La Fille de l’Île Rouge/Retour chez les Cimmériens

Ernest Flammarion, éditeur (p. 226-244).

VII

retour chez les cimmériens


Les jours suivants, la maison lui parut vide et triste. Razane avait emporté la chaise de bord où elle s’allongeait d’habitude ; mais il en regardait la place accoutumée, sur la varangue ou dans la grande allée du jardin. Le souvenir de l’Imérinienne restait obsédant : il avait beau se reprocher cette hantise, il ne parvenait pas à l’écarter. Dans les rues, à voir de loin une Malgache en filanzane, il éprouvait une indéfinissable émotion ; de même, quand les traits d’une femme ou sa démarche lui rappelait l’absente. La case, la ville, le paysage tananarivien tout entier multipliaient en son cerveau l’image de Zane. S’il faisait effort pour évoquer Paris et faire revivre dans sa mémoire des visions hyperboréennes, un autre fantôme de femme blonde et pâle ressuscitait en lui aussitôt. Il était sûr que toujours ce serait ainsi : la femme-enfant, au teint de granadelle mûre, aux yeux puérils, à l’âme impassible, resterait assise, comme une idole barbare, nimbée de rouge sombre et de violet, dans le couchant austral. Et là-bas se levait, pour venir au-devant de lui, dans l’aube grise du ciel cimmérien, l’amie inoubliable, souriant de ses yeux tristes.

Il décida de quitter la case où il ressassait inutilement des impressions abolies et de s’installer à l’hôtel. Ce lui fut comme une transition vers la vie d’Europe. Dans cet hôtel, pareil à un confortable café de province, il s’étonnait presque de voir les clients en dolmans de toile blanche et en casque colonial ; pas d’autres Malgaches que les boys discrets, en blanc, jambes nues. Aux repas, les tables de pensionnaires l’amusaient ; près de lui, des jeunes gens, fonctionnaires à leurs débuts, daubaient contre le Gouverneur Général et sa manière d’administrer la colonie, parlaient avancement ou service, Ils n’épargnaient guère leurs chefs, encore moins les femmes mariées de la société tananarivienne. Leur conversation s’élevait rarement au-dessus des sports, des potins de bureau, des ramatous. De l’autre côté, une table de colons et d’entrepreneurs, sympathiques à Saldagne, vêtus sans aucune recherche, les poches bourrées de calepins, d’échantillons, de mètres : ils causaient, et sur tout, très divers d’avis, mais discutant ; gens actifs et énergiques, tendus dans la volonté d’arriver vite, ils faisaient bien augurer de l’avenir des affaires dans une colonie jeune.

Pour son dernier soir de Tananarive, Claude, en attendant Desroches et Romain qui devaient dîner avec lui, s’attabla dans la salle de café. De la fenêtre ouverte, au bord extrême du petit plateau d’Antaninarenine, on dominait le paysage imérinien. Des brumes venues de la grande forêt de l’Est envahissaient tout un côté de l’horizon ; le ciel presque entier se colorait de rouge, de rose, de violet. Les montagnes changeaient de teinte à chaque minute ; leurs plans successifs se détachaient en vigueur dans la lumière blonde, et s’abaissaient irrégulièrement jusqu’à la plaine de Bétsimitatre. Dans le creux au-dessous de Tananarive, le manteau vert du riz nouveau ondulait, se prolongeait en golfes jusqu’aux premières collines couvertes de maisons et de villages. C’était, après la verdure humide et reposante des rizières, un contraste de couleurs violentes et chaudes, avec des oppositions de pourpre et de bleu, de mauve et d’ocre brûlée. Puis les plans de plus en plus lointains s’estompaient dans une brume de plus en plus claire ; d’abord bleus, puis dorés, et, à l’extrême horizon, qu’on eût attendu sombre, il semblait que les montagnes émettaient toute la clarté du jour près de mourir. Mais déjà la brume, moins lumineuse, atténuait les horizons ; la pourpre du ciel et l’azur des montagnes se confondaient en tons indécis, on ne distinguait plus que des couleurs substituées aux formes, tandis que, près de l’hôtel, la foule des lambas circulait en théories blanches sur le fond des manguiers d’Antsahavoul.

