Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 287-293).




CHAPITRE XXX.

intrigues de lady ashton.


Que s’ensuit-il ? une sombre et triste mélancolie, voisine de l’affreux et cruel désespoir, et traînant à sa suite l’épouvantable cortège de tous les maux qui affligent l’humanité.
Shakspeare, Les Méprises.


Pour justifier la facilité avec laquelle Bucklaw, qui d’ailleurs était réellement, comme il le disait lui-même, un jeune homme franc et loyal, laissait égarer son jugement par les manœuvres de lady Ashton, tandis qu’il faisait la cour à sa fille, il faut que le lecteur se rappelle le régime intérieur auquel les femmes étaient soumises, à cette époque, dans les familles écossaises.

Les mœurs de ce pays, sous ce rapport comme sous plusieurs autres, coïncidaient avec celles de la France avant la révolution. Les jeunes personnes des hautes classes de la société se montraient rarement dans le monde avant d’être mariées ; et, par les lois comme par le fait, elle se trouvaient sous la dépendance la plus complète de leurs parents, qui, lorsqu’il s’agissait de leur établissement, n’étaient que trop portés à consulter leurs propres vues, plutôt que l’inclination des parties principalement intéressées. En pareilles circonstances, le futur époux n’attendait guère de sa fiancée qu’un acquiescement tacite aux volontés de ses parents ; et, comme il avait peu d’occasions de la connaître, encore moins d’établir avec elle une sorte d’intimité, il s’en rapportait à l’extérieur, de même que, dans le Marchand de Venise[1], les amants choisissent chacun la cassette qui renferme leur destinée, s’en remettant au hasard pour amener le lot qui doit leur échoir dans cette loterie.

Il n’était donc pas surprenant, d’après les mœurs générales du siècle, que M. Hayston de Bucklaw, éloigné de la bonne société par ses habitudes de dissipation, ne cherchât pas à trouver dans sa future épouse des sentiments auxquels des hommes doués de délicatesse, de jugement et d’expérience, se seraient peut-être montrés également indifférents. Il savait, ce que tout le monde regardait comme le point essentiel, que les parents et les amis de Lucy s’étaient fortement prononcés en sa faveur, et que cette prédilection reposait sur de puissants motifs.

Dans le fait, la conduite du marquis d’Athol, depuis le départ de Ravenswood, avait été calculée de manière à rendre impossible l’union de son parent avec Lucy Ashton. Le marquis portait à Edgar une sincère amitié, mais cette amitié n’était pas dirigée par le jugement ; ou plutôt, comme bon nombre d’amis et de patrons, il agissait suivant ce qu’il considérait comme les véritables intérêts de son parent, bien qu’il sût qu’en agissant ainsi il contrariait ses inclinations.

Le marquis poursuivit donc, avec toute la plénitude de la puissance ministérielle, l’appel qu’il interjeta devant le parlement d’Écosse des jugements en vertu desquels sir William avait été mis en possession des domaines de Ravenswood. Comme cette mesure était appuyée de l’autorité que donne le pouvoir, elle occasionna de vives réclamations de la part des membres de l’opposition, qui la regardèrent comme un empiétement inouï, arbitraire et tyrannique, sur l’autorité des tribunaux civils du pays ; et, si elle affecta aussi vivement des étrangers qui n’étaient liés avec sir William Ashton que par une conformité de principes politiques, on peut juger de l’effet qu’elle produisit sur sa famille. Sir William, encore plus intéressé que timide, était réduit au désespoir par la perte dont il était menacé. Le ressentiment de son fils, qui, avec un caractère plus hautain, fut porté jusqu’à la rage, par l’idée de se voir privé d’un domaine qu’il regardait déjà comme un héritage patrimonial. Quant à lady Ashton, dont l’esprit était plus vindicatif encore, la conduite de Ravenswood, ou plutôt de son patron, lui parut une offense digne d’appeler sur lui la haine de toute sa famille, et elle ne s’occupait que des moyens d’en tirer vengeance. Lucy elle-même, la douce et confiante Lucy, subjuguée par les opinions de tous ceux qui l’entouraient, ne pouvait s’empêcher de considérer la démarche de Ravenswood comme précipitée, et même hostile. « Mon père, » disait-elle en soupirant, « l’a accueilli dans ce château, et a encouragé, ou du moins toléré notre attachement mutuel. N’aurait-il pas dû s’en souvenir ? N’aurait-il pas dû lui prouver sa reconnaissance, en différant, au moins pour quelque temps encore, de faire valoir ce qu’il regarde comme ses droits légitimes ? J’aurais renoncé pour lui au double de la valeur de ces biens dont il poursuit la restitution avec une ardeur qui fait voir qu’il a oublié jusqu’à quel point je suis intéressée dans cette affaire. »

