— Bonjour, mésié.

Claude, derechef, serra la main de son nouvel oncle.

Un vieillard à petite barbiche blanche, d’une maigreur impressionnante sous un mince lamba de cotonnade, saluait avec persistance, faisant force gestes, ôtant et remettant son large chapeau de paille.

— Celui-là, le brèche-dents, c’est mon grand-père. Il a vu, quand il était tout petit, le roi Radame, et on dit qu’il a près de cent ans. C’est ton grand-père aussi, Raclaude ! ajouta-t-elle en éclatant de rire.

Claude voulut serrer la main du vieux, mais celui-ci se dérobait, comme indigne d’un tel honneur, et s’inclinait profondément devant l’étranger, les mains étendues vers la terre dans une attitude servile.

— C’est lui qui a été piroguier sur l’Ikioupe ?

— Oui. Et la très vieille, là-bas, assise contre la case, c’est ma grand’mère.

Elle était accroupie au soleil, toute recroquevillée, frileusement enveloppée dans des haillons bruns, jadis blancs ; on ne voyait d’elle que sa tête fripée par le temps. Depuis longtemps elle ne tressait plus en fines nattes ses cheveux d’un gris sale, à demi dénoués autour de sa tête branlante. Elle regardait fixement l’Européen, indifférente en apparence à la venue de sa petite fille. Et c’était toute la protestation d’une race foulée qui éclatait dans son regard mauvais et dur, tandis que les autres, flattant le vazâha, éteignaient les rancunes dans des sourires.

Claude, gêné par la fixité de la vieille, malgré lui la regardait aussi. Mais Zane prit sa main, et ils allèrent, tels deux mariés de village, vers la case de l’oncle et de la tante. Bêches, battées et corbeilles encombraient l’entrée, et dans un coin une couple de pagaies disparaissait presque sous les toiles d’araignée et la poussière.

— Ce sont les pagaies du grand-père, dit Zane en les montrant. Jamais il n’a consenti à ce qu’on en fasse des manches de bêche.

— Et sa pirogue, qu’est-elle devenue ?

— Elle n’existe plus depuis longtemps. Elle était toute pourrie, on en arrachait les morceaux comme la peau d’une mangue trop mûre. Il y a des années déjà qu’on l’a brûlée.

Les enfants et le vieux, sur le pas de la porte, continuaient à regarder le vazâha.

— Demande à ton grand-père, Zane, s’il regrette le temps passé, quand il pagayait sur l’Ikioupe dans sa pirogue toute neuve.

Elle échangea quelques mots avec le vieillard.

— Il dit qu’il ne se souvient plus du temps où sa pirogue était neuve… Il dit que ce qui est passé est passé…

— Mais aimait-il son métier ?

— Il dit que le travail était dur par les grandes eaux, et que pendant la saison sèche on souffrait du froid sur la rivière.

— Va-t-il quelquefois sur l’Ikioupe pour voir les jeunes piroguiers ?

— À quoi bon ? Il ne pourrait plus pagayer. Il dit qu’il se sent mou comme une feuille de saonje cuite, et que l’Œil-du-Jour l’éblouit, quand il brille sur la rivière…

Ils entrèrent dans la chambre du nord, la plus somptueuse de la case. Tapissée en papier gris à fleurs rouges, grand luxe chez les Malgaches, elle avait un vrai plancher et un plafond peint en rose. À l’est, à la place rituelle, un vieux lit en bois patiné par le temps, seul meuble curieux de la pièce ; des images sculptées en relief en ornaient le bateau : soldats avec uniforme français de la première République, tirant, ou croisant la baïonnette ; au milieu, assise sur une sorte d’estrade, une femme à coiffure volumineuse tenant un parasol, sans doute la reine, recevait des mains d’une autre femme un rouleau de papier ; deux zébus, têtes baissées, luttaient à coups de cornes, trois pintades passaient, un personnage, assis sur un escabeau, trayait une vache.

— Est-ce le lit de ton oncle et de ta tante ?

— Oh ! non. Leur lit est en haut. Eux seuls peuvent y dormir, et, d’après les coutumes des ancêtres, il ne nous est pas permis d’y coucher.

— Alors d’où vient celui-là ?

— On l’a acheté autrefois d’une famille noble de ce village, qui s’en est allée à Tananarive.

— Sais-tu s’il est ancien ?

— Oui, très ancien. Les ancêtres faisaient seuls des lits comme celui-là.

Sur une table, luxe nouveau chez les Malgaches, le couvert était mis à l’européenne ; deux chaises massives en palissandre, semblables à nos vieilles chaises de ferme, attendaient les convives.