Enfin, en quelques minutes, tout s’assombrit. La nuit littéralement tomba, sans crépuscule. Maintenant les lambas pâles, à peine visibles, glissaient dans l’ombre, comme des fantômes. Claude une fois encore demeura triste de la chute du jour, de son dernier jour Imérinien.

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Le surlendemain, il était à Tamatave, dans l’attente anxieuse de l’avenir. Depuis un mois il ressassait cette idée fixe : qu’était devenue Marthe Villaret ? songeait-elle encore à lui ? Pardonnerait-elle la soudaine, la brutale rupture ? Des questions plus troublantes se posaient. Si elle l’avait oublié complètement ? Si elle s’était mariée, par dépit… ou par amour ? Bien des fois il avait envisagé les moyens de sortir de cette incertitude. Mais le temps lui manquait pour écrire : une réponse de France met deux mois à venir. Du reste, après la façon dont ils l’étaient quittés, il aimait mieux la revoir ; au premier regard échangé entre eux, il connaîtrait son destin.



L’Hôtel Métropole, à Tamatave, est très colonial : chambres à larges portes-fenêtres, qu’on laisse ouvertes, la nuit, sous les varangues ; salle à manger fermée d’un côté seulement, avec des balustrades à hauteur d’appui, donnant sur le jardin et sur l’océan. Toute la construction, en bois, est d’aspect provisoire et rustique. Aux piliers de la salle à manger, de hautes et larges palmes se fanent, profilant leurs éventails verts sur des pentes et des bandeaux de cretonne rose à fleurs. Au-dessus des tables, les pankas rouges interposent leurs écrans sombres et battent l’air d’un rythme lent. Une terrasse, séparée de l’océan par le boulevard Galliéni, domine la baie de Tamatave, la vaste baie en croissant, terminée par les deux pointes Hastie et Tanio.

L’océan y vient briser mollement ses vagues sur le sable, au pied des rochers noirs qui protègent la digue. Une houle lente et perpétuelle le soulève, comme la respiration mystérieuse de l’abîme. Parfois, quand au large une lame plus forte vient s’abattre sur la ligne des récifs, l’ondulation s’en propage, plus haute, dans la rade, et la voix profonde du ressac chante alors sur les plages la plainte de la mer.

Deux journées à Tamatave, avant l’embarquement, passèrent vite dans l’enchantement des Tropiques. Claude, à grand’peine, s’arrachait de Madagascar ; jamais en France il n’avait senti nostalgie pareille à quitter des pays où il avait vécu. L’Imérina rouge et rocailleuse des Hauts-Plateaux lui laissait plus de regrets que le sol de sa Lorraine. Il la revoyait toute, cette terre étrangère, depuis le seuil de ses grandes montagnes jusqu’à Iarive-la-Joyeuse, et il l’aimait pour le charme de ses soirs, la clarté de ses matins, la grâce de ses femmes, la majesté de ses mélancoliques paysages. Déjà la vision manquait à ses yeux des terres coulant comme du sang coagulé hors des cratères d’érosion, des crevasses et des fissures saignant au flanc des montagnes, des lambeaux de pourpre sombre ou de vieux rose, que les champs récemment retournés jettent comme des haillons sur la nudité des collines. Blanche, ou grise, ou verte, cette contrée serait banale, ressemblerait à des pays déjà vus ; mais, dans sa rouge splendeur, si étrange, si infiniment variée par les jeux de la lumière et de l’ombre, elle est unique au monde, elle n’est pareille à aucune autre, ni aux Vosges, où les grès rougeoient dans la brume matinale, sous le manteau sombre des sapins, ni à l’Estérel empourpré, qui mire ses chênes-liège et ses pinèdes dans les calanques bleues.