Lucy néanmoins se gardait bien de faire entendre ces plaintes, afin de ne pas augmenter les préventions qu’avaient conçues contre son amant tous ceux dont elle était entourée, et qui se récriaient hautement contre les mesures prises au nom de Ravenswood, les accusant d’être illégales, vexatoires et tyranniques, semblables aux actes les plus arbitraires commis dans les plus mauvais temps des Stuarts. Par une conséquence naturelle, on employa auprès d’elle tous les moyens, tous les raisonnements capables de la déterminer à rompre son engagement avec Edgar, comme scandaleux, honteux et criminel, formé avec l’ennemi mortel de sa famille, et calculé pour ajouter encore à l’amertume du chagrin dont ses parents étaient accablés.

Lucy avait beaucoup de grandeur et de fermeté dans le caractère, et, quoique seule et sans secours, elle aurait pu résister à toutes ces attaques. Elle aurait pu endurer les plaintes de son père, ses murmures contre ce qu’il appelait la conduite tyrannique du parti dominant, ses accusations continuelles d’ingratitude contre Ravenswood, ses dissertations sans fin sur les divers moyens par lesquels les contrats peuvent être considérés comme nuls et non avenus, ses citations des articles du droit civil, du droit municipal et du droit canon, et enfin ses discours sur la puissance paternelle, patria potestas. Elle aurait pu écouter avec patience, ou repousser avec mépris les railleries amères et quelquefois les emportements de son frère, le colonel Ashton, ainsi que les propos impertinents et déplacés d’autres amis et d’autres parents. Mais il n’était pas en son pouvoir de résister complètement ou d’échapper aux persécutions constantes de l’infatigable lady Ashton, qui, uniquement occupée de son projet, réunissait toutes les forces et toute l’énergie de son âme pour rompre l’engagement de sa fille avec Ravenswood, et élever entre eux une barrière insurmontable en unissant Lucy à Bucklaw. Plus profondément versée que son mari dans l’art de sonder les replis du cœur humain, elle savait que par-là sa vengeance porterait un coup décisif à celui qu’elle regardait comme son ennemi mortel, et elle n’hésita pas à lever le bras pour le frapper, quoiqu’elle n’ignorât pas que le trait n’irait l’atteindre qu’en passant par le cœur de sa fille. Dans ce dessein cruel, mais inébranlable, elle fouilla impitoyablement les replis les plus secrets de l’âme de Lucy, employa toutes les ruses, prit tour à tour les divers déguisements qui pouvaient favoriser ses desseins, et prépara à loisir toutes les manœuvres propres à forcer l’esprit d’une personne sur laquelle on exerce un pouvoir sans contrôle à prendre une résolution à laquelle on tient fortement soi-même. Quelques-unes de ces manœuvres n’avaient rien que de très-simple, et il nous suffira d’en dire peu de mots ; d’autres étaient caractéristiques du temps et du pays où se passe l’action de ce drame singulier, et des personnages qui y figurent.