Aux murs s’étalaient toutes sortes d’images disparates, primes trouvées dans les bottes de petit beurre ou dans les paquets de chocolat, gravures de l’Illustration, vieilles photographies jaunies ; le portrait en couleurs du général Galliéni témoignait du loyalisme des habitants de la case. Une des parois semblait réservée aux sujets sacrés, petites images de piété et découpures, une Vierge de Raphaël, prime de quelque journal illustré, voisinait avec de grossières représentations du Sacré-Cœur ou de l’enfant Jésus de Prague. Une chromo aux couleurs criardes avait les honneurs de l’encadrement : un moribond, les traits convulsés, gisait sur son lit ; en vain sa femme, à genoux, cherchait à le protéger avec un rosaire ; il regardait, horrifié, l’enfer accourant pour le saisir. Dans le lointain, Lucifer, sur un trône rouge, lui faisait signe ; un diable au nez crochu, aux ailes de chauve-souris, le tirait par un bras, un monstre s’accrochait à ses pieds, un serpent rampait vers sa poitrine. Dans un coin du ciel bleu, un ange blanc s’éloignait avec tristesse, en se cachant la figure de ses mains. Tout le côté Enfer se détachait sur un brasier ardent, et des flammes jaunes, ça et là, serpentaient vers le lit, au-dessus duquel se dressait le spectre de la Camarde, armée de sa faux. La hideuse image était expliquée en huit langues par cette légende : « La mort du pécheur ».

Ce cléricalisme d’exportation scandalisa Claude. Ses yeux allaient du bois du lit naïvement sculpté à l’horrible enluminure, et il ne pouvait s’empêcher de faire une comparaison entre le triste produit de la civilisation européenne et l’humble manifestation de l’art indigène.

— Tu regardes l’image du Monpère, Raclaude ?

— Je la trouve laide. Et toi ?

— Elle a de belles couleurs.

— Tu sais ce qu’elle représente ?

— C’est le Grand-Feu.

— Tu en as peur, du Grand-Feu ?

— Pourquoi en aurais-je peur ? C’est une histoire que les Monpères racontent pour effrayer les petits enfants. Et puis, est-ce que j’observe, moi, les coutumes des Monpères ?

— Quelles coutumes observes-tu, Razane ?

— Quelquefois, le dimanche, celles des Anglais.

— Mais les autres jours ?

— Les autres jours, il n’y a pas de religion.

— Qu’est-ce donc que la religion, dis-moi, Zane ?

— C’est la musique et les chants dans le temple le matin, et encore l’après-midi à trois heures, et aussi les discours des Anglais aux cheveux jaunes, quand la musique est finie. Et puis ce sont les histoires contenues dans le petit livre noir qui vous sert de talisman à vous autres.

— Tu n’y crois guère, toi, à toutes ces histoires ?

— Je ne sais pas, dit ingénûment l’Imérinienne.

De fait pouvait-elle savoir ? Des rites enseignés par les Missionnaires, elle ne prenait que la partie extérieure, le culte dans ses manifestations publiques, la musique, les chants et les sermons pompeux. Sa vraie piété allait toute aux coutumes des Ancêtres, aux vieilles croyances léguées par les générations mortes ; celles-là faisaient partie du patrimoine héréditaire, elles ne s’appelaient pas une religion, mais, formes ordinaires de la vie individuelle ou sociale, elles symbolisaient l’âme même de la Race.

Le déjeuner fut gai. Zane racontait en riant les histoires de son village. Claude la sentait en confiance, plus proche de lui qu’il ne l’avait jamais eue. Lui-même, très à l’aise, retrouvait sur la table les objets familiers apportés de Tananarive pour la circonstance, mangeait la cuisine préparée par son cuisinier, servie par son boy, en face de sa petite épouse. Mais à la fenêtre des têtes curieuses se pressaient : une partie du village, oublieuse de l’heure, suivait les faits et gestes de l’étranger. On le regardait manger, respectueusement, sans rires ni plaisanteries déplacées. Au premier rang, Saldagne reconnut quelques membres de la famille, cousins et cousines, neveux et nièces. Quelquefois l’oncle ou la tante paraissaient sur le pas de la porte, faisaient un signe pour demander si rien ne manquait, puis, après quelques minutes de muette contemplation, s’en retournaient. Au dessert, on déboucha une bouteille de champagne et on les fit appeler. Claude voulait boire à leur santé et les remercier de leur accueil. Zane, émue par l’ambiance familiale et aussi par le champagne, fut très câline et très tendre. Claude ne sut pas lui refuser de passer toute la journée à Imérimandzak. Après la sieste, ils sortirent pour visiter le village. L’Imérimandzak d’aujourd’hui occupe à peine la dixième partie de l’ancienne enceinte, la brousse a envahi le reste. À l’ombre des grands figuiers couronnant le rempart, s’abritent quelques pauvres cases en argile rouge, toutes orientées vers l’ouest, de minuscules étables pour les cochons, avec de larges aires en terre battue, où sur des nattes jaunes sèche le riz qu’on vient de battre.