À Tamatave, les plantes, les cases, les hommes rappelaient encore à Claude l’Imérina, et il continuait à s’extasier de la joie lumineuse des jours. Vêtu de blanc, il errait par la ville, faisait provision d’images coloniales pour les soirs du pays des Hyperboréens. Sous cette latitude et sur une côte battue de grandes pluies, une végétation exubérante envahit tout. Entre deux cases voisines, des badamiers sortent de terre, couvrant les toits de leurs larges ombrelles vertes. Des manguiers énormes disjoignent et soulèvent les murs de clôture des jardins. Partout où reste libre un pouce de terre ou de sable, arbres et arbustes jaillissent.

À la musique, place Bienaimé, Claude revit avec curiosité les femmes de la côte, aux étranges et multicolores costumes. Elles serraient leurs tailles souples dans des lambas divers, les uns merveilleux de couleurs, aux tons éteints et harmonieux, avec des dessins imités des voiles de l’Inde ou de la Perse, les autres voyants ou criards, d’un effet charmant et puéril dans le triomphe du soleil. Les Bétsimisârak se promenaient par groupes, la plupart en chapeaux extravagants, de grandes pailles du pays, aux bords cabossés, rehaussés de soie rose ou verte, avec de gros nœuds en mousseline ou en pongé ; et sous les larges coiffures, dans les doux visages de bronze doré, des yeux blancs riaient. Les Sainte-Mariennes, au nez busqué comme celui des blanches, grandes et bien faites, étalaient des châles bordés d’arabesques, ou emprisonnaient leurs épaules rondes dans des écharpes de soie d’un bleu pâle, d’un rose tendre, d’un vert presque gris. Et les tirailleurs malgaches, la chéchia posée sur l’oreille, souples dans leur tunique kaki serrée à la taille par la ceinture de laine rouge, suivaient de l’œil ces ramatous aguichantes. Les femmes Sakalaves cachaient sous des voiles rouges ou dorés, pareils à des mantilles, l’édifice compliqué de leurs cheveux massés en trois grosses boules ; elles portaient aux oreilles de multiples anneaux d’argent, dans la narine gauche une rosace d’or, et autour du cou de triples ou quadruples colliers de corail rose.

Claude s’étonnait du chaos des couleurs voyantes et criardes, atténuées et devenues presque harmonieuses à force de lumière ; il admirait l’élégance native de ces filles de la nature, qui jouaient de leurs écharpes aux vives couleurs comme les gitanes des cuevas de Grenade. Il songeait à l’effet qu’auraient produit, sous les ciels pâles de l’Europe, ces étoffes discordantes.

Çà et là, quelques Imériniennes, habillés à la mode de Tananarive, en cheveux, avec les multiples petites tresses serrées, plus simples et plus jolies, mais combien moins exotiques, se drapaient, comme des statues, dans leurs grands lambas blancs. Claude, en regardant celles-là, ne pouvait s’empêcher de penser aux jours abolis d’Iarive, et une nostalgie vague se mêlait à la joie de retourner vers l’amie française.

Après la musique, il goûta encore la douceur de vivre, sur la terrasse de l’hôtel, en face de l’océan. La nuit tropicale, à demi lumineuse, avait dès six heures et demie succédé au jour. Le ciel était extrêmement doux de couleur, une vague brume empêchait de distinguer les étoiles. La mer apportait, avec ses relents d’humidité, de fortes senteurs d’algues. Le bruit du ressac, irrégulier et sourd, retentissait comme le grondement d’une bête monstrueuse, et rendait vivante la nature.

Sur le boulevard océanien, au pied de la terrasse, des pousse-pousse, silencieux sur leurs roues caoutchoutées, passaient de loin en loin : sur la digue erraient des ombres blanches, goûtant la fraîcheur de l’heure, des femmes en grands chapeaux clairs, des hommes en blanc.

L’acétylène jetait ses clartés aveuglantes dans la salle à manger de l’hôtel et sur la terrasse. L’océan, invisible dans la nuit, se révélait seulement par le bruit du flot battant éternellement les grèves.

Claude cherchait à distinguer, au milieu de la rade, le paquebot qui, le lendemain, devait l’emporter. Il ne voyait que la ligne brillante des lumières de la salle à mander et les cinq feux réglementaires arrondissant un arc de cercle dans la nuit. Ces feux ainsi placés faisaient penser à la carène recourbée d’une énorme caravelle. Ils semblaient très loin les uns des autres. On eût dit encore les lumières d’un chemin sur la mer, ou les yeux clignotants d’une ville qui cherche à voir dans la nuit sombre.

