La Fille de l’Île Rouge/Le mirage s’efface

Ernest Flammarion, éditeur (p. 177-225).

VI

le mirage s’efface


Saldagne collectionnait les curiosités de Madagascar, sculptures, armes, productions naïves de l’industrie locale, ou imitations maladroites inspirées à des barbares par l’art des civilités. Sa maison était pleine d’objets hétéroclites, dont l’étrangeté dissimulait les imperfections. La ramatou, condescendante, flattait les manies de son vazâha : parfois elle lui apportait une rabane tissée en couleurs par les paysannes d’Imérimandzâk, ou un bois sculpté, acheté pour quelque ? sous à des parents nécessiteux. Elle voyait avec indifférence les sagaies à incrustations de cuivre disposées en faisceaux sur les murs, les bateaux de lit où un artiste naïf avait figuré des scènes champêtres ou guerrières, les peaux de caïmans avec les pattes griffues pareilles à des gantelets de chevaliers, et les dépouilles marbrées des serpents. De frustes reliefs en bois taillé et peint représentaient le palais de la Reine, ou la Montagne de Tananarive, avec des maisons en carton et des arbres en copeaux. Des figurines sculptées reproduisaient en miniature les scènes et les métiers de la vie malgache : filanzane avec ses quatre porteurs, bourjane équilibrant sur l’épaule deux corbeilles aux extrémités d’un bambou, femmes jouant au jeu des 32 trous, vieillards poussant les pierres blanches ou noires sur les lignes entrecroisées de la marelle imérinienne, sorcier chargé d’amulettes, disposant les graines divinatoires pour prédire l’avenir, guerriers Bares avec les cheveux roulés en boules et un large coquillage blanc fixé sur le front, femmes pilant le riz dans les grands mortiers carrés ou portant sur la tête les vases ronds en terre brune.

Razane regardait avec un sourire de pitié les humbles instruments de musique de ses pères, les doubles flûtes percées de trous, les cithares faites avec des courges, les valih taillées dans un bambou, et les longs tambours cylindriques recouverts de peaux jaunies. Elle préférait les instruments nouveaux importés d’Europe, violons, guitares, mandolines, surtout les accordéons, répandus par milliers jusque dans les cases les plus reculées de la brousse. Même au fond de son cœur elle souhaitait que Claude louât un piano, elle eût désiré apprendre cette musique coûteuse et bruyante, apanage des femmes européennes ; l’administrateur Jean Romain n’avait-il pas offert dernièrement cette joie à sa ramatou ? Celle-ci prenait des leçons d’un musicien malgache, initié au piano pendant l’exposition de Marseille ; l’élève, dès la troisième séance, pouvait déjà jouer avec un seul doigt les airs à la mode.

Parmi les objets recherchés par Claude figurait l’attirail des sorciers et des prêtres, les idoles sculptées en images de bêtes ou d’hommes, les fétiches inclus dans des cornes de bœuf ornées de perles, les talismans en forme de chapelets, faits d’ossements et de racines d’arbres alternant avec des pierres de couleur et des anneaux d’argent. Razane détestait ces choses mystérieuses et redoutables, surtout elle en avait peur. Il lui semblait que ces objets-là pouvaient introduire dans la maison par leur force inconnue et leur vertu magique, tous les périls, toutes les terreurs, toutes les maladies. Aussi suppliait-elle Claude de s’abstenir d’en acheter et d’en apporter dans la case. Cette crainte superstitieuse avait d’abord amusé Saldagne, mais il avait fini par la respecter. Du reste les objets de cette catégorie qu’il avait laissé traîner, disparaissaient mystérieusement. Hazane interrogée jurait toujours qu’elle n’y avait pas touché ; sans doute ils étaient sortis d’eux-mêmes de la case du vazâha : car les sortilèges indigènes, disait-elle, redoutent la force magique toute puissante des Européens, et perdent, au voisinage de ceux-ci, une part de leur propre efficacité.

Elle osait pourtant se servir d’une seule espèce de charmes, les talismans d’amour. Toutes les Imériniennes les connaissent et savent les utiliser pour attirer les désirs des hommes. Mais Razane dissimulait avec soin ces pratiques à son amant, par défiance instinctive, et aussi parce qu’ignorés les charmes opèrent mieux.

Plusieurs fois, lorsque Claude se reposait dans le jardin sur la terrasse, goûtant la fraîcheur parfumée du soir, elle avait fait brûler sous le vent des mixtures vendues par les sorciers : ainsi la fumée, entrant dans la bouche et les narines du maître, l’empêcherait de s’éloigner d’elle ou de lui préférer une autre femme.

Elle avait aussi enterré sous le seuil de la maison un fétiche puissant, destiné à fixer pour jamais les désirs de l’homme : ce charme renfermait des cheveux d’elle-même et de Claude, des ongles coupés pendant la période croissante de la lune, une griffe de chatte en chaleur, des plumes prises dans le nid de l’oiseau vouroundreou ; des racines d’un arbre enserré par une liane et du miel recueilli sur la pierre à onctions d’un tombeau ; le tout, cousu dans une étoffe rouge et saturé des fumées de l’Arbre-qui-sent-bon, avait été enfoui, selon les rites, le premier jour du mois Alakôsse, propice à toutes les cérémonies léguées par les Ancêtres. Razane ne regrettait pas les quatre piastres données au sorcier, car pendant plusieurs mois Claude avait comblé tous ses vœux et fait preuve d’une humeur égale, exempte de jalousie, telle que la souhaitent, chez leurs amants européens, toutes les femmes imériniennes.

Mais depuis quelques jours elle s’inquiétait des allures de Saldagne : elle le sentait moins tendre, moins empressé de la revoir, préoccupé de choses étrangères et lointaines. Parfois, quand elle lui parlait, ou que, venant derrière lui, elle mettait autour de son cou le collier de deux bras frais et sur la joue la caresse des cheveux à demi dénoués, il tressaillait brusquement, comme si son esprit, parti pour un mystérieux voyage, fut revenu à ce moment-là dans son corps. Ces changements, ces nouvelles manières d’être la laissaient anxieuse ; puisque ses séductions de femme, pour la première fois, restaient vaines, elle résolut de recourir encore à l’aide des Ancêtres.

Un matin elle s’en alla vers les Grandes-Roches debout au milieu des rizières, près du fleuve Caïman. C’est là qu’au temps des Anciens, Ranoure, la Belle-aux-longs-cheveux, Fille des Eaux, venait se reposer sur un ilot pierreux émergeant du marais. Elle croyait que des touffes de roseaux zouzoure la cachaient aux yeux des hommes, mais l’Œil-du-Jour n’était pas seul à voir sa ceinture d’algues et ses beaux yeux ouverts dans son visage comme deux fleurs de lotus sombrer à la surface d’un étang : Andriamboudilouve, descendant des plus antiques possesseurs de cette terre et père futur d’une illustre lignée, la contemplait à son insu ; un jour il s’approcha d’elle par derrière, la saisit par sa longue chevelure et l’emmena de force dans sa case pour lui donner des enfants. Durant dix années, elle ne désira pas s’enfuir, et l’amour la retint dans la demeure de celui qui l’avait prise. Cependant l’homme un jour viola les Interdictions imposées ; alors revint à Ranoure le souvenir de son ancienne existence, et elle disparut à jamais dans les courants paternels du fleuve. Aujourd’hui l’Esprit de cette Fille des Eaux erre encore dans les lacs et les rivières de l’Île. Mais à quelque endroit qu’elle se trouve, dans les golfes de l’Itasse, fleuris de lotus bleus, ou parmi le îles herbeuses de l’Alaoutre couleur d’opale, ou dans les gouffres profonds des larges neuves aux bancs de sable hantés des crocodiles, du nord ou du sud, de l’est ou de l’ouest, elle revient dans la grotte humide, au pied des Grandes-Roches, près de Tananarive, chaque fois que le mois achève dans le ciel la forme ronde et parfaite de la lune. Elle demeure alors quelques journées au lieu de ses anciennes amours, et elle exauce les vœux des Imériniennes qui, des six provinces, viennent vers sa grotte avec un cœur fervent et les présents d’usage.