— Puisque tu aimes les vieilles choses, dit Zane, je vais te faire voir le Rouve.

Ils traversèrent le groupe des cases, et, tout de suite, sur un terre-plein dominant de trois ou quatre mètres le reste du village, apparut l’enceinte quadrangulaire, réservée aux nobles Andrianes, tandis que les esclaves et les hommes libres bâtissaient leurs maisons dans l’espace intermédiaire, près du fossé circulaire. Le mur de soutènement et de défense s’était écroulé presque partout. Là où il subsistait, le temps y avait ouvert de larges brèches, envahies par la brousse. De grands figuiers centenaires, aux racines enchevêtrées, des lilas de Perse, des pêchers chargés de fruits, des ronces, des lianes de toute sortes, d’énormes touffes d’œillets d’Inde, faisaient au vieux Rouve une sauvage couronne de verdure et lui donnaient une beauté que sans doute il n’eut jamais aux âges héroïques de son histoire. Entre les branches des arbres on devinait des tombeaux de pierre surmontés de petites cabanes en bois, toute une résurrection du passé des Andrianes.

Claude escalada une des brèches en s’accrochant aux racines d’un figuier sauvage, et s’avança jusqu’au milieu de l’espace rectangulaire. Sauf une laide maison neuve en briques crues, ce lieu gardait presque l’aspect d’autrefois, massive forteresse des conquérants dominant le village des vaincus, sujets ou esclaves. Ceux-ci construisaient en terre rouge, tandis que les cases des nobles étaient en bois ; les lois religieuses défendaient d’élever dans le Rouve des murs de boue, et la force de cette tradition était telle qu’elle fut violée pour la première fois après l’arrivée des Français.

Au milieu, l’ancienne place des Assemblées, légèrement en contre-bas, conservée intacte, était limitée par un mur en pierres sèches régulièrement alignées et soutenues de distance en distance par des dalles verticales. De larges pierres, au niveau du sol environnant, recouvraient le tout ; la bordure de cette place formait ainsi une sorte de banquette ou pouvait s’asseoir un nombreux public. Au centre de l’espace vide, cinq pierres levées, de grandeurs et de formes diverses, s’alignaient à petite distance les unes des autres.

Le long de la face ouest du Rouve, en une étrange allée funéraire, se dressaient des tombes surmontées de petites cabanes. Seules, la famille royale et les deux premières castes nobles avaient le privilège d’élever ainsi sur leurs tombeaux une case pour leurs morts, réduction et symbole de celle habitée jadis par les vivants. Elle s’appelait, lorsqu’elle était destinée à un roi, Maison-Sacrée, et pour les Andrianes Maison-Froide. Razane expliqua qu’Imérimandzak avait été peuplé jadis par des nobles de la deuxième caste, beaucoup quittèrent le pays, ou bien leurs familles s’éteignirent sans postérité. Même la plupart des noms tombaient dans l’oubli, et de ces nobles, rien ne restait que ces sépulcres à demi effondrés, avec leurs Maisons-Froides disjointes et vermoulues, et les morts délaissés, pour qui aucuns descendants n’accomplissaient plus les rites.

Un malgache de teint clair, à figure ronde et pommettes saillantes, les yeux un peu bridés, comme ceux d’un Japonais, debout au pied d’un des tombeaux, regardait Claude.

— Tu connais celui-là ?

— C’est Raoubène.

— Et qu’est-ce que Raoubène ?

— Un Andriane. Il habite dans le Rouve la grande maison neuve en briques. Ses ancêtres sont dans l’un des tombeaux que tu vois.

— Il connaît sans doute leur histoire. Crois-tu qu’il répondrait à mes questions ?

— Je ne sais pas.

Ils s’approchèrent de l’Andriane silencieux, drapé dans son lamba blanc. Sans bouger, ni quitter son attitude digne et réservée, il dit à l’Européen, en français.

— Bonjour, monsieur.

Claude remarqua que Razane le saluait avec la formule réservée aux nobles et qu’il lui répondait avec une nuance très nette de condescendance. Raoubène, interrogé sur l’allée funéraire, donna des détails. Les tombeaux étaient abandonnés, sauf deux. Le plus ancien datait de 170 ans environ ; il était revêtu d’un mur de pierres sèches et de dalles plates alternées ; la Maison-Froide, en bois, mesurait trois mètres au pignon et aurait rappelé les cases anciennes, si elle n’eût été recouverte en tuiles. Ces tuiles très frustes, il est vrai, suffisamment envahies de moisissures et de mousses, ne gâtaient pas l’ensemble. Dans ce tombeau reposaient les ancêtres de l’homme que Claude avait sous les yeux.

