Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 248-260).




CHAPITRE XXV.

incendie de wofl’s-crag.


   Amante fidèle, si tu es fidèle, tu as un rôle pénible à jouer ; par la fortune, la mode, le caprice et toi-même, vous aurez long-temps à lutter.
   Je sais par l’histoire de plusieurs amis, et je le sais mieux encore par mon propre cœur, ce que le temps et le changement de caprice peuvent opérer pour défaire un véritable nœud d’amour.

Henderson.


« Je vous dirai, mon cher parent, reprit le marquis, maintenant que nous voilà débarrassés de cet impertinent racleur, que j’ai cherché à discuter votre affaire de cœur avec la fille de sir William Ashton. Je n’ai vu la jeune personne que quelques minutes ce matin, en sorte que, ne connaissant point son mérite personnel, c’est vous rendre justice, et néanmoins ne pas l’offenser elle-même, que de dire que vous pourriez faire un meilleur choix. — Milord, dit Ravenswood, je vous suis très-redevable de l’intérêt que vous avez pris à mes affaires. Je n’avais nullement l’intention de vous causer de l’embarras en rien de ce qui a rapport à miss Ashton. Mais, puisque mon engagement avec cette jeune personne est venu à la connaissance de Votre Seigneurie, je me contenterai de vous dire que vous avez dû nécessairement supposer que je connaissais toutes les objections que l’on pouvait faire à mon alliance avec la famille de son père, et que, par conséquent, j’ai été convaincu de la force des raisons qui l’emportaient sur ces objections, puisque je me suis avancé comme je l’ai fait. — Mais, mon Dieu ! mon cher parent, dit le noble marquis, si vous m’aviez écouté jusqu’au bout, vous vous auriez épargné la peine de faire cette observation ; car, ne doutant nullement que vous n’eussiez des raisons qui vous paraissaient lever les obstacles, je me suis appliqué, par tous les moyens qu’il me convenait d’employer auprès des Ashton, à les faire entrer dans vos vues. — Je suis très-reconnaissant à Votre Seigneurie d’une intervention que je n’avais point sollicitée, dit Ravenswood ; d’autant plus que je suis persuadé que Votre Seigneurie n’a pas été au-delà des bornes dans lesquelles les bienséances m’ordonnent de me renfermer. — Oh ! pour cela, dit le marquis, vous pouvez en être bien sûr. Je sentais trop moi-même combien l’affaire était délicate pour placer un gentilhomme, qui tient de si près à ma famille, dans une position dégradante ou équivoque à l’égard de ces Ashton. Mais je leur ai représenté tous les avantages qu’ils trouveraient à marier leur fille à un homme qui sort d’une maison aussi honorable, et alliée avec les premières familles d’Écosse ; j’ai expliqué le degré exact de parenté qui existe entre vous et moi, et j’ai même hasardé quelques idées sur la tournure qu’il était probable que prendraient les affaires politiques, et donné à entendre quelles cartes pourraient devenir des atouts dans le prochain parlement. J’ai dit que je vous regardais comme un neveu, comme un fils plutôt que comme un parent éloigné, et que je faisais de cette affaire une affaire personnelle. — Et quel a été le résultat de cette explication ? » demanda Ravenswood qui doutait s’il devait témoigner du mécontentement ou de la reconnaissance à son parent pour le zèle à le servir.

« Mais, répondit le marquis, le garde des sceaux aurait entendu raison ; il ne se sent nullement disposé à quitter sa place, et comme on prévoit un changement prochain, il paraissait avoir quelque penchant pour vous et sentir les avantages qu’en général il retirerait d’une pareille alliance. Mais son épouse, qui a la toute-puissance en main… — Eh bien ! qu’à répondu lady Ashton, milord ? demanda Ravenswood ; faites-moi connaître l’issue de cette conférence extraordinaire ; je puis tout supporter. — J’en suis bien aise, mon cher parent, répondit le marquis ; car j’ai honte de vous rapporter la moitié de ce qu’elle a dit. Il suffit de vous apprendre que son parti est pris, et que jamais maîtresse de pension du premier ordre n’a repoussé avec une plus hautaine indifférence la supplique d’un officier irlandais à demi-solde, qui demande la permission de faire la cour à l’héritière d’un colon des Indes occidentales ; enfin, lady Ashton a rejeté avec mépris toutes les avances de médiation que j’ai pu lui faire en votre faveur, mon cher parent. Je ne saurais deviner quelles sont ses vues relativement à sa fille. Il est certain qu’elle ne saurait former une alliance plus honorable. Quant à la dote et aux domaines, ce doit plutôt être l’affaire de son mari que la sienne. Je crois réellement qu’elle vous hait parce que vous avez la naissance qui manque à son mari, et peut-être aussi parce que vous manquez des biens qu’il possède. Mais je ne ferais que vous contrarier en parlant davantage sur ce sujet… Nous voici arrivés à l’auberge. »