Neuf heures. La terrasse était vide. Claude, allongé dans un rocking-chair, buvant à petites gorgées un whisky, ne pouvait se décider à regagner sa chambre. Il lui fallait peu d’efforts d’imagination pour se croire au bord d’une mer occidentale, quelque part entre Arromanches et Trouville, par une chaude soirée d’août. Là-bas, des vagues pareilles venaient mourir sur les plages de sable, et il ne connaissait pas assez la carte du ciel pour distinguer les étoiles qui se couchent dans l’Atlantique du Nord d’avec celles qui se lèvent sur l’océan indien. Pourtant, autour de lui, les boys Bétsimisârak circulaient, dans leurs habits blancs, sous les pankas ; les anophèles sournois volaient dans les clartés de l’acétylène. Claude eut de nouveau conscience de la terre australe perdue dans l’océan. Ses yeux cherchaient à percer l’immensité profonde de la nuit ; il songeait à l’horreur mystèrieuse de la mer, qui commençait à quelques pas, au pied de la digue : c’étaient d’abord les eaux calmes de la rade peuplées de poissons rouges ou bleus, poursuivis jusque dans leurs palais de corail par les squales voraces. Puis se creusaient les grands fonds ; tout près de la côte, la sonde plonge dans des abîmes d’où émergeraient à peine les plus hautes cimes du globe, entre la rude table du plateau malgache, seul témoin d’un continent disparu, et les montagnes chaotiques de l’Asie, toit du monde. Il se représentait le Tamatave d’autrefois : ni digue, ni route, ni villas au bord de la mer, ni hôtel, ni lumières ; quelquefois les feux d’un vaisseau de guerre, hors rade, loin des récifs ; le long de la côte, basse et marécageuse, des vakouas et des badamiers, avec quelques misérables cases en roseaux ; sur la grève, des piquets noirs, où blanchissaient, fichés comme les têtes de bœufs sur les poteaux des sacrifices dans les villages Bétsimisarâk, les crânes de matelots français tués. Cette lugubre évocation d’un Tamatave fiévreux, désolé et barbare lui faisait trouver plus riantes et plus douces les visions récentes de la journée.

Pendant la nuit, le temps changea ; le baromètre baissa soudain ; l’air devint lourd. Un cyclone sans doute passait dans les parages de la Réunion ou de Maurice. Des coups de vent brusques secouaient les arbres dans le jardin, et de son lit Saldagne entendait les vagues se briser avec fracas contre les enrochements au pied de la digue. Au matin, le calme était revenu, mais le ciel, encore couvert, ne laissait rayonner qu’une lumière tamisée et douce. Sur la mer d’opale, presque sans vagues, la ligne blanche de la barre marquait juste l’affleurement des récifs de corail ; elle brisait la houle du large, et, au delà, de grandes ondulations lentes venaient mourir avec un bruit sourd sur les roches protectrices du boulevard maritime Malgré l’absence de soleil, le paysage demeurait exotique par l’aspect des cases à varangues, par les allées de cocotiers le long du boulevard, par tous les arbres étranges qui verdoyaient ou fleurissaient dans les jardins. Derrière le wharf s’allongeait la pointe Tanio, boisée de filaos et de badamiers, dominée par les toits rouges des bâtiments militaires. Du côté de la terre, très loin, à l’horizon, se détachaient, en une ligne bleue, nette et dentelée, les hautes montagnes, premières assises du plateau imérinien, et, sur ce fond sans soleil, les filaos se profilaient presque avec des silhouettes de sapins.