Razane porta donc à la Fille des Eaux un coq rouge, une pièce d’argent neuve au beau son, des fruits, du miel et du lait. Un des prêtres des Grandes-Roches, possédé par l’Esprit, demanda un morceau d’un vêtement porté longtemps par l’étranger et un peu de terre recueillie dans l’empreinte de ses pas. Quand la ramatou eut satisfait à cette exigence, il fabriqua un talisman efficace, inclus dans le bout d’une corne de bœuf, le sanctifia en le frottant contre les pierres rugueuses de la grotte et le livra, moyennant deux piastres, à la jeune femme. Elle le mit secrètement, d’après les recommandations faites, au milieu de la laine même de leur matelas, à la place où le vazâha dormait d’habitude. Mais Claude, à son insu, découvrit l’amulette ; car la dureté de la corne lui avait fait deviner la présence en son lit d’un corps étranger, et il soupçonna de suite une pratique païenne de Razane. Il laissa l’amulette en place pour ne pas la contrarier et songea, une fois de plus, à la difficulté d’unir la vie de deux êtres qui suivent les coutumes d’ancêtres différents. Une défiance presque peureuse lui venait, dans l’ignorance des superstitions de sa ramatou. La corne de bœuf cachée dans un matelas ne prêtait qu’à rire ; mais tous les rites de la magie n’étaient pas inoffensifs. Peut-être l’Imérinienne lui servait des breuvages nocifs, mêlés à ses aliments. Certains aphrodisiaques à effet lent sont en même temps des poisons. Les sorciers malgaches pouvaient les utiliser, et Claude, parfois, la fièvre aidant, trouvait à la cuisine une saveur étrange. Il chassait les idées folles : elles laissaient dans son esprit l’image d’une Razane inconnue, impénétrable, plus qu’étrangère, presque hostile. L’illusion que lui avaient donnée d’abord les gestes de l’amour, pareils pour toute race, ne suffisait plus. Ces gestes mêmes, malgré la volonté de plaire où s’ingéniait l’Imérinienne, inlassablement, lui paraissaient moins désirables que naguère. Jusques en eux subsistait l’incompatibilité. L’idéal de la beauté varie pour chaque peuple. Quand les dissemblances sont telles qu’entre Européens et Papous, entre Anglais et Arountas, aucune illusion n’est possible ; quand elles s’atténuent, comme des blancs aux jaunes, ou des Français aux Malgaches, les affinités physiques s’augmentent d’autant. Toutefois beaucoup se les exagèrent ou professent sur cette question une sereine indifférence. Mais Claude ne se contentait plus du fragile bonheur tissé autour de sa personne par les flatteries subtiles et les expertes caresses de l’Imérinienne. Parfois il la regardait longuement, analysait les traits de son visage, pour s’expliquer la séduction qu’elle avait exercée sur lui. Il la trouvait très différente du type ordinaire des femmes houves avec le visage rond, les pommettes saillantes, les yeux un peu à fleur de tête, le nez assez large, soit droit, soit camard, la bouche grande aux lèvres grosses, les cheveux ondulés très longs, la taille courte et cambrée. Razane était loin de réaliser les exigences de ce canon : elle avait la figure ovale, le nez étroit, presque busqué, la bouche petite avec des lèvres sensuelles, sans être épaisses, la taille longue. Ce qui le rapprochait sans doute, lui Français, de l’Imérinienne, c’est ce qui en elle l’écartait de sa propre race. En comparant d’autre part sa personne à l’idéal masculin probable des Imériniennes, Saldagne était amené aussi à de regrettables conclusions ; son nez busqué, ses lèvres minces, sa moustache blonde assez drue, sa barbe soyeuse, et en général le développement de son système pileux devaient paraître autant de tares aux femmes de Tananarive. D’ailleurs qui pouvait se flatter de connaître leurs secrètes préférences, à ces Imériniennes dissimulées, si indifférentes en apparence quand on les interroge sur leurs sympathies physiques, habiles à s’en tirer toujours par une caresse, une plaisanterie ou un éclat de rire ? Et, l’eussent-elles avoué, c’était leur droit, conforme à la volonté de la Nature et aux traditions ethniques, de préférer aux hommes blancs, venus de si loin, les mâles héréditaires. Claude, en toute conscience, en toute bonne foi, l’absolvait d’avance, sa Zane, des aventures passées qu’il aimait mieux ne pas connaître, des trahisons présentes, si sa ramatou ressemblait à la plupart des autres. Et pourquoi eût-elle été différente ? Elle lui apportait sa bonne grâce, son humeur égale, sa soumission d’esclave heureuse, son jeune corps souple et frais, son haleine pure, son doux rire d’enfant. Qu’avait-il à demander davantage ? Et pourquoi s’obstiner à des comparaisons inutiles, à des expériences chimériques ?

La conception de l’amour, chez les Imériniennes, restait celle des générations antérieures, sensuelles et polygames : l’homme, le maître, proportionnait à ses richesses le nombre de ses femmes ; celles-ci, point jalouses, cédaient, selon la loi de la nature, aux désirs du mâle ; d’ailleurs le geste leur apparaissait singulièrement banal ; il n’avait de prix que celui que les hommes y attachent.

Claude s’était figuré longtemps que les passions physiques de l’amour s’expriment de la même manière sous toutes les latitudes et chez tous les peuples. Mortier l’avait confondu un jour en lui révélant que les Malgaches, avant l’arrivée des Européens, ignoraient le baiser. Quelque étrange que le fait pût paraître, Claude avait été forcé d’en reconnaître l’exactitude : à Madagascar, les indigènes ne s’embrassent pas ; ni les mères n’impriment leurs lèvres sur la chair des petits nés d’elles, ni les amants ne savent et ne goûtent le charme aigu et subtil du baiser d’amour. Si la mode commence à s’en répandre par l’intermédiaire de nos ramatous, disait plaisamment Berlier, c’est une importation européenne, comme l’habitude de mettre des chaussures, ou de manger assis sur une chaise. De cette étrange découverte, Claude avait gardé impression d’une déconvenue ; elle lui gâtait l’illusion et la douceur des baisers de Razane, appris sans doute du premier de ses amants français.

La cruauté de l’Imérinienne étonnait parfois Saldagne. Dans une excursion aux environs de Tananarive, un des bourjanes, porteurs de filanzane, s’était grièvement coupé le pied au passage d’une petite rivière. Lui voulait le renvoyer aussitôt, mais la femme aux doux yeux exigea qu’il continuât à porter ; à l’étape de midi, elle considéra, impassible, le malheureux qui avec une aiguille et du fil cousait lui-même les bords de la plaie. Le soir, l’Européen s’inquiéta de lui, le pied enflait, la plaie, mal cousue, s’était rouverte. Mais Razane s’énervait de tant de sollicitude :

— Il est payé pour deux jours. Il faut qu’il aille. Tant pis pour lui, s’il a eu la maladresse de marcher sur une pierre coupante.

Une autre fois, dans la cour de la maison, des enfants avaient attrapé un poulet et s’amusaient à le plumer vif. Razane, à quelque distance, les voyait faire, n’intervenait point. Claude en fut outré. Elle expliqua posément que beaucoup d’enfants malgaches se livraient à ce passe-temps. Puis elle ordonna à ceux-ci de cesser leur jeu, car il déplaisait au vazâha. Un moment Claude eut l’idée d’apprendre à l’Imérinienne pourquoi il ne faut pas rester indifférent devant la douleur. Mais il songea qu’à cette minute même d’innombrables êtres vivants, en Europe, bêtes ou gens, souffraient et mouraient sous les yeux et par la faute d’hommes ou de femmes de sa race. Il estima que, somme toute, il y avait moins de malheur, de misère, de peines volontairement infligées, dans l’île australe que sous le ciel des Hyperboréens. Alors pourquoi demander à la jeune Imérinienne, fille d’aïeux barbares, plus de compassion que n’en montraient les descendants de vieux civilisés ? Seulement il eut conscience, une fois de plus, d’une incompatibilité sentimentale, plus grande peut-être qu’avec une paysanne de Bretagne ou de Poméranie. S’il avait pu conserver à ce sujet une illusion, elle était due au désir de plaire de l’esclave étrangère et à la distinction purement physique de sa personne. L’habitude héréditaire de porter des cruches d’eau sur la tête donne à une femme une démarche fière et un port altier, sans influer en rien sur son développement cérébral. Pourquoi fallait-il que des jeunes hommes d’Europe, qui périront, furent toujours dupes, en matière d’amour, de l’illusion physique ? Claude commençait à voir Razane telle qu’elle était, non telle qu’elle aurait dû être d’après sa forme extérieure.



C’était bal chez le Gouverneur. La Résidence, par toutes les fenêtres de sa façade, rayonnait une lumière froide et crue dans la nuit bleue, sous le doux scintillement des étoiles. Une file ininterrompue de pousse-pousse et filanzanes encombrait l’avenue de France, bordée de mimosas et d’eucalyptus. Deux tirailleurs malgaches, devant les guérites de factionnaires, se dressaient comme des statues de bronze, droite et à gauche de la grille. L’arme au pied, le cou tendu, ils regardaient, de leurs yeux blancs, luisants de curiosité, le défilé des hommes au visage pâle, tous vêtus de noir, et des femmes en toilettes claires. Pousses et filanzanes se pressaient dans la cour sablée. Les boujanes s’exclamaient en malgache, sans jurons ni colère, avec des rires et des plaisanteries ; respectueux des hiérarchies, ils se cédaient la place selon le rang de leurs maîtres. Chaque équipe, de minute en minute, montait au trot, d’un effort, la rampe sinueuse du perron, et déposait les invités sous la marquise, dans la clarté blanche de la porte ouverte à deux battants.