Le Maître de Ravenswood s’arrêta un instant à l’entrée de la chaumière, d’où la fumée sortait à travers toutes les crevasses, et elles n’étaient pas peu nombreuses, par suite des efforts que faisaient les cuisiniers de vovage du marquis pour préparer un bon dîner et donner une apparence de somptuosité à une table dressée en quelque façon au milieu du désert.

« Milord, dit Ravenswood, je vous ai déjà déclaré que le hasard vous a mis en possession d’un secret qui, si cela n’eût dépendu que de moi, en serait resté un, même pour vous, mon cher parent, au moins pour quelque temps encore ; mais puisqu’il devait cesser de rester entre moi et la seule personne qui y est intéressée, je ne regrette pas qu’il soit parvenu à vos oreilles, parce que je rends pleine et entière justice à votre amitié et à votre attachement. — Vous pouvez croire qu’il est en sûreté avec moi, mon cher Ravenswood, répondit le marquis ; mais je serais bien charmé de vous entendre dire que vous avez renoncé à une alliance que vous ne pouvez guère continuer à rechercher sans vous dégrader jusqu’à un certain point. — C’est une chose, milord, dont je jugerai moi-même, répondit Ravenswood, et ce sera, j’espère, avec un sentiment de délicatesse aussi grand que pourrait y mettre aucun de mes amis. Mais, au reste, je n’ai point d’engagement avec sir William et lady Ahston. C’est avec miss Ashton seule que je me suis entretenu sur ce sujet, et sa conduite à cet égard dirigera entièrement la mienne. Si, malgré ma pauvreté, elle continue à me préférer aux autres prétendants plus riches que ses parents lui proposeront, je puis sacrifier à son affection sincère les avantages moins substantiels et moins palpables de la naissance et les préjugés profondément enracinés d’une haine héréditaire. Si miss Lucy Ashton venait à changer de sentiments sur une matière aussi délicate, je me flatte que mes amis garderont le silence au sujet de mon désappointement, et je saurai forcer mes ennemis à le garder de même. — C’est parler comme un brave et digne gentilhomme. Quant à moi, j’ai une si grande estime pour vous, que je serais fâché que la chose allât plus loin. Ce sir William Ashton était, il y a vingt ans, un assez passable avocat, qui, ayant montré du talent au barreau et dans les comités du parlement, a su faire son chemin. L’opération relative à l’isthme de Darien a été une bonne affaire pour lui ; car il était bien instruit, jugeait sainement des événements, et il vendit ses actions fort à propos. Mais maintenant on a tiré de lui tout ce qu’il y avait à en tirer. Aucun gouvernement de l’Écosse n’acceptera ses services au prix qu’il y met, ou plutôt à celui qu’y met sa femme, ce qui est plus extravagant encore ; et avec son indécision et l’insolence de lady Ashton, il gâtera son affaire et s’offrira à bon marché, mais personne ne voudra l’acheter. Je ne dis rien de miss Ashton ; mais je vous assure qu’une liaison de cette nature avec son père ne vous sera ni utile ni honorable, à moins que ce ne soit par la portion des dépouilles de votre père qu’il vous restituerait peut-être par forme de dot. Croyez-moi, vous gagnerez bien davantage, si vous avez assez de résolution pour faire valoir vos droits contre lui devant le parlement d’Écosse : et moi, mon cher cousin, je veux être l’homme qui chassera le renard pour vous, et qui lui fera maudire le jour où il a repoussé une composition trop honorable pour lui, et proposée par le marquis d’Athol au nom d’un parent. »

Il y avait dans tout ce discours quelque chose qui dépassait le but. Ravenswood ne pouvait se dissimuler qu’outre le soin de son intérêt et de son honneur, le noble marquis avait des raisons particulières pour s’offenser de la manière dont son intervention avait été reçue ; et cependant il ne pouvait ni se plaindre ni s’étonner qu’il en fût ainsi. Il se contenta donc de répéter que son attachement pour miss Ashton était purement personnel, qu’il ne voulait devoir ni fortune ni avancement à l’influence de sir William et que rien ne l’empêcherait d’être fidèle à son engagement, si elle ne manifestait elle-même la volonté de l’annuler ; enfin il demanda comme une grâce qu’il ne fût plus question de cette affaire pour le moment, assurant le marquis qui lui ferait savoir tout ce qui pourrait survenir de favorable ou de contraire à cette union.