Sur rade, plus de navires que n’en voit ordinairement Tamatave : quelques goélettes ancrées près des récifs, et, en face de la passe, trois grands vapeurs, un anglais, le « Zanzibar », un hâvrais, la « Ville-d’Alger », et un marseillais, le « Natal ». Le « Zanzibar » paraissait neuf avec sa coque éblouissante de blancheur et sa flottaison d’un rouge vif, il était plus petit, plus lourd et plus trapu que ses voisins. La « Ville-d’Alger » dominait de sa masse noire le peuple des chalands pressés autour d’elle. Le « Natal », paquebot postal des Messageries Maritimes, préparait son appareillage.

À deux heures, Claude gagna le bord. Le temps, de nouveau, s’était assombri ; le ciel, couvert, était lourd comme l’océan ; sur les eaux plombées les fumées du « Natal » traînaient, pareilles à des nuages plus bas et plus noirs. La « Ville-d’Alger », sombre comme un charbonnier, s’harmonisait avec la tristesse des choses. Au bout du wharf se dressait l’armature pesante de deux énormes grues levant leurs bras inutiles sur les eaux peuplées de requins. La pointe Tanio, estompée dans les vapeurs marines, s’étendait sur la mer glauque, comme une presqu’île d’Armor. Les goélettes, si blanches ce matin, paraissaient sales, Claude songea soudain aux Islandais de Paimpol…

Voici que son cerveau d’hyperboréen évoquait déjà, sur les chaudes grèves de l’océan austral, les tristes mers cimmériennes, les mers de la brume et du froid. Quand les poètes les ont chantées, c’est pour dire leur inclémence, leurs colères sauvages, les nuits de tempête, et les voix lugubres qu’ont leurs vagues en montant à l’assaut des rivages. Ces mers-là donnent la nostalgie des ports profonds cachés dans les recoins de côte, du retour heureux vers les villes grises aux épaisses maisons chaudes ; tandis que les mers tropicales, les jours ordinaires, font rêver à de perpétuels départs vers des îles toujours plus lumineuses, toujours plus heureuses sous les baisers brûlants du soleil.

Claude eût souhaité que le paysage malgache fût moins mélancolique le jour de son départ. Puisqu’il s’en allait volontairement, rappelé par les voix ancestrales qui parlaient en lui, il se figurait n’avoir plus rien à craindre de la magie des Tropiques, et il eût voulu voir une dernière fois, dans toute sa splendeur, le mirage austral.

Le petit canot qui l’emportait, s’éloignait comme à regret de la côte. En face, à moins de cent mètres, une femme Bétsimisârak était assise sur le parapet de la digue : sur ses jambes grêles le vent plaquait une jupe verte, et elle ramenait frileusement sur ses épaules un lamba blanc il grands dessins rouges ; sous le ciel gris et terne elle apparaissait aussi ridicule qu’un Européen, en jaquette et chapeau melon, sur une plage inondée de soleil, au pied des cocotiers. De telles dissonances étaient pour Claude le symbole attristant de la relativité du bonheur. Brume ici, soleil là-bas, que lui réservait le lendemain ?

Le « Natal » leva l’ancre à cinq heures, et la Nature, une fois encore, se plut à changer l’illusion des choses. La mer, à l’Est, restait embrumée, couverte d’un voile de brouillard ; mais, du côté de la terre, le ciel se découvrit, devint bleu ; l’océan indigo mourait en ondulations molles, au pied des enrochements, sur la plage de sable pleine de débris de coraux.

Claude, après avoir surveillé l’installation des bagages dans sa cabine, s’accouda, pour l’appareillage, à l’arrière du paquebot. Les chaloupes à vapeur et les canots du port s’éloignaient, regagnant la côte. Non loin du « Natal », la « Ville-d’Alger » et le « Zanzibar » se balançaient lentement au gré de la houle, qui découvrait et immergeait tour à tour les carènes rouillées. Près du navire, la mer était parsemée de débris, planches, caisses vides, corbeilles, morceaux de nattes, écorces de fruits, Saldagne regardait la muraille noire du bateau, immobile dans l’eau mouvante. Il y eut un bruit — ploc… — à l’avant ; on jetait à la mer les entrailles d’un bœuf, les moires du sang et de la graisse s’étalèrent ; soudain une masse noirâtre effleura la surface de l’océan ; une nageoire aiguë surgit de l’eau ; le paquet de viscères disparut dans la gueule d’un requin. Claude sondait du regard, au-dessous de lui, la boule glauque, pour voir d’autres monstres ; mais l’eau semblait morte : deux larges feuilles de ravinale, ballottées à la surface, étaient ramenées lentement vers la terre malgache, toutes les autres épaves, grandes et petites, y tendaient aussi, pour se mêler sur la plage aux débris des coraux. Seule la masse énorme du vaisseau s’éloignait de la terre, attirait un instant dans son sillage les débris flottants, puis les rejetait, tandis que l’effaçait à l’arrière le sillon creusé par l’étrave dans les champs humides de la mer.