Sa famille, de race royale, descendait de Ranguîta-la-Crêpue, reine légendaire de l’aube des temps malgaches, dont le cadavre, enfermé entre deux pirogues, fut immergé dans un lac. Raoubène savait les générations qui dormaient sous la Maison-Froide. Celui par qui fut bâti le tombeau était son trisaïeul, le Seigneur-Mâle-de-l’Or : il vécut au milieu du XVIIIe siècle, et fonda, il y a cinq générations d’hommes, le village d’Imérinandzak. Son fils fut enterré là aussi, le Seigneur-de-la-Colline-Rouge, contemporain d’Andrianampouinimerne. Pendant que celui-là était chef d’Imérimandzak, le conquérant venu de Tananarive soumit sa terre. Puis le Seigneur-de-la-Colline-Rouge reçut l’ordre de partir en expédition dans le Sud ; il guerroya quelques années en pays Betsiléo, fit connaître la puissance de son suzerain à Ambouhipounane et même, dit-on, jusqu’à Amboustre. Cependant son frère, le Seigneur-qui-n’a-pas-son-égal-parmi-les-Seigneurs-du-pays-d’en-haut, vivait, plein de gloire, à Imérimandzak. Tous deux reposent aujourd’hui sur le lit d’honneur du cinquième tombeau, dans l’allée funéraire de leur ville. Le Seigneur-de-la-Colline-Rouge mourut à l’époque du Roi Radame 1er, vers 1820. Son fils, le Seigneur-au-grand-héritage, n’a laissé que le souvenir de son nom. Il fut père du Petit-fils-de-l’or, encore vivant aujourd’hui et père lui-même de la cinquième génération à partir du fondateur. Raoubène était neveu de celui-ci.

Il conta l’origine des cinq pierres commémoratives alignées au centre du Rouve. Celle du milieu, sorte de stèle rectangulaire d’un mètre de haut, avait été consacrée par le Seigneur-male-de-l’Or, le premier ancêtre, en mémoire de la fondation du village. À droite de celle-ci, une autre, de même hauteur et de forme conique, fut érigée par le Seigneur-qui-triomphe-de-mille, chef d’une autre famille, après qu’il eut réglé une dispute entre ses enfants à propos d’héritage. La pierre de gauche, presque enfoncée dans le sol, fut mise là par le conquérant Andrianampouinimerne, quand il eut pris le village. La quatrième fut érigée par le Seigneur-de-la-Colline-Rouge, lorsqu’il remplaça son père comme chef. La cinquième enfin commémore un jugement rendu, à propos d’une contestation de rizières, par le Seigneur-au-grand-héritage.

Haoubène ne se lassait pas de raconter, et l’orgueil des ancêtres brillait dans ses yeux. Claude regardait avec curiosité le descendant des Seigneurs aux grands noms, drapé dans sa toge blanche, et disant la geste de ses pères.

— Ainsi tes ancêtres ont été les maîtres d’Imérimandzak ?

— Oui.

— Et toi, aujourd’hui, qu’est-ce que tu fais ?

— Je fais le commerce chez les Betsiléos. Tous les ans je pars, à l’époque où les mangues achèvent de mûrir ; je vais jusqu’à Amboustre quelquefois jusqu’à Fianarantsou ; et je reviens quand approche la saison des pluies. Je me suis bâti une case neuve près du tombeau des anciens.

Claude admirait la merveilleuse faculté d’adaptation des Malgaches, et ce fils des nobles d’autrefois, devenu marchand, affublé par les missionnaires du nom un peu ridicule de Robin (Raoubène) ; il le voyait suivi de deux ou trois bourjanes, trimballant sa pacotille chez les peuples conquis par son bisaïeul.

Il reporta ses regards sur Razane. De caste différente, elle appartenait bien à la même race, habile, insinuante. En cette minute il regretta qu’elle ne fût pas une Andriane et n’eût pas ses aïeux couchés dans un des tombeaux de l’Allée funéraire ; mais tout de suite il se jugea ridicule, lui Français, fils de la Révolution. Pourtant on ne pouvait dénier aux femmes Andrianes la finesse des traits et des formes, la noblesse des gestes, la fierté des sentiments. Il se souvint de la Ralinoure de Berlier, qui était de caste noble. Sa peau, un peu plus claire que celle de Razane, avait de chauds reflets de cuivre, mais aussi des stigmates de dégénérescence gâtaient ses traits : lobes des oreilles collés à la joue, lèvre inférieure molle, presque tombante. À choisir, il eût encore préféré une des dernières de Cosquant, une fille d’esclave, qu’il avait fallu débarbouiller et vêtir, une gardeuse de dindons, au corps sans défaut. Mais combien il plaçait Razane au-dessus de toutes deux ! Comme ses ancêtres, ni esclaves, ni nobles, avaient fait d’elle un exemplaire harmonieux, parfait, de la race Imérinienne ! Ces différences dans l’aspect physique n’avaient-elles pas leur répercussion dans la mentalité malgache ? Certes une petite fille comme Zane était compliquée. Il se rappelait qu’en abordant à Diègo, il avait trouvé tous les Indigènes semblables ; maintenant il commençait à distinguer entre eux, mais dans leur pensée il ne voyait pas encore très clair.