Claude, en recevant le carton de la Résidence, avait longtemps hésité. Il allait peu dans le monde à Tananarive, n’avait pas assisté encore à un bal européen. Mais, dans la période qu’il traversait et que Berlier appelait la crise, il éprouvait certains jours une vague nostalgie de son ancienne vie de France, et il s’était décidé à venir à cette fête. Dans le brouhaha du vestibule, parmi la foule des gens qui s’attendaient ou se disaient bonjour, il fut un peu embarrassé d’abord ; justement il ne vit personne de connaissance, à peine deux ou trois relations de cercle, des célibataires, qui le reconnurent d’une inclinaison de tête. Il éprouva de son embarras quelque confusion : fallait-il qu’il fût ensauvagé après un an !

Soudain il aperçut Cosquant. Cet épicurien de capitaine prenait aux deux vies, européenne et indigène, la plus grande somme de jouissances possible ; il consacrait ses après-midi à ses amis, au bridge, ou à la recherche d’un coucher, comme il disait ; il partageait ses soirées entre les distractions indigènes et les salons vazaha. Cyniquement il avouait qu’après avoir dansé plusieurs heures avec les femmes blanches décolletées, il appréciait mieux les charmes sombres d’une éphémère ramatou. Il vint à Saldagne, la main tendue :

— Eh ! Vous ici ? Par quel hasard ?

— Mais je ne suis pas encore tout à fait un sauvage !

— Non pas ! Seulement avouez que vous ne négligez rien pour le devenir ! Mes compliments quand même pour vous être «  débarbarisé » un soir ! Croyez-moi, Saldagne, ma philosophie est la vraie : le bonheur consiste à mélanger en doses combinées savamment les joies de la civilisation et les voluptés de la barbarie !

Il entraîna Claude dans les salons. Déjà on s’y étouffait. Ils se coulèrent, entre les habits noirs immobiles et les couples qui dansaient, jusqu’à l’entrée de la serre où se tenaient le Gouverneur et sa femme.

Tous les mondes étaient représentés à cette réception. Les fêtes, aux Colonies, sont plus somptueuses que dans bien des grandes villes de province : on y dépense avec prodigalité l’argent gagné sans peine. Dans ce milieu libre de préjugés, les femmes, même prises très bas, retroussent leurs jupes et montent quatre à quatre les degrés de la hiérarchie, à la suite de leurs époux ; avec quelques leçons de français et de maintien, à condition de ne pas parler beaucoup, elles s’en tirent. D’autant, qu’à côté de celles-là, il y en a d’autres du vrai monde, émancipées par la vie exotique de maintes idées bourgeoises, et par là plus séduisantes. Peu de jeunes filles, mais les femmes presque toutes jeunes ; beaucoup de riches toilettes et une majorité de jolies personnes : car les demoiselles à grosse dot ne s’expatrient pas volontiers, et les Coloniaux font plutôt des mariages d’amour, quand ce n’est pas de fantaisie.

Il semblait à Claude qu’il n’avait pas vu d’Européennes depuis un an ; il regardait de tous ses yeux, comme un jeune collégien à sa première sortie dans le monde. Cent femmes de sa race, réunies là, s’étaient parées pour plaire aux hommes, un grand nombre y réussissaient. Claude eut conscience de la supériorité physique de beaucoup d’entre elles sur des Malgaches, au moins pour des yeux d’Européen. La pénurie de femmes blanches expliquait-elle tout simplement la prédilection professée par certains pour les femmes indigènes, aux Colonies ?

L’animation et l’entrain des couples l’étonnaient, et aussi la vivacité des causeries presque bruyantes. Tous ces gens paraissaient s’intéresser à leurs conversations plus qu’aux gestes chorégraphiques machinalement accomplis par eux. C’est que les femmes étaient ici les égales des hommes ou du moins s’efforçaient à l’être. D’ailleurs entre tous et toutes n’y avait-il pas mille correspondances, mille affinités de chair, d’habitudes, d’intelligence, sans compter l’insondable passé commun de cent générations.

Claude, s’évadant par la pensée dans la vie malgache, songeait : tout ce qui était attraction ici devenait discordance là-bas, dans le milieu des femmes jaunes, ou bronzées, ou noires, qui remplacent auprès des coloniaux déracinés les compagnes de leur sang. Il se rappela le bal imérinien de naguère, ce bal étrange et maniéré, où les ramatous dansaient sans parler, avec une feinte indifférence, et il ne reconnut pas, en son propre esprit, les impressions récemment éprouvées, tant la vision d’aujourd’hui avait soudain transposé les valeurs !

Desroches vint interrompre les méditations de Claude.

— À quoi pensez-vous, Monsieur le Ténébreux  ?

— …

— Inutile de me le dire. J’ai vu Berlier ces jours. Il m’a dit que vous étiez en pleine crise.

— Alors ?

— Alors vous êtes venu reprendre contact avec la femme européenne. Faites attention, Saldagne, il y a ici des charmeuses. Les dryades méditerranéennes, les femmes du chêne ou du bouleau pourraient bien, chez l’imaginatif que vous êtes, faire la pige à la fille des cocotiers !

— Ne plaisantez pas, Desroches. La crise est peut-être plus grave que vous ne pensez.

— Je la connais, je l’éprouve chaque fois que je change de colonie. Ici elle est moins pénible qu’ailleurs à cause du charme vraiment exceptionnel des femmes indigènes, j’entends les Imériniennes naturellement, et non pas les petits animaux de la côte…

— Eh bien ! le croiriez-vous, Desroches ? J’en suis à me demander ce soir pourquoi tant d’entre nous en sont férus, des Imériniennes ?

— Vous êtes déplorablement vazâha, Saldagne. Vous vous montez l’imagination d’une façon excessive, à propos de l’éternel féminin, sous quelque couleur qu’il s’offre à vous.

11 sourit dans sa moustache noire, qu’il teignait d’ailleurs en considération du même éternel féminin, et il continua :

— Pourquoi les femmes d’ici nous plaisent ?

Parce que nous ne leur demandons pour ainsi dire rien en dehors des satisfactions physiques qu’elles sont fort aptes à nous donner. Si bien que le peu qu’elles nous accordent en plus, nous l’accueillons avec reconnaissance, comme quelque chose d’inattendu et de rare. Nous les trouvons facilement supérieures à l’idée que nous nous faisions d’elles, et nous leur en savons gré. C’est qu’au fond l’idée que nous en avons n’est pas bien haute. Du moins je parle pour moi… Nous sommes comme des gens qu’une panne d’automobile oblige à s’arrêter dans un pauvre village perdu et à déjeuner dans une auberge de piètre apparence. Ils sont convaincus d’avance qu’ils feront un exécrable repas. Pourront-ils manger seulement ? Et voilà qu’on leur sert une omelette faite avec des œufs et du beurre frais, d’excellent saucisson de campagne, un poulet qui ne se défend pas, une salade croquante assaisonnée d’estragon. Nos voyageurs, ravis, trouvent la chère meilleure qu’à la maison. Le repas coûte d’ailleurs quatre fois moins qu’en ville. Aussi se promettent-ils de revenir.

— Mais c’est vous qui me paraissez aujourd’hui bien vazâha, Desroches.

— Je m’adapte aux milieux, mon cher.

Et, tournant les talons, il s’en fut offrir le bras à la femme du Procureur Général, pour la mener au buffet.

Saldagnc reconnut une Tananarivienne qu’il avait eu l’occasion de rencontrer plusieurs fois et l’invita. Madame Ternières, mariée à un ingénieur chargé d’étudier des affaires minières dans la région centrale de l’Ile, habitait Tananarive depuis deux ans et demi, et devait prochainement rentrer en France. Le paludisme l’avait fatiguée : son visage pâli, ses yeux cernés lui donnaient une expression presque douloureuse, qui disparaissait dès qu’elle s’animait un peu. Sa robe de dentelle noire mettait en valeur des épaules très blanches. Après quelques tours de valse, elle s’excusa sur son état de santé, pria Claude de la conduire dans la serre, pour chercher un peu de fraîcheur.

Il y avait une profusion de plantes tropicales, apportées la veille de la forêt : cicas touffus aux longues feuilles barbelées, palmiers et lataniers d’espèces rares, fougères arborescentes ouvrant sur une tige ligneuse leur parasol vert étrangement découpé, bambous légers, droits comme des cierges ou recourbés en forme de crosse, et de hautes tiges de rafia, aux nervures jaunes, qui, vite desséchées, s’inclinaient comme des palmes. De distance en distance, des orchidées, chevelures fleuries arrachées au sombre sous-bois de la grande Sylve, achevaient de mourir, sous l’éclat des lumières, dans des vases de terre rouge. Des lianes Aurore, des branches flexibles de boulainvilliers, cueillies dans les jardins d’Iarive, égayaient de violet et d’orange les verdures forestières. Au milieu du feuillage, des lampes électriques, semées au hasard, brillaient comme des yeux.