Il était de la plus haute importance pour lady Ashton que toute correspondance entre les deux amants fût interrompue ; et, soit par l’appât de l’or, soit par l’autorité qu’elle exerçait sur tous les gens de sa maison, elle réussit à mettre si bien dans ses intérêts ceux dont elle entoura sa fille, que jamais forteresse assiégée ne fut plus étroitement bloquée, quoique miss Ashton parût jouir de la liberté la plus entière. Le château de son père fut pour elle comme entouré d’un cercle magique et invisible, dans lequel rien ne pouvait entrer et duquel rien ne pouvait sortir sans la permission de la fée qui l’avait tracé. Ainsi toutes les lettres par lesquelles Ravenswood faisait connaître à Lucy Ashton les motifs indispensables qui le retenaient sur le continent, toutes celles que la pauvre Lucy lui avait adressées par des voies qu’elle croyait sûres, étaient tombées entre les mains de sa mère. Il était impossible que ces lettres interceptées, et surtout celles de Ravenswood, ne continssent pas quelques expressions propres à irriter les passions et à augmenter l’obstination de celle dans les mains de qui elles s’arrêtaient ; mais les passions de lady Ashton étaient trop enracinées pour avoir besoin de ce nouvel aliment. Elle brûlait ces lettres après en avoir pris lecture ; et elle les regardait se réduire en cendres, s’évaporer en fumée, avec un sourire dédaigneux et un air de triomphe qui exprimaient la certitude que les espérances de ceux qui les avaient écrites seraient bientôt aussi complètement détruites.

Il n’est pas rare de voir la fortune favoriser les combinaisons des gens qui savent mettre à profit toutes les chances que leur présente le hasard. Un bruit fondé, comme tant d’autres de la même espèce, sur plusieurs circonstances plausibles, mais qui ne reposait sur aucune base solide, circula dans le pays : on disait que le Maître de Ravenswood était à la veille d’épouser sur le continent une jeune demoiselle d’une grande fortune et de haut rang. Cette nouvelle fut avidement accueillie ; car deux partis qui se disputent le pouvoir et la faveur populaire, s’emparent toujours avec avidité de tous les détails de la vie privée de leurs adversaires, pour en faire des sujets de discussion politique.

Le marquis d’Athol en parla publiquement, non, à la vérité, dans les termes grossiers que le capitaine Craigengelt lui avait attribués, mais d’une manière assez offensante pour les Ashton. « Il croyait, dit-il, la nouvelle très-probable, et il souhaitait de bon cœur qu’elle fût vraie. Un tel parti convenait beaucoup mieux et faisait beaucoup plus d’honneur à un jeune homme plein de talents et d’espérances, qu’un mariage avec la fille d’un vieux légiste whig qui avait ruiné son père. »

L’autre partie, de son côté, oubliant le refus que le Maître de Ravenswood avait essuyé de la part de la famille de miss Ashton, criait à l’infamie, et lui reprochait son inconstance et sa perfidie, comme si, après avoir séduit cette jeune personne et lui avoir fait contracter un engagement, il l’abandonnait lâchement et sans motif.

Lady Ashton eut grand soin que cette nouvelle parvînt jusqu’au château de Ravenswood par un grand nombre de canaux divers, sachant fort bien que la répétition du même bruit par un grand nombre de bouches ne pourrait que lui donner une forte apparence de vérité. Les uns en parlèrent comme d’un bruit courant, les autres comme d’une chose très-positive ; tantôt on la débitait tout bas à l’oreille de Lucy Ashton, sur le ton de la plaisanterie ; tantôt on lui en parlait comme d’un sujet qui devait la porter à faire de sérieuses réflexions.

Le jeune Henri lui-même devint un instrument dont on se servit pour ajouter aux tourments de sa sœur. Un matin, il accourut dans sa chambre, une branche de saule pleureur à la main[2], disant qu’elle avait été tout exprès envoyée d’Allemagne pour qu’elle la portât. Lucy, comme nous l’avons déjà vu, avait une affection toute particulière pour son jeune frère, et en ce moment, un acte de méchanceté de sa part, fait par étourderie et irréflexion, lui parut plus cruel et plus injurieux que les insultes étudiées de son frère aîné. Elle ne lui montra cependant aucune espèce de ressentiment. « Pauvre Henri, » dit-elle d’une voix faible et en jetant ses bras autour du cou de son frère, « tu ne fais que répéter ce que l’on t’a appris ! » Et en même temps elle versa un torrent de larmes.