— Zane, où est le tombeau de tes ancêtres ?

— Là-bas, à l’Est.

— Les Andrianes seuls peuvent enterrer leurs morts dans l’enceinte du Rouve, souligna Raoubène.

Et il jeta un coup d’œil dédaigneux sur la Houve, descendante de ses vassaux, qu’un Européen avait choisie pour femme. Claude sentit ce mépris, mais Razane, comme un oiseau qui bat des ailes, ouvrit les plis de son lamba de soie pour en refaire l’harmonie, un instant elle laissa voir la ligne souple de son corps ; de ses yeux puérils et rieurs elle fit signe à son amant, qui la suivit.

Ils allèrent vers les sépultures des ancêtres obscurs et immémoriaux de ceux qui bâtirent les cases en boue au pied du Rouve glorieux, ou peinèrent dans les rizières pour apporter aux Andrianes la dîme de leur riz. Le tombeau, à l’Est du village, hors des fossés, dans la stérilité mélancolique du paysage imérinien, était sans ornements, sans Maison-froide. Un mur en pierres sèches formait les côtés ; une grande stèle de gneiss marquait la place où dans la chambre sépulcrale gisaient les morts les plus vénérés. Une large dalle brute, jetée sur un tas de terre fraîchement remuée, fermait à l’Ouest le couloir d’accès. Sur le tombeau séchaient des gerbes de riz : un gamin veillait, une gaule à la main, pour en écarter les poules.

D’autres monuments pareils s’alignaient sur la triste colline rouge, dressant dans le ciel, en un geste de commémoration, leurs pierres levées, rongées par la lèpre des lichens. Tandis que Claude s’émouvait, aucune pensée mélancolique n’assombrissait le visage de Zane : debout, toute gracieuse, en une pose un peu abandonnée, elle ne songeait même pas aux êtres de son sang couchés sur les dalles froides de la Maison-des-morts. Car ils n’ont plus rien à voir avec la douce vie, et, quand on apporte un nouveau venu pour le réunir aux Anciens dans la Case-de-pierre, le Maître-du-deuil, debout sur le tombeau, parle en ces termes :

— Maintenant, toi qui es mort, reste avec les morts, et laisse-nous, vivants, vivre avec les vivants. Ta maison est ici désormais, n’erre pas çà et là, ne viens pas nous tourmenter ni nous rendre malades ! »

Les morts dociles obéissent, et les vivants ne se préoccupent plus d’eux, sauf aux jours de commémoration.

Dans les yeux de Zane, Claude admirait la joie de vivre, sereine et égale, il enviait l’inconsciente philosophie des Malgaches, peuple heureux qui aime, souffre et travaille au milieu de ses morts. La sépulture est à quelques mètres de la case, souvent dans la cour, jamais on ne la relègue au loin, comme font les peuples d’Europe. Les défunts ainsi restent mêlés à leur existence d’autrefois. En ce jour les ancêtres de Razane pouvaient se réjouir de voir leur petite fille mariée a un étranger blanc, riche et généreux. Claude les évoquait, non point les pauvres débris ratatinés enveloppés dans les suaires rouges, mais les vivants de jadis, les contemporains des morts illustres qui dormaient dans le Rouve sous les Maisons-froides. Les uns avaient été esclaves ou hommes libres, les autres seigneurs. L’Européen songeait à ses propres ancêtres, serfs de la glèbe en quelque Seigneurie inconnue, et dont il ne connaissait pas les tombeaux. Intellectuellement, moralement, ils étaient aussi éloignés de lui que les esclaves ou les houves d’Imérimandzak. Une pitié fraternelle, très douce, le rapprocha des morts Imériniens et de sa petite épouse, leur descendante. Elle souriait, sans essayer de comprendre les pensées de l’étranger subtil. Le gamin malgache, monté sur le tombeau, frappait de grands coups de gaule pour chasser une poule et ses poussins. Les amants s’en allèrent, le long du fossé verdoyant, exaltés par l’esprit des morts.

À la maison, ils trouvèrent un garçon d’une vingtaine d’années. Razane n’eut pas l’air surprise de le voir.

— Je connais cette figure là, dit Claude. Où donc l’ai-je vue ?

— Chez nous. Il vient souvent. C’est mon frère

— Il n’habite donc pas Tananarive ?