Assis en un coin de la serre, ils se mirent à causer. L’ambiance exaltait Claude, et l’Européenne fiévreuse, en cette atmosphère de fête, oubliait sa journée de lassitude. Ils parlèrent d’abord de Tananarive : l’éloge de la Cité Rouge jaillissait de leurs lèvres en strophes amœbées. Elle disait son enchantement dès l’arrivée, ses promenades partout, sa joie de jouir de l’air limpide, de la lumière radieuse, lui décrivait les aspects admirables de la ville imérinienne, soit qu’on la découvre des chemins qui convergent vers elle, soit que des sommets d’Ambouhipoutse on domine ses cent quartiers, et le chaos des hauteurs sacrées couronnées de villages, qui déposent en hommage, au pied de la Montagne Royale, le tapis lamé d’argent des vertes rizières, Elle conta comment elle avait, la première année, accompagné son mari dans la brousse ; ensuite la fièvre était venue, d’abord sournoise, larvée, puis éclatant en accès froids et chauds qui la laissaient brisée ; dans quelques mois, ils allaient repartir pour la France. Claude ignorait quand il rentrerait, pourtant la nostalgie lui était venue de la patrie volontairement délaissée. Eux du reste ne comptaient pas y rester longtemps ; son mari reprendrait sûrement une affaire coloniale, à Madagascar ou ailleurs. Quand une fois on a goûté de la vie exotique, on ne sait plus y renoncer. Et, en disant ces projets, les yeux de l’Européenne, inconsciemment, s’emplissaient de langueur triste, à l’idée qu’elle pourrait perdre un jour les terres équatoriales, la vie large et facile sous des climats édéniens, les spectacles pittoresques renouvelés toujours, la joie de vivre exaspérée par tous les nerfs vibrants, malgré les fièvres et les nostalgies. Claude fut ému d’une douleur secrète en devinant cette pensée étrangère qui répondait si bien à la sienne ; par une sorte de pudeur, il changea de conversation, s’informa du lieu où M. et Mme Ternières comptaient passer leurs vacances européennes. Elle répondit qu’après le temps habituel consacré à leurs deux familles, ils iraient sans doute en Italie. Tous deux évoquèrent alors mille souvenirs communs. Elle connaissait Florence et Venise où Claude avait fait de longs séjours. En précisant des dates, ils conclurent qu’ils s’étaient trouvés en même temps à Florence, cinq ans plutôt.

— N’est-ce pas, Madame, que le paysage florentin est un de ceux qu’on ne peut oublier ?

— Comme est inoubliable la vision de Tananarive…

— Le charme de la campagne, autour de Fiésoles, est plus doux et aussi prenant que celui de l’Imérina,

— Vous ne savez pas encore la nostalgie que vous aurez de ce pays, quand vous le quitterez.

— C’est vrai. Mais ici, je ne regretterai que la nature et la vie pittoresque des Imériniens. L’art de Madagascar, il vaut mieux n’en point parler…

— Vous souvenez-vous des couchers de soleil qui là-bas teignent en rose le Palais Vecchio. Ici le Palais de Ranavaloune est d’une couleur plus magnifique encore quand meurt le jour.

— Oui, je l’ai contemplée bien souvent, cette heure rose, ici de la varangue de ma maison, la-bas de la terrasse d’un petit café italien, d’assez piètre apparence, en face de la Fontaine Neptune…

— Je ne me l’appelle pas votre petit café. En femme gourmande, je fréquentais plutôt une pâtisserie, sur je ne sais plus quelle place derrière Or San-Michel ; les cassate alla Siciliana y étaient parfaites. Mais vous allez me trouver sotte d’avoir des souvenirs aussi prosaïques.

Ils parlèrent des pèlerinages aux Églises ornées par les Maîtres, des longues visites aux Uffizi. Des visions d’art hantèrent l’imagination de Claude, le regret lui vint, plus vif, des divins passe-temps créés par ses Ancêtres, et dont les Imériniens, venus si jeunes à une civilisation trop vieille, ne connaîtraient sans doute que de ridicules parodies.

L’Européenne se leva, prit le bras de Saldagne pour retourner dans la salle de fête. Il la reconduisit jusqu’à sa place, lui demanda son jour. Pendant une demi-heure, passée en tête à tête avec cette femme jeune et désirable, il n’avait pas eu la moindre velléité de flirt, il avait causé simplement, en camarade, d’égal à égale comme il eût fait avec Berlier ou Desroches.

Soudain une autre femme le frôla de son bras nu, en passant. Elle portait une des plus jolies toilettes du bal : fourreau de soie pulpe d’abricot, avec, par-dessus, une tunique légère et transparente d’un bleu très pâle ; l’ensemble avait les tons doux et changeants de l’opale à chatoiements oranges et bleutés. La robe très sobre était garnie d’un galon brodé d’or et de perles nacrées, et des torsades de perles la retenaient aux épaules sans briser la ligne harmonieuse qui du cou s’arrondissait jusqu’aux bras. Claude eut une stupeur : il retrouvait la taille, le port et presque les traits de celle dont l’image hantait encore sa pensée, de celle pour qui, naguère, il avait quitté l’Europe, de Marthe Villaret. Même teinte blonde des cheveux, même courbe fière du nez, même expression des yeux, faite de coquetterie, de mélancolie et de tendresse. La nature offre parfois de ces surprises, et Saldagne se rappelait avoir rencontré, dans une ville d’eaux, son propre sosie ; la ressemblance était telle qu’au casino on les prenait l’un pour l’autre. Il regarda longuement la jeune femme qui traversait le salon au bras d’un monsieur inconnu, puis il se rapprocha du coin où elle était allée s’asseoir, la contempla encore, la vit danser. L’étrange ressemblance se précisait, s’accentuait davantage. Il se faisait violence pour détourner les yeux, pour les arracher de cette femme que, dix minutes plus tôt, il n’avait jamais vue. Il se figurait qu’autour de lui les gens devaient remarquer son attention indiscrète, il s’éloignait un peu, tâchait de prendre un air indifférent. Chercherait-il à se faire présenter, à parler à cette inconnue, à retrouver peut-être aussi dans sa voix celle de l’autre et dans ses paroles les façons de penser de l’absente ? À cette minute il vit clair dans son propre cœur : il aimait toujours Marthe Villaret. Ce double d’elle, qui venait de lui apparaître, était comme l’ombre qui révèle un corps, ou comme le fantôme qui, dans les hallucinations des primitifs, rappelle un cher disparu. Il ne s’y intéressait plus ; seule, l’image de la vraie Marthe, qui vivait là-bas, si loin, emplissait son cerveau. De même qu’une vague de fond submerge tout un rivage et, lorsqu’elle se retire, en a presque changé l’aspect, de même l’onde du souvenir venait d’abolir ou d’atténuer en lui les pensées et les sensations récentes, toutes les impressions imériniennes. Il lui sembla qu’il venait de quitter la France, que toute sa vie, depuis son embarquement à Marseille, n’avait été qu’une sorte de rêve, ou bien un voyage, et le définitif de son existence antérieure, là-bas, s’opposait au provisoire de sa vie actuelle, ici. C’était bien la crise, comme disait Berlier, mais il la sentait déterminée et dénouée fatalement d’avance par un élément que ni Berlier ni les autres ne soupçonnaient. Une sorte de joie l’exaltait maintenant, à se sentir de nouveau en possession de son moi véritable, auquel un autre s’était substitué pour un temps, sous l’influence du mirage austral. L’Imérinienne quelconque, qui venait de passer dans sa vie, lui apparaissait comme une remplaçante, comme une des formes de l’éternelle Illusion, tandis que Marthe Villaret était la réalité où tendaient sa chair et son esprit.

Comme il méditait ainsi, un boy de la Résidence, tout vêtu de blanc et les pieds nus, se glissa jusqu’à lui :

— Un bourjane vous demande, il dit que c’est pressé.

Étonné, Claude se dirigea vers le vestibule. Au vestiaire, un bourjane inconnu l’attendait et lui tendit une lettre : son nom était bien inscrit sur l’enveloppe, au crayon. Il eut un froncement de sourcils, un geste d’ennui. Il pensait à quelque incartade possible de Razane, L’enveloppe déchirée un peu nerveusement, il lut ces mots, écrits en grandes lignes inégales, d’um écriture maladroite et puérile :

« Raberlié malade de malade demande vous voir ; venir tout de suite ; j’ai peur qu’il va mourir »

« Ralinoure. »


Il se hâta de prendre son manteau, appela ses porteurs de filanzane et se fit conduire chez Berlier. Les bourjanes couraient et leurs pas sonnaient étrangement sur le sol desséché, dans le silence de la nuit. Soudain un chien aboya au passage de l’étranger, derrière une barrière.

Un autre, puis deux, puis trois lui répondirent dans le quartier, et, très loin, dans toutes les directions, d’autres abois éclatèrent. Après une minute, le vacarme s’apaisa. Seuls quelques jappements brefs retentissaient le long de la route, et, vers Isourak, un chien hurlait à la lune. Si dégagé qu’il fût de toute superstition, Claude ne put s’empêcher de se rappeler la croyance ancestrale du chien qui aboie à la mort ; au fond de lui-même, il repoussa l’absurde pensée, mais ces plaintes lugubres de bêtes énervaient sa sensibilité, anxieuse de ce qui se passait dans la maison de là-bas.