Saldagne alors éprouva comme une sensation d’arrachement, d’une indéfinissable mélancolie, à l’idée qu’il ne reverrait jamais plus ces bords. Il jeta un dernier regard sur la cité tropicale et sur la côte riante, bordée de cocotiers. De longues vagues ourlaient la plage d’un ruban ininterrompu d’écume blanche. Des arbres touffus dressaient leurs têtes vertes au-dessus des toits rouges de la douane et du port. Sur le fond sombre des frondaisons, les hôtels mettaient des taches blanches et bleues. La longue ligne des filaos de la pointe Tanio semblait se détacher sur les montagnes d’azur d’une autre côte lointaine…

Le « Natal » en pleine marche : tout s’éloigne rapidement, le balancement des goélettes est déjà presque insensible, la mer stérile n’a plus d’épaves, Un quart d’heure passé, on ne voit plus guère que la ligne des brisants ; derrière, très loin, des cases blanches, dispersées au ras de la côte, se profilent sur une bande verte, dominée par de hautes montagnes noires…

La nuit tombe vite, Claude, accoudé sur le bastingage, ne distingue plus rien.



La côte de France est signalée depuis deux heures. Claude la reconnaît mal dans la brume du matin que le soleil ne parvient pas à dissiper. C’est le 6 avril, le commencement du printemps d’Europe ; le mistral souffle avec force, aigre et froid ; la mer est dure ; le bateau roule fortement. Le ciel n’est bleu qu’au zénith. L’Européen ne peut pas s’empêcher de songer avec mélancolie aux beaux horizons limpides de l’île australe. Il se dit que cette côte grise, là-bas, c’est le sol de sa patrie, qu’il devrait être dans l’allégresse du retour voulu et désiré par lui. Il s’accuse d’indifférence, regarde ses compagnons de voyage. Beaucoup, descendus dans les cabines, préparent les malles. D’autres, appuyés au bordage, causent tranquillement, en jetant par intervalles un regard distrait sur la terre qui se rapproche. Ils sont plutôt gais : c’est ta fin d’un voyage de 21 jours qui devient monotone, surtout dans la dernière partie, sans escales. Ils ne semblent pas émus : ces coloniaux reviennent en France pour six mois, comme on retourne, pendant les vacances, à la mer ou à la montagne, dans quelque villégiature familière et préférée.

Claude sent qu’il serait comme ses compagnons, s’il n’avait pas l’incertitude de son amour anxieux. Un seul passager, non loin de lui, ne partage pas l’indifférence générale ; il est violemment ému et le laisse voir ; c’est un officier qui, six mois plus tôt, a dû renvoyer en France sa femme malade ; il a reçu de mauvaises nouvelles à Port-Saïd, et il se demande s’il ne trouvera pas tout à l’heure un message de mort. Mais ce n’est pas à la Terre non plus que va l’émotion de celui-là.

Cette fois on arrive : le « Natal » file moins vite, entre la côte proche et les îles blanches. Saldagne reconnaît les paysages qui jadis symbolisaient à ses yeux les pays de lumière et de soleil : la Corniche, frileuse sous une brume légère, l’entrée du Vieux-Port, entre les deux collines vertes, et la montagne pelée qui sert de piédestal à Notre-Dame de la Garde. Il trouve ces lieux quelconques, sans joie, dans la lumière un peu blafarde. Il lui semble du reste qu’il les a quittés hier, et il n’y prend point d’intérêt. Il n’éprouve plus qu’une grande hâte d’arriver pour savoir, enfin. Et l’hélice du « Natal » tourne de moins en moins vite, à mesure qu’augmente son impatience.

