(pseudonyme, auteur inconnu)
Éditions du Vert-Logis (p. 203-216).


XI


Quand elle vit Chalard, le soir suivant, elle s’excusa aisément et sans rougir de son absence de la veille. Il y avait toujours l’excuse de sa mère pour la tirer d’embarras.

En revanche, il lui annonça qu’il avait découvert un charmant petit nid où ils pourraient, en liberté, se livrer à leurs amours.

Ils y coururent gaiement, comme deux jouvenceaux, et Sarah, à la vue de deux pièces coquettement meublées d’une façon extra-art nouveau, se montra satisfaite. Elle étrenna le local en gambadant à travers les deux pièces, dans le plus simple appareil. Mais elle revint vite à Fernand qu’elle soumit immédiatement à ses inventions les plus saugrenues.

Ce fut une après-midi tellement délicieuse qu’elle oublia, le jour suivant, de rencontrer Laveline qui patienta deux heures d’horloge devant l’Opéra. De cette absence, il ressentit un réel chagrin, désirant maintenant plus ardemment que jamais la jeune fille qui s’était donnée.

Celle-ci, pendant ce temps, courait vers le home nouveau. Elle y fut vers deux heures, ayant oublié le lycée qui lui devenait désormais un tourment.

Fernand avait eu la délicate attention de lui amener une ancienne amie, Jeanne Gevignez, pour pendre agréablement la crémaillère.

Jeanne était une belle brune, au corps charnu, qui avait versé dans la prostitution élégante. En d’autres termes, elle était entretenue par trois compères qui se connaissaient, et entretenait elle-même un gigolo que les autres ignoraient.

En se voyant en face de cette étrangère, Sarah fit la grimace, craignant d’être privée de son après-midi de distraction.

Chalard s’empressa de la tranquilliser en lui assurant que Jeanne ne serait point un trouble-fête, bien au contraire.

Dès lors, Sarah approuva, et afin de le montrer clairement, elle retira sa robe et sa minuscule chemise.

Très digne, Jeanne l’imita à demi, c’est-à-dire qu’elle enleva sa robe et sa combinaison, ne conservant qu’une chemise de dentelle noire qui marbrait sa chair de brune d’étrange façon.

Chalard voulut que l’on goûtât au préalable : il avait lui-même apporté les éléments d’une repas substantiel.

Gaiement, l’on passa dans la pièce qui tenait lieu de salon, de boudoir, de ritting-room.

Sarah s’extasia à la vue de la table bien garnie. Jeanne, d’ailleurs, avait aidé l’amant à sa disposition.

Tous trois se tassèrent sur le canapé et attaquèrent les victuailles comme s’ils eussent jeûné pendant quarante jours.

La jeune fille en profitait pour se livrer à ses charmantes imaginations, soumettant Fernand à de bizarres taquineries.

Jeanne l’encourageait, jugeant que toute passion était normale du moment qu’elle était sincère.

Entre ces deux femmes liguées par un secret instinct, le quadragénaire se voyait contraint de plier.

À mesure qu’il se soumettait, Sarah devenait plus exigeante.


Oh ! le portrait de Maurice… (page 207)

Avec des rires sonores, elle buvait coupe de champagne sur coupe de champagne, se barbouillant de mousse le bout du nez.

Quittant le canapé, Jeanne se livra à un pas de danse fantaisiste que lui suggérait l’ivresse naissante.

Elle tomba à genoux devant un aquarium contenant un innocent poisson rouge :

— Oh !… le portrait de Maurice ! s’exclama-t-elle joyeuse.

Chalard, qui était au courant, expliqua la chose à Sarah, étonnée, précisant que Maurice était le gigolo de la dame.

C’était là une nouvelle page de la vie qui s’ouvrait à l’étonnement de la jeune fille.

Momentanément, elle oublia ce détail, appelée par des soucis plus pressants.

Chalard, que le champagne avait émoustillé, ne demandait pas mieux que de liquider la situation, si l’on peut s’exprimer ainsi.

Jeanne, cependant, dut aider Sarah à le traîner dans la chambre à coucher, tant était grande son impatience.

La jeune fille avait trouvé dans la bruyante gaieté précédente le stimulant nécessaire à sa sensualité. De ses bras charnus, elle entoura le buste de l’amant et l’attira avec violence.

La volupté la transportait, elle avait des cris de bête blessée, des tressaillements d’agonisant, et ses ongles aigus s’enfonçaient durement dans les omoplates nues de l’homme.

Puis elle demeura anéantie, brisée par une fatigue délicieuse qui était aussi un apaisement. Les yeux embués de larmes, elle souriait à la cantonade et à Jeanne en particulier qui lui contenait la tête et riait de toutes ses dents laiteuses.

La nuit était venue, il fallut se revêtir, ce que les deux femmes exécutèrent sans entrain.

Sur le trottoir, Chalard qui, malgré tout, avait des occupations les quitta.

Se tenant par le bras, comme deux vieilles amies, elles s’acheminèrent vers la Concorde. Reprise par son ennui, Sarah parla de la monotonie de l’existence du logis paternel.

Jeanne, qui avait connu une mélancolie identique, mais dans une famille ouvrière, lui conseilla sincèrement de secouer le joug.

— Comment cela ? murmura Sarah, indécise.

— Tu es mieux placée que quiconque, rétorqua la belle brune. Moi, quand j’ai filé, je n’avais personne, il m’a fallu me débrouiller. Toi, tu as un protecteur, Chalard est riche, je le sais, il ne te laissera pas dans la débine. Va tout simplement t’installer dans votre pied-à-terre.