La porte à claire-voie du jardin était ouverte ; ouverte aussi, au bout de l’allée blanche de lune, la porte d’entrée de la case. Une ombre noire parut dans la baie de lumière projetée de l’intérieur ; Claude, montant les marches de la varangue, reconnut le docteur Charton, ami personnel de Berlier. Il l’avait rencontré maintes fois dans le Cénacle des Vieux Malgaches. À cause de ses occupations absorbantes, on ne le voyait que de loin en loin. Dans le quartier excentrique de Bétoungoule, il dirigeait l’Institut Pasteur de Tananarive, s’était consacré aux maladies tropicales propres à Madagascar, et dans les jardins de verre de son laboratoire cultivait la flore de microbes inconnus. Du reste, il ne faisait pas de clientèle et ne se dérangeait que dans les cas graves, pour de rares amis. Après avoir serré la main de Saldagne, il lui dit à demi-voix :

— Berlier a été pris brutalement cet après-midi d’une fièvre bilieuse, c’est la troisième, qui pardonne rarement, et déjà l’hématurie s’est déclarée. Si je ne la jugule pas d’ici demain matin, d’ici ce matin, corrigea-t-il en regardant sa montre, notre ami est perdu.

Il y eut un silence, puis le docteur ajouta :

— Il faut qu’à huit heures je rentre à l’Institut, pour des injections antirabiques. J’avais dit à Ralinoure d’appeler un ami de Berlier pour rester ici pendant mon absence. Elle vous a écrit…

Ils montèrent nu premier, entrèrent dans la chambre. Claude, quoique familier de la maison, y pénétrait pour la première fois. La nudité froide et banale de cette pièce l’impressionna péniblement. Le plancher, gris de vétusté, n’avait jamais connu la cire ; le papier des murs, décollé par endroits, était plein de taches, et de larges plaques, bordées de jaune, maculaient le plafond. Mobilier plus que sommaire : deux chaises au siège tendu de ficelle malgache et une petite table en bois du pays, encombrée de fioles et de verres, outre la cuvette et le pot à eau en émail. Des vêtements d’homme et de femme pendaient aux patères ; des malles, salies de vieilles étiquettes et alignées le long du mur, contenaient sans doute le linge et le reste des effets. Une petite natte à bords usés, au pied du lit, accusait l’absence de tapis et de tentures. Le seul confort de la pièce, c’était le lit, en bois malgache à peine travaillé, mais grand et très large. En temps ordinaire, il eut éveillé plutôt, dans cette chambre ascétique, des idées sensuelles ; mais, cette nuit-là, l’impression en était tragique. Berlier y délirait, prononçait des mots sans suite. Ranoure ramenait sur lui le drap, qu’il écartait sans cesse, à grands gestes inconscients.

Le docteur posa quelques questions à la ramatou, fit absorber au malade une cuillerée de potion, et, s’asseyant au pied du lit, garda un silence découragé. Claude resta debout près de la fenêtre ouverte ; il entendait au dedans la respiration un peu haletante de Berlier, au dehors le crissement monotone des grillons dans le jardin, et très loin, par intervalles, des bribes de musique, la fanfare des cuivres qui accompagnait là-bas, au Gouvernement Général, l’agitation joyeuse des Européens, cependant qu’en cette chambre agonisait un des leurs.

La nuit fut longue. Vint l’aube. Charton fit quelques recommandations à Saldagne et partit, annonçant son retour dans trois ou quatre heures.

Quand il revint, la situation n’avait pas changé, ou plutôt elle avait empiré, puisque le temps passait. Le docteur enjoignit à Claude de s’en aller à son tour quelques heures, de se reposer un instant ailleurs qu’en cette maison de tristesse.

Saldagne, docile, gagna les hauteurs d’Ambouhipoutse. Maintenant il ne pensait plus ; il était comme hébété. Toutes les impressions contradictoires de cette nuit se heurtaient dans ion cerveau, comme des feuilles mortes tourbillonnent en un carrefour : l’exaltation du bal, l’appel des voix du passé, l’apparition du fantôme de Marthe Villaret, son âme à lui s’arrachant au mirage imérinien, puis la revanche de l’heure présente, le billet de Ralinoure, les tristes visions de la maison d’Isourak. Il en éprouvait comme une douleur sourde, confuse et obsédante.

À Ambouhipoutse, tout semblait calme : les fleurs du jardin et les fenêtres de la case s’ouvraient au soleil joyeux. Sur la balustrade en bois de la varangue, une forme blanche était accoudée. Claude avait complètement oublié Razane, dans les affres de la dernière partie de la nuit. De la voir, il fut presque étonné. Il se dit qu’il aurait dû la prévenir, par un mot, du motif de sa longue absence ; inquiète sans doute, elle s’était forgé de folles images. Il alla vers elle avec un geste de tendresse émue, mais s’arrêta devant son attitude. Elle restait accoudée, tournait simplement la tête de son côté, la figure mauvaise, ses yeux noirs chargés de rancune. Soudain elle se dressa et dit très bas d’un ton coupant :

— Où es-tu allé ? Le bal était fini à cinq heures. Où es-tu allé, Raclaude ?

Saldagne comprit. Elle le soupçonnait d’avoir terminé sa nuit en quelque mauvais lieu, non pas jalouse probablement, mais furieuse, outrée à l’idée qu’il se détachait d’elle. Jamais il ne lui avait vu une telle expression froide et méchante, du moins à son égard. Dans sa fureur, elle ne trouvait pas en français, les phrases qu’elle aurait voulu lui dire. Elle murmura quelques mots en malgache, puis, pour une fois, impuissante à se maîtriser, folle de rage devant le silence surpris du vazâha, qu’elle prenait pour un ironique aveu, elle fit un pas vers lui et lui jeta à la face ce seul mot :

— Cochon !

Elle prononçait coçon, d’une petite voix claire, sifflante et froide.

Claude éprouva presque une satisfaction à pouvoir, en cette minute, mépriser l’Imérinienne. Sans le savoir, elle venait d’affermir en lui le retour vers le passé. Elle continuait à proférer l’ignoble injure, la pire qu’elle eût trouvée dans son vocabulaire :

— Coçon ! Coçon !

Il y avait une telle disproportion entre la situation vraie et cette scène grotesque, que Claude, énervé, se sentit tout près du fou rire.

Il réagit fortement, évoqua la triste image de Berlier moribond, et, calmé, il toucha doucement le bras de la ramatou qui répétait comme une litanie :

— Coçon ! Coçon ! Coçon !

— Berlier a une bilieuse hématurique. Il va probablement mourir. J’étais près de lui…

Razane regarda l’Européen, vit ses traita tirés, sa figure pâle. Elle crut. Son visage à elle se détendit. Avec une mobilité de femme primitive, elle reprit son expression habituelle, tendit sa bouche à Claude. Elle parlait maintenant de sa voix ordinaire, s’enquérait de Berlier, proposait d’aller tout de suite aider Ralinoure.

Saldagne s’étendit sur une chaise de bord, et recommanda, s’il s’endormait, de l’éveiller au bout de deux heures.

Au milieu du jour, après un repas sommaire, Il repartit avec Razane.

Le rez-de-chaussée de la maison, à Isourak, était envahi. Des Européens et des Malgaches du voisinage venaient aux nouvelles. Le boy, important, répondait, empêchait les gens de monter, selon l’ordre du docteur. Il laissa passer Saldagne. Charton avait tout essayé, sans pouvoir obtenir la réaction qu’il cherchait ; Berlier était définitivement perdu, déjà presque dans le coma. Il rendit le dernier soupir à cinq heures…

En sortant de la case, une heure après, Claude et le docteur passèrent devant le tombeau monumental, à l’entrée du jardin. Comme le soir, où naguère les deux amis avaient philosophé ensemble, le soleil, à son déclin, éclairait l’entrée, pour rendre plus accueillante la Maison-de-la-Mort. La porte était toujours à demi ouverte, et Claude vit dans ce hasard un mystérieux symbole.

— Pauvre Berlier ! dit Charton, il reposera dans cette terre malgache qu’il aimait !

— Et dans ce tombeau que par une prescience singulière, il s’était lui-même préparé ! ajouta Claude.

Il pensa que le lendemain il aurait à faire toutes les démarches pour la déclaration du décès et la sépulture. Le docteur, plus au courant des relations anciennes de Berlier, se chargeait de l’envoi des faire-part…



Dans le bureau de l’état civil, Saldagne se trouva en face d’un commis, à la chevelure inculte, hirsute, pleine de pellicules, à la figure ridée quoique jeune ; ce rond-de-cuir disparaissait presque derrière un amoncellement de papiers, de dossiers, de livres et de registres. Il avait l’air hérissé, grincheux et désagréable. Claude se crut transporta dans les bureaux d’une préfecture ou d’une mairie de la métropole ; il prit une chaise qu’on ne lui offrait pas, exposa son affaire. L’autre l’interrompit tout de suite :

— Avez-vous le certificat de décès ?

— Oui.

Il le prit et d’un geste arrêta Saldagne, qui voulait parler.

— Ça suffit, attendez.

Il ouvrit un tiroir, en sortit un imprimé qu’il remplit.

— Vous porterez ou ferez porter ça au gardien du cimetière. Il vous donnera tous les renseignements pour l’inhumation.