— Si. Mais il s’engage après-demain aux Tirailleurs malgaches. Il est venu dans notre village pour…

Elle hésitait. Lui, pris de curiosité, insista.

— Pourquoi faire ?

— C’est difficile à expliquer. Tu te moqueras de nous. Il y a près d’ici un tombeau très vénéré ; on y fait des cérémonies et on obtient ce qu’on désire. Mes parents viendront aussi ce soir. Demain ils iront tous la-bas. Ensuite il n’arrivera rien de mal à mon frère.

— Je voudrais bien assister à cette cérémonie, Zane… Crois-tu que la présence d’un Français gênerait les tiens ?

— Je ne sais pas.

La famille, interrogée, se concerta. Après de vifs colloques, Razane dit à Claude qu’il était invité au sacrifice du lendemain. Il dormit, cette nuit-là, sous le même toit que ses parents malgaches.

On partit à l’heure où l’Œil-du-jour regarde par-dessus la montagne. C’était un lumineux matin d’Imérina, sans brume, transparent comme un midi. Toute la famille se trouvait rassemblée, paysans d’Imérimandzak, citadins d’Iarive, parents pauvres partis jadis pour chercher fortune dans des villages neufs, les hommes munis des amulettes sacrées, les femmes avec un petit cercle de terre blanche marqué au-dessus des yeux. Razane ne s’était point soustraite à la coutume : son front portait la marque rituelle, et ses beaux pieds nus foulaient la terre dure.

Tous se hâtaient, silencieux, en file indienne, par l’étroit sentier perdu au milieu des hautes touffes d’herbes. L’Imérinienne, qui marchait devant Claude, se retourna pour lui montrer du doigt un promontoire ou se dressait une sorte de tombeau. C’était là. On y fut bientôt. Le plus vieil ancêtre des gens du pays était enterré à cette place, et sa sollicitude continuait de s’étendre sur les générations sorties de lui. Il s’appelait Andriantsimandâfik, vivait, au dire des Anciens, bien avant les temps crépusculaires de la reine Rafouï-la-Courtaude, dont le cadavre repose dans une pirogue au fond d’un lac sacré.

Le culte d’Andriantsimandâfik, avait grandi d’âge en âge : le divin aïeul donnait des enfants aux femmes stériles, des bœufs et du riz aux gens nécessiteux ; il protégeait contre les maléfices ceux qui venaient le prier ; quiconque violait ses interdictions rituelles mourait le cou tordu, ou demeurait paralysé, ou devenait lépreux. Son tombeau, bordé d’un petit mur en pierres sèches, et plus haut que les sépultures ordinaires, couvrait autant d’espace qu’une grande case. On y accédait par des dalles superposées. La partie supérieure constituait le sanctuaire ; un large disque de pierre, entouré d’autres blocs plus petits, marquait, au coin Nord-Est, le lieu sacré où résidait de préférence l’esprit de l’ancêtre. En bas du tombeau, dans la direction des origines obscures de la race, un mur en éclats de gneiss délimitait une enceinte rectangulaire, le temple au-dessous du sanctuaire, temple sans toit, sans ornements, sans images, comme un maraï tahitien. De ce haut lieu la vue embrassait un vaste paysage de montagnes rocailleuses et de collines rosées ; des villages, perdus dans la verdure des figuiers sauvages, couronnaient les sommets abrupts ; des hameaux s’entouraient de fossés ronds, sur la pente des coteaux ; dans les fonds luisaient, en taches d’un vert clair, les jeunes rizières ; çà et là des bosquets de manguiers sombres recélaient, au milieu du paysage de lumière, le mystère des bois sacrés ; à l’horizon lointain, dans l’éclat du soleil levant, surgissait la montagne de Tananarive, étincelante de maisons.

Claude se sentait transporté en pleine barbarie ; la vision d’Iarive-la-joyeuse contrastait avec l’immortelle et sauvage mélancolie du Haut-lieu. L’attente d’une cérémonie païenne, dans ce merveilleux décor, exaltait son imagination. Il regardait Razane, pieds nus, avec la tache de terre blanche au front, il s’étonnait presque de n’avoir pas lui-même quitté ses chaussures et de n’être pas un malgache comme les autres. Toute la scène lui apparaissait fantastique et irréelle, avec, au premier plan, l’antique sépulcre aux pierres encore luisantes de la graisse des moutons, et la toile de fond de la Ville-des-mille, s’offrant aux baisers du soleil Dans un tel décor, s’il eût été du sang d’Andrinntsimandafik, il se fût senti possédé par l’Esprit de la race, et prêt aux enthousiasmes divins.