Le marquis eut bientôt à s’entretenir avec son parent sur des sujets plus agréables et plus intéressants pour lui-même. Un exprès, qui lui avait été envoyé d’Édimbourg au château de Ravenswood, arriva à l’auberge du Tod’s-Hole, lui remit un paquet qui contenait d’agréables nouvelles. Les opérations politiques du marquis avaient un plein succès, tant à Londres qu’à Édimbourg, et il se voyait au moment de jouir de la prééminence après laquelle il avait soupiré.

On servit le repas qui avait été préparé par ses domestiques, et un épicurien eût puisé un nouveau plaisir dans le contraste qu’un pareil repas présentait avec le misérable état de la chaumière dans laquelle il était servi.

La conversation se soutint sur un ton analogue aux sentiments qui animaient les convives, et qui même y ajoutaient un degré de plus d’intimité. Le marquis s’étendait avec complaisance sur le pouvoir que des événements probables allaient mettre entre ses mains, et sur l’usage qu’il espérait en faire pour servir efficacement son cher parent. Ravenswood ne put que lui exprimer de nouveau la reconnaissance dont il était réellement pénétré, quoiqu’il pensât que ce sujet revenait trop souvent sur le tapis. Le vin était excellent, car il avait été apporté d’Édimbourg ; et les habitudes du marquis, lorsqu’il se trouvait engagé dans de pareilles parties de plaisir, étant de les prolonger, il était encore à table deux heures après le moment qu’il avait fixé pour son départ.

« Mais, qu’importe, mon bon ami ? dit-il, votre château de Wolf’s-Crag n’est éloigné que de cinq à six milles, et peut fournir à votre parent d’Athol la même hospitalité qu’à sir William Ashton. — Sir William prit le château d’assaut, répondit Ravenswood, et, comme plus d’un vainqueur, n’eût guère lieu de se féliciter de sa conquête. — Allons, allons, » dit lord Athol, qui s’était un peu relâché de sa dignité, « je vois qu’il faut que j’emploie la ruse pour y entrer. Allons, faites-moi raison de la santé que je porte en l’honneur de la dernière jeune dame qui a couché à Wolf’s-Crag ; elle n’a pas été mécontente de son logement. Mes os sont plus durs que les siens, et je suis déterminé à passer la nuit dans son appartement, afin de savoir jusqu’où peut aller la dureté d’un lit que l’amour fait trouver délicieux. — Votre Seigneurie a le droit de choisir le genre de pénitence qu’il lui plaira, dit Ravenswood ; mais je vous assure que je verrais mon vieux serviteur se pendre, ou se précipiter du haut des murailles, s’il recevait une visite aussi inattendue. Je vous assure que nous sommes littéralement dépourvus de tout ce qui serait nécessaire pour vous recevoir convenablement. »

Cette déclaration n’effraya nullement le marquis : il montra une entière philosophie à cet égard, et une résolution bien arrêtée de voir la tour de Wolf’s-Crag. Un de ses ancêtres, dit-il, y avait été très-bien fêté, lors qu’il partit avec le lord Ravenswood d’alors pour la funeste bataille de Flodden, où ils périrent tous deux. Aussi vivement pressé, le Maître de Ravenswood offrit de se porter en avant, afin de faire les préparatifs que le temps et les circonstances permettraient, mais le marquis protesta que son parent ne pouvait pas le priver de sa compagnie, et consentit seulement à ce qu’on fît partir un courrier pour porter à l’infortuné sénéchal, Caleb Balderstone, l’annonce inattendue de cette redoutable invasion.

Bientôt après, le Maître de Ravenswood monta avec le marquis dans sa voiture, et pendant le trajet, son noble parent lui développa les vues généreuses qu’il avait pour son avancement, dans le cas où ses plans de politique seraient couronnés de succès. Ces vues consistaient à le charger d’une mission secrète et importante, au-delà des mers, et qui ne pouvait être confiée qu’à une personne d’un rang distingué, douée de talents et digne de toute confiance ; elle ne pouvait donc qu’être honorable et avantageuse pour Edgar. Nous n’entrerons dans aucun détail sur la nature et le but de cette mission ; qu’il nous suffise d’informer le lecteur que la perspective de cet emploi plut infiniment au Maître de Ravenswood, qui s’abandonna à l’espoir flatteur de sortir enfin de son état d’indigence et d’inaction, et de recouvrer son indépendance par d’honorables services.