« Lucy, lui répondit-il, je vous promets de ne plus me charger de ces maudits messages ; car je vous aime plus vous seule qu’eux tous ensemble, » ajouta-t-il en la couvrant de baisers pour tarir ses larmes ; et lorsque vous voudrez vous promener, je vous prêterai mon petit cheval ; vous le ferez galoper, si bon vous semble ; vous pourrez même sortir du village, si l’envie vous en prend. — Qui vous a dit qu’il ne me soit pas permis d’aller me promener où je voudrai ? — Oh ! c’est un secret ; mais si vous essayiez d’en sortir, vous verriez que votre cheval se déferrerait, ou qu’il deviendrait boiteux, ou que la cloche du château sonnerait pour vous rappeler ; en un mot que vous seriez forcée de revenir. Mais si je vous dis tout cela, Douglas ne me donnera pas la belle écharpe qu’il m’a promise. Ainsi, bonjour ! »

Ce dialogue plongea Lucy dans un accablement plus profond encore ; car il lui prouvait clairement ce qu’elle soupçonnait déjà depuis long-temps, qu’elle était prisonnière, quoique libre[3], dans la maison de son père. Nous l’avons représentée au commencement de notre histoire comme ayant un caractère romanesque, aimant les contes où l’amour se mêle aux aventures merveilleuses, et s’identifiant volontiers avec des héroïnes de roman, dont, faute d’autre lecture, elle avait meublé sa mémoire. La baguette de fée, dont elle avait pris plaisir à armer sa main dans la solitude, pour se procurer des visions enchanteresses, était devenue celle d’un magicien esclave de mauvais génies, n’ayant d’autre pouvoir que celui d’évoquer des spectres qui faisaient trembler l’exorciste elle-même. Elle sentait qu’elle était l’objet du soupçon, du mépris, de l’aversion du moins, sinon de la haine de sa famille, et il lui semblait qu’elle était abandonnée par celui-là même pour l’amour duquel elle était en butte à l’inimitié de toutes les personnes qui l’entouraient. En effet, l’infidélité de Ravenswood semblait devenir chaque jour plus évidente.

Un officier de fortune, nommé Westenho, ancien camarade de Craigengelt, était arrivé par hasard du continent à peu près à cette époque. Le digne capitaine, quoique sans agir précisément de concert avec lady Ashton, qui avait trop de fierté et de finesse pour immiscer un ami de Bucklaw dans tous ses secrets, ne négligeait rien pour favoriser ses manœuvres, exagérant les circonstances réelles et en ajoutant d’autres de pure invention : il engagea son ami à attester formellement la vérité du prochain mariage de Ravenswood.

Assiégée de toutes parts, presque réduite au désespoir, Lucy laissa fléchir son caractère sous le poids des souffrances et des persécutions continuelles. Elle devint sombre, distraite, et si différente d’elle-même, que, contre son naturel et ses habitudes, elle répondait avec courage, et même avec une sorte de fureur, à ceux qui l’obsédaient avec tant d’opiniâtreté et de tyrannie. Sa santé commença aussi à s’altérer ; ses joues maigres et d’un rouge terne, l’espèce d’égarement de ses yeux, furent autant de symptômes qui indiquaient qu’elle était attaquée de ce qu’on appelle une fièvre nerveuse. La plupart des mères auraient été touchées de cet état ; mais lady Ashton, inébranlable dans ses projets, voyait la raison et la santé de sa fille s’affaiblir sans éprouver plus de compassion qu’un ingénieur qui voit les tours d’une ville assiégée ébranlées par le feu de son artillerie ; ou plutôt, elle trouvait dans ces écarts, dans ces inégalités de caractère, une preuve que la constance de sa fille était au moment d’expirer : tel le pêcheur juge, par les bonds et les mouvements convulsifs du poisson qui lutte de plus en plus faiblement contre le harpon dont il l’a percé, qu’il pourra bientôt le tirer à terre.

Pour accélérer la catastrophe, lady Ashton eut recours à un expédient entièrement d’accord avec le caractère et la crédulité de cette époque, mais que, sans aucun doute, le lecteur déclarera véritablement diabolique.



  1. De Shakspeare. a. m.
  2. En Écosse, quand un homme n’épouse pas la personne à laquelle il a fait la cour, on dit qu’elle porte un saule-pleureur, the willow. a. m.
  3. Prisonner at large, dit le texte, pour indiquer une personne surveillée sans qu’elle s’en doute. Il existe en anglais une comédie de ce titre. a. m.