La jeune fille secoua la tête :

— Et les gendarmes ? Je suis mineure.

Jeanne éclata de rire :

— Penses-tu que tes parents voudront un scandale ? Ils composeront et tu auras gagné la partie !

Sarah ne fut pas convaincue immédiatement, mais de nouveau dans la salle à manger aux vieux meubles de chêne bruni, elle eut une explosion de fureur.

Elle jura qu’elle ne voulait plus travailler, quitter le lycée, puisqu’on lui refusait les plus minimes distractions.

Madame Clarizet en avait lâché son tricot et considérait sa fille sans répondre.

Lorsque Clarizet arriva, ce fut le comble. Sarah lui reprocha de fleurer l’alcool à quinze pas. Certes, elle ne lui reprochait point ses distractions, chacun étant libre en ce bas monde, mais elle prétendait l’être aussi.

Clarizet essaya de la grosse voix, menaça en bafouillant.

Sarah lui tourna le dos en haussant les épaules :

— Je n’en peux plus, vous n’êtes pas à la page… rien que deux vieux rabougris.

Elle claqua la porte derrière elle et se réfugia dans sa chambre. Célestine, qui avait naturellement tout entendu, vint la féliciter :

— Plaquez-les, gronda-t-elle, les yeux fulgurants. Vous avez au moins deux types au pèze qui ne vous laisseront pas dans la mouïse !

La jeune fille remarqua aussitôt que la soubrette parlait comme Jeanne. On sait que la sagesse se trouve toujours du côté de la majorité. Sarah devait donc en conclure que les deux femmes représentaient bien la sagesse.

Sa mère arriva pour la supplier de partager la soupe quotidienne et vespérale.

Sarah, qui avait parfaitement goûté, la nargua avec cruauté :

— Ta soupe qui sent le jus de pissenlit !

La bonne Madame Clarizet s’enfuya, épouvantée.

Ce fut ensuite le père, très digne, qui entra. Il regarda sa fille sévèrement et demanda :

— Mais enfin, que veux-tu au juste ? Sarah ricana :

— Rigoler ! Et chez vous on ne rigole vraiment pas !

Clarizet essaya de discuter :

— Tu as une vie agréable, tu ne manques de rien, ta garde-robe est suffisamment renouvelée, tu manges à ta faim et, à notre époque de crise, tout le monde ne peut en dire autant. Tu me parais donc très exigeante en réclamant davantage !

Assise sur le lit, les jambes croisées, une cigarette aux lèvres, la jeune fille l’écouta avec autant placidité que de mélancolie.

— Tout cela est très joli en apparence. Mais, vois-tu, j’aimerais mieux me priver un peu et n’avoir point cette existence unie de rentier. Je m’ennuie parce que aujourd’hui ressemble trop à hier et sera identique à demain. Notre époque pousse à l’activité ; je n’en trouve pas ici, donc, j’en cherche partout…

Et, plus bas, avec un rire sourd :

— Même j’en trouve !

Clarizet avait levé les bras au ciel en un geste de désespoir :

— Mais tu dis des insanités, ma pauvre enfant !

— Voire ? Je dis ce que je sens, et comme il y a plus de trente ans de différence entre toi et moi, nous ne sentons pas la même chose !

Il s’éloigna furieux, jurant que son enfant était folle, qu’elle raisonnait comme un pied de table. En claquant la porte, il cria, exaspéré :

— Si tu n’es pas bien chez ton père et ta mère, fiche le camp !

Sarah écrasa sa cigarette dans le cendrier et haussa les épaules avec dédain :

— J’y pense et je m’y prépare ! grommela-t-elle. Il faut une solution à une pareille situation.

Hélas ! tous deux avaient raison, mais il était impossible de rejoindre, comme à Genève, les deux points de vue par une formule diplomatique. Deux générations, séparées par un monde de progrès, se heurtaient sans se comprendre.

Sarah, tout d’abord, se mit en chemise. Une fois ainsi à l’aise, elle choisit parmi tout ce qu’elle possédait ce à quoi elle tenait le plus. Sa robe couleur olive verte, sa petite combinaison brune avec de la dentelle écarlate, ses souliers de daim de deux teintes, une série de pull-overs rayés de couleurs voyantes. Enfin, elle fit un paquet à part de quelques bibelots, souvenirs auxquels toute femme attache de l’importance.

Tout cela elle le rangea soigneusement en deux mallettes et cacha celles-ci sous un lit, au cas où Madame Clarizet prendrait fantaisie de venir la visiter encore une fois.

Ce fut d’ailleurs ce qui se produisit et la bonne mère ne sut que dire :

— Mange un peu de soupe, mon petit !

Sarah éclata de rire :

— Il n’y a pas que la soupe dans la vie !

— Hélas ! gémit Madame Clarizet en regagnant la salle à manger.

Au premier mot qu’elle tenta de prononcer, Clarizet lui coupa la parole :

Laisse-moi tranquille avec ta folle de fille. Si tu l’avais mieux élevée, elle ne serait pas ainsi. À partir de maintenant, je m’en désintéresse totalement, je me suis assez privé pour elle !

Cette profession de foi énergique devait clore l’incident, d’autant plus que Madame Clarizet n’avait point un tempérament de lutteur et estimait qu’en ce bas-monde tout s’arrange.