Le père de Zane, Maître-du-sacrifice, le pria de monter, avec quelques vieillards, sur la plateforme du tombeau, tandis que les femmes et les jeunes hommes se rangeaient dans l’enceinte du bas. Les vieux avaient apporta des branches touffues de l’arbre hasina et des épis de riz mûr qu’ils déposèrent sur la pierre sacrée. Ensuite le Maître-du-Sacrifice fit une prière muette : il élevait les deux mains réunies en forme de coupe, la paume en l’air, puis les ramenait vers la pierre sainte, en un geste d’oblation.

Les danses rituelles commencèrent. Deux hommes préludèrent, face à la pierre d’offrande, par des mouvements des pieds et des mains ; ils avançaient et reculaient, avec des inclinaisons et des voltes, tournaient sur un seul pied, le bras étendu, les doigts agités de frémissements rythmiques. Une musique étrange les accompagnait, le bruit sourd d’un ampoungue, tambour étroit et long, se mêlait bizarrement aux sons aigres de deux flûtes malgaches, et les femmes scandaient la mesure, en battant des mains et répétant indéfiniment d’un ton nasillard et sur un rythme ternaire la même exclamation.

— E, é, héé !… é, é, héé, é, é, héé.

— Les mains des danseurs se tordaient, se recroquevillaient, se levant et s’abaissant au bout des bras étendus et rigides. Les pieds battaient le sol à coups précipités, ou s’immobilisaient en d’étranges crispations, les doigts remuant comme des tronçons de serpents coupés, Tantôt le corps demeurait fixe, tantôt il tournait lentement, ou s’agitait en longues ondulations hiératiques. Des gestes, soudain, interrompaient l’ardeur violente de la danse, et ramenaient l’esprit à la prière : mains étendues vers la pierre sacrée et renversées en l’air, ou salut de la tête, les paumes pressant les tempes.

La mélopée des femmes scandait les reprises :

— E, é, héé !… é, é, héé… é, é, héé !…

Un des danseurs s’arrêta : appuyé d’une main sur les pierres du mur sacré, le corps, et la tête penchés en avant dans l’attitude de l’adoration, l’autre main s’agitant doucement comme pour pousser vers l’ancêtre les pensées ferventes de ses descendants réunis, l’homme semblait s’abîmer en une prière extatique. Puis il recommença de danser, les yeux mi-clos, et il accompagnait sa danse d’un sifflement saccadé, comme s’il haletait d’enthousiasme. Alors le Maître-du-Sacrifice et sa femme, l’un après l’autre, montèrent sur la plate-forme avec du manioc et du miel, ils écrasaient les racines blanches sur la pierre sacrée, et levant les vases de terre, versaient de haut le miel. Et le cri des femmes, en bas, s’exaspérait, comme pour appeler l’Ancêtre et le réveiller de son sommeil :

— E, é, héé !… é, é, héé !… é, é, héé !…

Un des jeunes hommes vint auprès du mur ; ses cheveux plats étaient longs comme ceux des danseurs de profession, et il les rejetait, continuellement en arrière, d’un geste de la tête. Il dansa, de plus en plus rapide, tournant sur lui-même comme un Derviche. Sur la pierre ruisselante de miel, le Maître-dit-Sacrifice recueillit un peu de liquide, en aspergea le danseur. Celui-ci touchait alternativement d’une main, puis de l’autre, les pierres du tombeau, prolongeait l’attouchement par une crispation des doigts, comme pour faire passer en lui l’énergie divine, ou bien prenait, en tournant, un point d’appui sur le mur de pierre. D’autres hommes et aussi des femmes se mêlèrent à la danse. Les uns, au bout de peu de temps, s’abîmaient en une prière fervente, les yeux fermés, émettant seulement une sorte de halètement saccadé. Et, dominant l’ampoungue, le chant des femmes et les battements de leurs mains, tantôt précipités, tantôt ralentis, suivaient le rythme inégal des mouvements de la danse :

— E, é, héé !… é, é, héé !…

Le plus jeune, en extase, le visage douloureux, tournait maintenant comme une toupie, avec des gestes violents, de plus en plus rapides ; près de tomber, il s’accrochait aux pierres, s’y suspendait presque, avant de recommencer sa danse éperdue ; il entra bientôt en transe, se mit à exhaler des hoquets et des sifflements entrecoupés de prières :

— Voici… Voici… Nous t’apportons… Voici ! Voici ! Voici ! Nous t’apportons les offrandes ! Voici ! Voici ! Voici les rameaux des arbres sacrés, les épis des rizières, les racines arrachées de la terre !… Voici les fruits ! Voici le miel ! N’aie pas peur ! N’aie pas peur ! Le vazaha qui est ici, est pour nous comme un père et une mère !… Voici ! Voici !… Il vient de Tananarive avec ta petite fille, et aujourd’hui il te fait visite !… Voici ! Voici ! N’aie pas peur ! Voici les offrandes !…