— Mais, monsieur, dit Claude, il s’agit d’un cas particulier. Mon ami, Monsieur Berlier, que vous connaissiez peut-être de nom et même de vue (l’employé fit un geste affirmatif) doit être enterré non pas au cimetière, mais dans le tombeau qu’il a fait lui-même construire en sa propriété d’Isourak.

— Ah ! oui ! Je sais. Le fameux tombeau malgache ! C’était un original, ce monsieur Berlier !

— En tout cas sa volonté expresse, maintes fois exprimée devant de nombreux témoins, était d’être inhumé dans ce caveau.

— Les règlements s’y opposent.

— Cependant, en France, il existe bien des sépultures privées du même genre, en dehors des cimetières. Le terrain en question appartenait en toute propriété à monsieur Berlier.

— Nous ne sommes pas en France. Ici, en l’absence des héritiers dit défunt, tous ses biens, meubles et immeubles, vont être vendus par les soins du curateur aux biens vacants. Le tombeau changera donc de maître en même temps que le jardin et la maison, et l’ancien propriétaire ne saurait y être enterré.

— Mais les Malgaches ont tous des tombeaux de famille comme celui-ci…

— Votre ami avait-il le statut malgache, ou le statut européen ?

— Cependant…

— Monsieur, je ne suis pas payé pour entendre vos boniments…

Et le commis, détenteur d’une parcelle de l’Autorité Publique, ajouta d’un ton tranchant :

— Voulez-vous prendre ce certificat pour servir à ce que de droit, ou bien dois-je téléphoner à M. le Commissaire Central de pourvoir d’urgence, et aux frais de la succession vacante, à l’inhumation du sieur Berlier ?

Saldagne comprit qu’il était inutile d’insister. Il accepta l’imprimé qu’on lui offrait, le plia, le mit dans sa poche, et s’en fut frapper à la porte de l’Administrateur-Maire, homme fort intelligent et très aimable, Celui-ci l’écouta avec beaucoup de courtoisie et s’excusa d’être obligé de confirmer les déclarations de son commis.

— Même dans la métropole, une demande du genre de celle que vous formulez se heurterait à des difficultés sans nombre, et, en tout cas, l’inhumation devrait avoir lieu provisoirement dans un cimetière.

— Je m’incline, mais je constate que la juridiction de Madagascar refuse à un citoyen français ce qu’elle accorde au premier indigène venu.

— Pas tout à fait. En droit malgache, un tombeau dans lequel un ou plusieurs morts ont été inhumés déjà est considéré comme une chose sacrée, frappée d’inaliénabilité. Au contraire un tombeau récemment construit et encore vide peut être vendu par le propriétaire ou ses héritiers. C’est le ras du tombeau de M. Berlier. Il est hors de doute que votre ami voulait être enterré dans le caveau d’Isourak. Mais ses héritiers seuls pourraient poursuivre — au prix de quelles démarches et combien longues — la réalisation de ce vœu…

Cette fois Saldagne, résigné, n’insista plus. Le corps de Berlier fut donc conduit, selon le rite des Européens, au cimetière d’Andzanahâr. Du moins sur la fosse fraîchement comblée ses amis firent mettre, comme dalle funéraire, la grande porte du tombeau d’Isourak, avec l’arbre hiératique ; et la stèle où s’inscrivirent le nom et la date, fut ce lit de basalte noir sur lequel Berlier avait rêvé de dormir l’éternel sommeil…



Le lendemain de l’enterrement, Saldagne revint à Isourak afin de ranger les papiers du mort et mettre de côté quelques objets personnels pour être adressés aux parents de France. En arrivant dans la case, il fut un peu interloqué : Ralinoure s’agitait au milieu de Malgaches, hommes et femmes, sans doute des gens de sa famille, en train d’opérer un véritable déménagement.

La ramatou portait le deuil de son mari vazaha. Selon le rite imérinien, elle avait tressé sa lourde chevelure en une longue natte épaisse, dénouée à son extrémité, et elle avait ôté de ses poignets et de ses doigts les bijoux habituels. Mais la douleur ne l’absorbait pas au point de lui faire négliger ses intérêts, et, en femme pratique, elle partageait les biens de la communauté, selon la règle malgache des « trois brins de paille rangés en ligne » : les deux premiers appartiennent au mari, le troisième à l’épouse.

Au milieu de la salle à manger gisait un paquet volumineux, enveloppé d’un drap et prêt à être emporté. Du linge, des effets, des bibelots s’entassaient pêle-mêle sur la table. Ralinoure, gênée, expliqua que des parents à elle étaient venus chercher les objets lui appartenant et quelques autres donnés depuis longtemps par Berlier. Claude, sans marquer aucun étonnement, réclama les lettres, les papiers, et monta dans la chambre à coucher. Les deux chaises, la couverture du lit, la cuvette et le pot à eau, une partie des malles avaient déjà disparu. Dès que la ramatou fut sortie, il ouvrit par curiosité une des cantines qui restaient : elle ne contenait que des linges troués et quelques vieux habits froissés. Ainsi le pillage de la maison était accompli. Claude eut de tristes réflexions.

Puis il songea qu’avec ses idées d’Européen il jugeait très mal la situation. Ralinoure possédait toutes les qualités des Imériniennes : aimable, douce, prévenante, prompte à deviner, à devancer les désirs de l’homme, elle avait été pour Berlier précisément la compagne qu’il souhaitait, l’avait soigné, pendant sa courte maladie, avec un dévouement maternel. Depuis des années qu’elle vivait dans sa maison, n’avait-elle pas le droit de se considérer comme son épouse selon la coutume malgache ? Si le vazaha avait pu prévoir sa mort prochaine, il lui aurait légué sans doute ce que contenait sa case, meubles sans valeur, bibelots de pacotille, linge usé, que les coloniaux liquident à vil prix, avant de rentrer en France.

En bas continuaient des allées et venues discrètes. Par la fenêtre ouverte, Saldagne vit un homme traverser le jardin : il équilibrait sur sa tête le gros paquet enveloppé d’un drap ; on eût dit un blanchisseur emportant le linge de la semaine. Ralinoure remonta ; elle tendit à Claude un lot de papiers, de lettres, de factures, retrouvées en fouillant les tiroirs ; il en fit une liasse, qu’il noua d’une ficelle, pour les trier chez lui, à loisir : rester dans cette chambre où il avait vu l’agonie de Berlier, lui devenait pénible.

En bas, il causa quelques instants avec la ramatou.

— Qu’est-ce que tu comptes faire, Ralinoure ? Tu vas te marier avec un nouveau vazaha ?

— Oh ! non ! Pas tout de suite ! Je vais aller chez mes parents à Ambouhitrabibe, puis je reviendrai à Tananarive.

— Dans combien de temps ?

— Je ne sais pas.

Ainsi toutes les convenances seraient observées. Décidément il n’y avait rien à dire. D’ailleurs, si certaines ramatous se conduisaient mal avec des Européens, ceux-ci ne leur en donnaient-ils pas l’exemple ? Il se rappela des histoires vraies qu’on lui avait contées, et où les hommes de sa race n’avaient pas le beau rôle, une surtout dénouée récemment : dans un chef-lieu de district voisin de Tananarive, un fonctionnaire vivait avec une Imérinienne qu’il avait depuis neuf ans ; trois enfants, nés de cette union quasi-légitime, élevés dans la maison de leur père à l’européenne, portaient chapeaux et souliers, mangeaient à table avec leurs parents, recevaient des rudiments d’instruction française. Brusquement, la femme fut emportée par une pneumonie ; l’homme, l’Européen, le civilisé, quelques jours après, renvoya les petits dans la famille malgache de leur mère, en un village perdu de la montagne ; il fit venir de Tananarive une jeune et jolie ramatou ; et il cessa complètement de s’occuper de ses enfants, il les laissa retomber à la vie indigène, avec la nostalgie d’une existence plus belle qu’ils avaient connue : il n’expédia jamais d’argent aux parents malgaches qui les nourrissaient ; il ne demanda même plus de leurs nouvelles.

Non, Saldagne ne jetterait pas la première pierre ni à Ralinoure, ni à Razane, ni à aucune autre.

Rentré chez lui, en compulsant les papiers du mort, il trouva un testament. Berlier léguait à ses parents de France diverses sommes d’argent, déposées dans une société de crédit, et à Ramatou[1] Ralinoure, fille de Razafindralambe et de Rasou, sa maison d’Isourak, avec tout ce qu’elle contenait. De son tombeau et des dispositions à prendre pour sa sépulture, pas un mot. Saldagne ne fut pas trop surpris. Souvent des Européens faisaient à leurs petites épouses, au moment de quitter définitivement Tananarive, ce don exceptionnel d’une maison : délicatesse probable d’amants vraiment épris, et désir d’assurer la vie matérielle de leur compagne, en l’empêchant de tomber, après eux, à la basse prostitution. Un mois plus tôt, il eût compris lui-même cette pensée et songé peut-être à jeter les fondations de la case destinée à Razane.