Une heure s’écoule encore, une heure d’ennui, avant qu’il puisse quitter le bord. Il remet le soin de ses bagages à un employé d’une agence et foule d’un pas indifférent le sol de sa patrie. Il prend une voiture, se fait conduire à la poste. Un volumineux courrier l’attend : fiévreusement il le porte dans une de ces cases en bois où le public trouve des formules télégraphiques et ce qu’il faut pour écrire ; il ouvre et parcourt quelques lettres, parmi celles qui doivent lui donner les nouvelles attendues, et dans l’une il lit ceci :

« Comme nouvelle mondaine, je t’annonce le récent mariage de Madame Villaret, chez qui tu fréquentais beaucoup avant ton départ pour Madagascar. On prétendait même que tu lui faisais la cour… »

Alors il sentit en lui un grand déchirement. Sa solitude, dont il n’avait pas conscience quelques secondes plus tôt, lui apparut lamentable et tragique. Le sang afflua soudain à son visage, il eut envie de pleurer comme un enfant. Dans une sorte de pudeur de son désespoir, il regarda autour de lui. Personne ne le voyait, des gens pressés circulaient sans faire attention à sa douleur. Il relut les lignes que son correspondant avait posément écrites, sans se douter de ce qu’elles pouvaient contenir de douloureux, d’irréparable. Et il lut ceci encore :

« …Ce mariage a étonné beaucoup de gens, Mme Villaret ne passait pas pour avoir envie de reconvoler. Et ce qui a plus surpris encore, c’est que cette jeune femme élégante et si parisienne a épousé un magistrat de province, ni jeune, ni séduisant, qui, paraît-il, s’habille très mal. On ne lui a trouvé qu’une excuse : son mari a la grosse galette… »

Il prit le paquet de lettres et de papiers, sans plus rien lire, et s’en alla, au hasard, dans la ville. Il n’était pas étonné de se trouver à Marseille, aucun détail de la vie européenne, bruyante et agitée, ne le surprenait. Très naturellement il rattachait à toute son existence d’autrefois les jours qu’il allait commencer de vivre… Hier seulement il avait écrit la lettre d’adieu à son amie ; aujourd’hui il en était triste à mourir, et tout était fini, irrémédiablement. Les impressions de Madagascar lui revenaient par instants, comme irréelles : la ville rouge au-dessus des rizières, le peuple blanc des Imériniens, la case avec les étranges et sveltes colonnes de pierre sous la varangue, les soirs emplis du parfum des daturas, et la petite épouse des nuits australes, la femme d’une autre race, qui suivait les coutumes d’autres ancêtres, les baisers maladroits, les talismans d’amour, l’étrange peau orangée, si fraîche, la vision barbare du sacrifice à Andriantsimandâfik, la mort de Berlier… Mais toutes ces choses lui paraissaient si lointaines déjà qu’il se figurait presque n’y avoir pas assisté, ou bien il lui semblait les avoir lues en quelque livre…

Il s’assit, douloureux et brisé, à la terrasse d’un café, sur la Canebière. Il réfléchit, s’évadant dans le passé hors du présent triste, de l’avenir plus maussade encore. Il porta sur lui-même un jugement sévère. Il n’était qu’un impulsif, prenant plaisir à gâcher sa vie. Il avait fui trop rapidement la France, par peur de la femme blanche, et quitté trop vite Madagascar, par dégoût de l’Imérinienne. Pourquoi, dans l’existence, ne sait-on pas s’en tenir aux demi-bonheurs et même aux quarts de bonheur rencontrés en chemin ?

Un semble-soleil luisait sur la Canebière, et le trottoir plein de bruit donnait une illusion de joie. Mais, en face, l’ombre des grandes maisons grises était triste, et Claude, en regardant ce ciel du Midi, d’un bleu si pâle, ouaté de brume, sentit qu’il regrettait déjà, dans la terre des Cimmériens, le mirage austral.


FIN