Les femmes s’étaient tues. Dès que l’inspiré eut fini, elles reprirent leur mélopée :

— E, é, héé !… é, é, héé !…

Tous les yeux se tournaient vers Claude, les mains ouvertes se tendaient pour le montrer à l’Ancêtre ! Il comprit que la Race l’admettait à ses coutumes ; désormais il serait attaché au Clan par les liens de la chair de Zane et par la force invisible de l’ancêtre Andriantsimandâfik. Il regarda du côté des femmes : Zane, parmi elles, chantait en battant des mains, elle semblait comme absente, et sa face ruisselait de sueur. Un autre homme s’était mis à tourner ; quand il fut en état d’enthousiasme, il étendit les deux mains vers la pierre et d’une voix rauque parla, possédé lui aussi par la force de l’aïeul divin :

— Maintenant tous ceux-ci sont en bonne santé ! Nous tous, nous nous portons bien ! Et toi aussi, le mari de Razane !… Le mal est enlevé ! La maladie est partie ! Il n’y a plus de mal, plus de maladie parmi nous !

Et le chant des femmes, apaisé, s’élevait en actions de grâces, pour remercier l’Ancêtre enfin réveillé de son sommeil.

— E, é, héé !… é, é, héé ! é é, Andriantsimandâfik, é !

Le père de Razane versa de nouveau du miel sur la pierre. Son frère fit de même, puis un autre encore. Alors tous, hommes et femmes, montant sur le tombeau, se pressèrent autour de la place sainte. Chacun mettait son offrande, du manioc, des bananes, des cannes à sucre, du maïs, des ananas, des épis de riz. Un vieux déposa une canne en ébène sculpté, une femme donna un ruban de soie, ils étaient de leurs cous les colliers de perles et les jetaient sur le tas ; Zane retira de son poignet un bracelet d’argent, l’offrit pour honorer l’aïeul. Certains tiraient de leurs ceintures des amulettes enfermées dans des bouts de cornes de bœuf, les étendaient, pour les sanctifier, au-dessus du lieu d’où émanait la Force efficace.

La pierre disparaissait sous les offrandes, dont le tas montait toujours. Tous se pressaient, s’accroupissaient alentour, les mains réunies en forme de coupe. Le miel ruisselant tombait goutte à goutte sur leurs pieds nus. Seul le Maître-du-Sacrifice restait debout, suppliant l’Ancêtre divin de répandre sur la Race force richesse et santé.

Puis ils enlevèrent toutes les offrandes sanctifiées, le disque noir reparut, luisant de miel. Le moment était venu d’offrir une victime vivante, pour combler de joie l’esprit de l’Ancêtre. Deux jeunes hommes apportèrent un mouton, les pattes liées. Avec un couteau de moisson, on coupa la gorge de la victime, et la pierre se teignit de pourpre. Quand elle fut rouge et n’eut plus soif, on souleva la bête pantelante, le sang coula tour à tour sur toutes les roches sacrées. Le Maître-du-Sacrifice trempait la main dans le liquide rouge, aspergeait les assistants. Puis, la poitrine du mouton ouverte d’un seul coup, on arracha le foie, dont on frotta la pierre sainte.

Alors le frère de Razane, pour qui s’accomplissait le rite, monta sur la plate-forme et se prosterna, tourné vers le Nord-Est, dans la direction des origines immémoriales. Il leva ses mains rapprochées et ouvertes. Le père prit un peu du sang qui ruisselait, fit à son enfant les onctions rituelles, sur le haut de la tête, sur le front, sur chaque joue près des tempes, puis encore, après un intervalle de chants et de danses, à la poitrine. Le jeune homme s’inclina dévotement, et, la face sur la pierre, à deux reprises, il lécha le liquide sanglant.

Les chants et les danses reprirent. La voix des femmes dominait les sons de l’ampoungue et des flûtes, avec la même mélopée nasillarde indéfiniment répétée :

— E, é, héé !… é, é, héé !…

Claude s’étonnait de la sauvage grandeur de cette scène et comparait aux rites des religions occidentales cette espèce de communion païenne. L’imposition du sang en la présence réelle de l’Ancêtre divin lui parut d’un admirable symbolisme, et, si le père de Razane était venu, avec son doigt rougi, lui faire au front la marque rituelle, il eût trouvé, en cette minute, le geste presque naturel.

La cérémonie était terminée. On s’en revint au village, en emportant pour le repas rituel la chair de l’agneau sacrifié. Claude et sa petite épouse retournèrent ensemble à Tananarive. L’Européen, initié aux coutumes de la Race, adopté par le clan, se sentait rapproché de l’Imérinienne, et il lui parut, cette nuit-là, qu’elle s’abandonnait avec plus de passion à ses baisers.