Tout de suite il voulut faire connaître ces dispositions à Ralinoure ; il la trouva seule dans la maison bien rangée, un peu nue. Presque plus de traces des récents pillages : à certaines places, sur les murs, le papier plus neuf témoignait de cadres enlevés. Ralinoure connut la grande nouvelle sans émotion apparente : les races barbares sont impassibles dans la joie comme dans la douleur. Elle restait debout, la main appuyée sur la table, les yeux perdus dans de mystérieuses visions. Leur silence gênait Claude plus qu’elle-même, car les primitifs n’éprouvent pas le besoin d’accompagner de paroles toutes leurs sensations.

Il lui tendit le testament de Berlier, montra le passage qui la concernait. Elle demanda si les autres Européens ne lui feraient pas de difficultés, maintenant que Raberlié n’était plus là pour la défendre. Dans son cerveau s’accomplissait un obscur travail ; l’émotion, lentement, grandissait en elle, se manifestait par de légères crispations nerveuses des lèvres.

— Que vas-tu faire de la maison ? dit Claude. Est-ce que tu l’habiteras avec tes parents ?

— Oh ! non ! fit-elle, comme scandalisée. Je la louerai à des vazaha.

— Mais toi ?

— Je m’installerai à Ambouhitrabibe. Je ne vivrai plus à Tananarive, maintenant… J’ai deux enfants malgaches, dans mon village. Je ne veux plus les quitter…

Ainsi, mise à l’abri du besoin, elle ne chercherait plus parmi les étrangers de mari temporaire. Elle allait devenir une honnête mère de famille, une campagnarde, elle serait rendue à son vrai milieu, et suivrait de nouveau, en Imérinienne conservatrice, la coutume de ses pères… À moins que, par une suprême dissimulation, elle ne mentit en cette minute, pour dire à l’ami de Berlier les paroles qu’il souhaitait d’entendre.

Il demanda encore si elle ne transporterait pas le corps de Berlier dans le tombeau que celui-ci s’était fait bâtir. Elle réfléchit un instant et dit :

— Non. Il vaut mieux qu’il soit avec les autres vazaha. Les tombeaux dans les jardins, pour que tous les ancêtres soient ensemble auprès de la case, c’est une coutume malgache.

Et Claude pensa que c’était bien ainsi : Berlier avait eu raison de rendre cette femme à sa race ; lui-même, essayant de rompre la chaîne ancestrale, n’avait eu que l’illusion de se rapprocher des Imériniens, et il valait mieux, en somme, qu’il ne reposât pas dans le tombeau malgache, loin de ses pères et sans postérité. D’ailleurs la maison, indéfiniment, allait être louée à d’éphémères passagers coloniaux, que la présence d’un mort, si près d’eux, gênerait.

Quelques jours plus tard, un matin, Cosquant arriva en trombe chez Saldagne.

— Il m’en arrive une bonne. Vous savez qu’on venait de m’accorder une troisième année. Eh bien ! on m’envoie la faire à Tuléar !

Et le brave capitaine exposa toutes les raisons qu’il avait d’être furieux : le nouvel arrivant, qui le remplaçait à Tananarive, M. Du Buys de Lachaume, était un arriviste, recommandé par plusieurs politiciens influents ; et pour ce fils d’archevêque on l’expédiait, lui, à Tuléar. Saldagne essaya de le consoler en lui vantant les charmes de sa nouvelle résidence : climat excellent, vie facile et même, d’après les on-dit, très joyeuse.

— Il paraît que les femmes sakalaves, surtout telles de la tribu des Vèzes, sont admirablement faites, et parmi les plus belles de l’Île. Vous pourrez instituer des comparaisons avec les Imériniennes.

Cosquant sourit dans sa colère, s’apaisa un peu.

Saldagne, demeuré seul, s’attrista de ce départ. Le capitaine était un agréable compagnon, heureux de vivre, et d’joie communicative. L’Administrateur Jean Romain devait prochainement rentrer en France. Claude savait que Desroches, comme il sied à un magistrat, ne restait jamais plus de deux ans dans une colonie, or il était à Madagascar depuis dix-huit mois. Lui-même comptait au bout d’un an aller passer un semestre en Europe. Lorsqu’il reviendrait à Tananarive, qui retrouverait-il de ses anciens amis ? Pas un Berlier, le plus cher de tous, mort ; l’administrateur, le magistrat, l’officier, affectés dans d’autres coins du vaste monde. Il faudrait recommencer, avec un peu de découragement, l’éternel essai des affinités et des sympathies, pour se créer des amitiés nouvelles. On a mieux conscience aux Colonies que la vie est un éternel Devenir, sous des climats changeants, avec toujours des visages inconnus.


Alors les voix du passé, définitivement, triomphèrent dans le cœur de Claude, et, devant l’image de Marthe Villaret, l’illusion de Razane, la fille de l’Île rouge, s’effaça de plus en plus. Il songea au retour. Chaque jour écoulé paraissait l’éloigner davantage de celle qu’il avait fui et vers qui, maintenant, il avait hâte de revenir. Engagé pour un an avec la Compagnie Australe, il venait de passer quatorze mois à Madagascar : son contrat se trouvait résiliable, à charge pour lui de prévenir trois mois d’avance. Il écrivit donc pour se rendre libre, calcula que sa lettre arriverait là-bas au bout de vingt-deux jours ; il lui restait quatre mois encore à vivre à Tananarive. La lettre partie, il fut très calme, avec l’impression d’avoir renoué la chaîne de sa vie, un instant interrompue. Desroches et Jean Romain connurent seuls sa décision, soigneusement cachée à Razane. Pourquoi troubler avant l’heure la vie sereine de cette enfant ? Il serait toujours temps de la prévenir. Résolu à la garder jusqu’au départ, Claude appliquait désormais les principes de Desroches, demandait si peu à l’Imérinienne qu’il était sûr de ne pas avoir de déception. De plus en plus sa personnalité de France, l’ancienne, se substituait à celle de Tananarive. Le soir, lorsque, rentrant en sa case d’Ambouhipoutse, il se reposait dans l’ombre profonde de la varangue, il ne regardait plus, comme naguère, l’immortel et mélancolique paysage, ou, s’il y jetait les yeux, il n’en gardait qu’une impression confuse de couleurs somptueuses mélangées sur une palette, et, les paupières closes, il évoquait d’autres horizons que ceux de l’île australe.

Razane respectait ces songeries : déranger brusquement quelqu’un dont l’âme est absente, peut empêcher cette âme de revenir. L’Imérinienne soupçonnait que le double de Claude s’en allait maintenant très loin, vers les régions d’au-delà les mers, d’où venaient les vazâha. Mais elle ne s’en étonnait point : elle-même, si elle eût traversé l’Eau-Sainte, sur les grands bateaux semblables à des villes, eût éprouvé le regret de ses parents, de son village, de Iarive-la-Belle et de la Terre où reposent les Ancêtres. Elle attribuait aussi la tristesse de Saldagne à la mort de Berlier, au départ de Cosquant, à la désorganisation de la vie habituelle du petit groupe. Elle n’osait guère proposer de distractions : comment une femme malgache pourrait-elle deviner les idées bizarres qui se succèdent dans l’esprit d’un Européen ? Mieux valait suivre ses caprices que de risquer de les contrarier.

Elle se faisait seulement aussi douce, aussi patiente que possible, circulait, menue et silencieuse, dans la maison. Elle était là, quand Claude désirait sa présence, s’éclipsait lorsqu’il avait envie d’être seul. Elle ne le gênait jamais, ne faisait pas de bruit ; parfois seulement il entendait le tintement de ses bracelets entrechoqués, presque pareil au bruit que ferait la chaîne légère d’un animal familier.

Du reste elle n’avait de moments de mélancolie que devant Claude. Seule, elle jouissait de la douce vie que dispensent à tous les Imériniens le soleil et la lumière.

Saldagne était absent la plus grande partie du jour. Ses affaires l’absorbaient, et il travaillait beaucoup, pour tout laisser en bon ordre au moment de son départ. La ramatou s’accommodait de ces nouvelles habitudes ; elle échangeait des visites avec ses amies ; parfois elle passait des heures dans la maison de ses parents, où elle retrouvait tous les familiers d’autrefois. Elle y prenait certains jours le repas de midi, quand le vazâha, la veille, l’avait prévenue qu’il ne rentrerait pas. Manger par terre, accroupie sur une natte, avec une cuiller de bois, ne la gênait en aucune façon ; elle puisait sans dégoût au gros tas de riz versé parfois à même une natte au milieu du cercle de convives, et tendait son assiette, comme quand elle était petite fille, pour avoir des brèdes ou pour recevoir de sa mère la part rituelle du poulet, la cuisse ou le pilon, due aux enfants. Même ces retours à la vie d’autrefois lui faisaient plaisir. Elle ne s’était jamais habituée complètement aux coutumes des étrangers, et se sentait comme affranchie d’une contrainte, quand elle pouvait ne pas s’asseoir devant une table servie à l’européenne.

Trois mois passèrent. Bientôt, songeait Claude, il faudrait prévenir Razane. Il en éprouvait un ennui, une gêne, plutôt qu’une émotion. Sans doute il supposerait un câblogramme reçu de France et le rappelant, pour simplifier les explications. Il se donna une semaine encore.


Un jour, il rentrait chez lui à pied, plus tôt que d’habitude, vers quatre heures, par le quartier d’Ambanidie, à l’est de Tananarive. Très peu d’Européens habitaient là ; les cases malgaches s’y serraient les unes contre les autres, en un désordre pittoresque. La vie indigène grouillante étalait en pleine rue ses joies et ses misères. Des malades assis contre le mur des maisons, les jambes allongées, se chauffaient au grand soleil guérisseur. Des femmes, étendues à plat ventre, appuyées sur les coudes, livraient à des amies leurs tignasses ébouriffées à tresser en petites nattes régulières ; d’autres cherchaient tes parasites dans la chevelure de leurs rejetons impatients. Le bruit sourd des pilons à riz, retombant dans les mortiers de bois, retentissait à l’intérieur des cases. Le soleil faisait ruisseler sa lumière, épandait sa joie. Des linges de couleur douteuse séchaient à presque toutes les fenêtres, sur les murs rouges et jusque sur le revêtement des tombeaux. Des idylles s’ébauchaient : dans une encoignure, une petite Imérinienne d’une douzaine d’années, appuyée au tronc noueux d’un lilas de Perse, fixait obstinément le bord de son lamba, que tirait doucement un garçon de quinze ans, debout près d’elle. Un chat famélique suivait pas à pas un gosse qui mangeait un gâteau de riz tout doré. Puis une école se vida : un flot d’enfants roula dans la rue, le silence fut interrompu par des cris, des rires, des bousculades, et le peuple effrayé des poules se réfugia dans les maisons.

Claude se souvint : la case des parents de Razane était dans ce quartier. De petites filles presque en haillons, leurs chevaux ébouriffés pleins de fétus de paille, jouaient auprès de lui. Au milieu de cette simple population, vivant de riz et de brèdes, habitant les mêmes taudis, pèle-mêle avec les volailles et les cochons, on distinguait mal les enfants plus aisées des petites indigentes, les unes comme les autres ignoraient souliers, chapeaux, mouchoirs, et grattaient continuellement leurs têtes vermineuses. Telle avait été jadis Razane petite fille. Elle partageait sans doute dix ans plus tôt, ces jeux innocents ; puis elle avait eu, dans l’ombre des cases, d’autres passe-temps avec les hommes. Ensuite, elle était sortie de son peuple. Pourquoi ?

Saldagne eut l’idée de revoir la maison montrée une fois en passant par sa ramatou. Il se rappelait un petit sentier cahoteux, au coin d’un grand tombeau, crut le reconnaître, s’y engagea. Des eaux sales stagnaient, suintaient entre les pierres, répandaient une odeur d’égout, à la fois sûre et fade. Le chemin sinuait entre de grands murs de terre rouge, découronnés et crevassés d’innombrables lézardes. Des brèches, ça et là, servaient de portes pour entrer dans des cours pleines d’immondices, de poules et d’enfants. Claude avait maintenant l’impression de s’être trompé. Mais la vie obscure et misérable, hors du grand soleil, dans l’ombre des venelles, l’intéressait. Pas un passant. Il observait sans être vu par les fentes ou les trous des murs de clôture disjoints, il surprenait la vie familiale et intime des cases. Soudain, dans l’une, il vit ceci : au premier étage, une femme les bras croisés, vautrée sur l’appui de la fenêtre, et presque couché sur elle, la tenant a plein corps, dans l’attitude aveulie du désir satisfait, un homme, un Malgache. Or la femme était Razane, la Razane de la maison d’Ambouhipoutse, celle qu’il appelait sa Zane ; l’homme, pas même un de ces modernes petits jeunes gens, de ces Faux-cols qui copient les modes et les vices des Européens, mais un indigène quelconque qui peut être marchait, nu-pieds et portait un chapeau carré de bourjane.

Claude se recula un peu dans l’ombre du mur. Il continuait de voir. Le couple ne bougeait pas, restait sans expression, sans émoi, probablement sans pensée, dans cette espèce de vie végétative où se plaisent les Imériniens. Leur bonheur n’avait pas besoin de paroles et probablement le geste était accompli. Saldagne s’arracha de ce spectacle, revint sur ses pas dans l’écœurant sentier, et, le long de la rue joyeuse, dans la clarté retrouvée, dans la clarté limpide et saine, remonta vers Ambouhipoutse. Un vent léger, venu de l’est, sans parfums, soufflait seulement sa fraîcheur au visage de Claude ; lui, regardait à travers la transparence de l’air pur tout le grand paysage lumineux. Il débarrassait lentement son corps des senteurs d’égout du petit chemin, son esprit des visions obscènes et des pensées troubles. Il se sentait très calme, sans colère, sans indignation, sans haine. Il ne souffrait ni dans sa chair, ni dans son amour-propre. Il n’en voulait point à l’Imérinienne, que les Européens avaient détournée de sa race. Lui-même, depuis deux mois, n’avait-il pas abandonné en esprit Razane pour retourner à Marthe Villaret. L’infidélité lui apparaissait réciproque, et l’erreur était au début même de leur liaison : pourquoi chercher à unir la vie de deux êtres qui suivent les coutumes d’ancêtres différents ?

Il réfléchissait posément aux mesures a prendre. Une s’imposait : le renvoi immédiat de Razane, non pour la punir, mais parce que ce serait plus propre ainsi. Après le flagrant délit de tout à l’heure, il devenait impossible pour Claude de continuer la vie commune. Entre le vazaha et la ramatou, une dégoûtante image trop précise se fût interposée. D’ailleurs la séparation définitive n’en serait avancée que d’un mois à peine. Il rentra lentement chez lui, avec la ferme résolution de rompre ce soir même. Il n’éprouvait ni affres, ni inquiétude, à peine de l’ennui.

Le divorce ou la rupture des unions libres n’entraîne pas à Madagascar les mêmes complications qu’en France. « Le lien du mariage est assez lâche, dit un proverbe malgache, pour être facilement dénoué ». D’après l’ancienne coutume imérinienne, la répudiation de la femme par la volonté ou le caprice du mari était une des formes régulières de la dissolution du mariage. Il va sans dire que le divorce par consentement mutuel et pour simple incompatibilité d’humeur en était une autre. Enfin, quand l’un des époux quittait Tananarive ou l’Imerina pour une longue période, l’autre avait le droit soit de divorcer, soit de contracter une union provisoire. Ainsi, d’après les mœurs d’autrefois, Razane et Claude se trouvaient libres tous deux, du fait que l’étranger partait pour la France.

Certaines ramatous nouveau jeu feignaient, à l’heure des séparations momentanées ou définitives, un désespoir sans bornes ; mais bien peu d’Européens étaient dupes de ces manifestations étrangères au caractère indigène.

Tout se passa comme le prévoyait Saldagne. Razane rentra, très naturelle. Claude lui raconta sa promenade dans le petit sentier malgache, au quartier d’Ambanidie, et ce qu’il avait vu. La précision des détails fut telle que la ramatou ne nia point. Il dit qu’il ne lui en voulait pas, qu’il la suppliait de ne donner aucune explication ; il ajouta que, rappelé en France, il allait partir avant un mois. Dans ces conditions, et en raison du petit incident de tout à l’heure, il avait décidé que leur union temporaire prendrait fin ce jour même. Il lui remit quelques billets bleus en la remerciant d’être venue habiter la case d’Ambouhipoutse, et lui souhaita de trouver promptement un nouvel époux, si tel était son désir. Il la pria enfin de choisir parmi les meubles et les objets ménagers ceux qui pourraient lui plaire. Les jours suivants, à des heures déterminées, elle procéderait au déménagement de ses affaires. Elle comprit, à l’accent et au calme de Claude, que la décision était irrévocable. Avec la passivité naturelle à sa race, elle accepta soudain le fait accompli. Ainsi ses aïeules, plus d’une fois, avaient dû se soumettre aux volontés de l’homme, du maître. Claude se souvint d’une histoire de famille, contée naguère par elle-même : la deuxième femme du grand-père polygame d’Imérimandzak, l’épouse préférée, chassée un jour pour adultère. Quelle avait pu être l’attitude de celle-là ? Sans doute elle avait fait preuve de la même résignation muette. Il comprit que, par le silence, la situation allait devenir ridicule. On n’avait plus rien, rien à se dire. Autant se quitter tout de suite.

— Adieu, Razane.

— Adieu, Raclaude.

Leurs regards se rencontrèrent, étrangers déjà l’un à l’autre, et ils s’en allèrent chacun de son côté. C’était fini.

Claude se rappela les affres de la dernière rupture, à la fois si proche et si lointaine, lorsqu’il avait tenté d’obscurcir en son cerveau l’image d’une femme de sa patrie. Maintenant, cette image subsistait seule, après le départ de la petite épouse temporaire.

  1. Ramatou en langue malgache, est l’équivalent du mot français Madame et ne comporte aucun sens péjoratif.