Tandis qu’il écoutait attentivement les détails dans lesquels le marquis jugeait dès lors nécessaire d’entrer avec lui, le messager qui avait été dépêché à la tour de Wolf’s-Crag, revint porteur des très humbles respects de Caleb Balderstone, et de l’assurance que tout allait être mis en ordre, autant que la brièveté du temps le permettrait, pour recevoir convenablement Leurs Seigneuries.

Ravenswood était trop accoutumé à la manière d’agir et de parler de son sénéchal, pour fonder un grand espoir sur cette promesse. Il savait que Caleb agissait d’après le principe des généraux espagnols dans la campagne de…, qui, au grand étonnement du prince d’Orange, leur général en chef, disaient dans leurs rapports journaliers que leurs troupes étaient au complet, bien armées, bien approvisionnées, ne pensant pas qu’il fût convenable à leur dignité et à l’honneur de l’Espagne d’avouer qu’il y eût le moindre déficit en homme ou en munitions ; si bien que le manque des uns et la disette des autres ne se révélaient que les jours de bataille. En conséquence, Ravenswood crut devoir donner à entendre au marquis que les belles assurances qu’ils venaient de recevoir de la part de Caleb ne les garantissaient nullement contre une très-mauvaise réception.

« Vous ne vous rendez pas justice, Edgar, dit le marquis, ou bien vous voulez me surprendre agréablement. De cette fenêtre-ci, j’aperçois une grande clarté, dans la direction du lieu où, si je m’en souviens bien, est situé Wolf’s-Crag ; et, à en juger par l’éclat que la vieille tour répand autour d’elle, les préparatifs pour notre réception ne sont pas ordinaires. Je me rappelle que votre père me joua un pareil tour, lorsque nous allâmes passer quelques jours dans ce château, il y a une vingtaine d’années, pour chasser au faucon ; et cependant nous nous amusâmes à Wolf’s-Crag tout aussi bien que nous aurions pu le faire à mon rendez-vous de chasse de B… — Votre Seigneurie reconnaîtra, je le crains, que les moyens du propriétaire actuel pour traiter ses amis sont considérablement diminués, dit Ravenswood ; la volonté, j’ai à peine besoin de le dire, reste toujours la même. Mais je suis tout aussi embarrassé que votre Seigneurie de me rendre compte d’une clarté aussi vive et aussi brillante que celle qui se montre maintenant au-dessus de Wolf’s-Crag. Les fenêtres de la cour sont en petit nombre et étroites, celles de l’étage au-dessous nous sont cachées par les murs de la cour, et je ne puis me figurer qu’une illumination ordinaire produise une aussi vive clarté.

Le mystère fut bientôt expliqué, car presque au même instant la cavalcade fit halte, et la voix de Caleb Balderstone prononça, à la portière de la voiture, ces paroles entrecoupées par la douleur et l’épouvante : « Arrêtez, messieurs ! arrêtez, mes bons seigneurs ! arrêtez, prenez à droite… Wolf’s-Crag est en feu… Le pavillon et la salle…, tous les meubles en dedans et en dehors…, toutes les belles glaces, les tableaux, les tapis, les tapisseries et autres décors, tout est en flammes, comme si ce n’était que de la tourbe ou de la paille enduite de poix. Prenez à droite, messieurs, je vous en supplie. On fait pour vous quelques préparatifs chez Lucky Smaltrash… malheureuse nuit ! Pourquoi ai-je assez vécu pour en être témoin ! »

Ravenswood fut d’abord étourdi de cette nouvelle calamité, à laquelle il ne s’attendait pas ; mais après s’être recueilli un moment, il s’élança hors de la voiture, et souhaitant à la hâte une bonne nuit à son noble parent, il était au moment de monter la colline pour se rendre au château, dont l’incendie, parvenu à son plus haut point, élevait une immense colonne de feu, qui répandait au loin son éclat du côté de la mer et en colorait les vagues.

« Prenez un cheval, Ravenswood, » s’écria le marquis extrêmement affecté de ce nouveau malheur qui venait si inopinément fondre sur son jeune protégé ; « je vais en monter un autre ; et vous » ajouta-t-il en s’adressant à ses gens, « prenez le galop, afin de voir promptement ce que l’on peut faire pour sauver les meubles ou pour éteindre le feu. Courez comme s’il y allait de votre vie. »

Tous les domestiques se mirent en devoir d’exécuter cet ordre après avoir demandé à Caleb de leur montrer le chemin. Quelques-uns étaient déjà partis de toute la vitesse de leurs chevaux, quand la voix du prudent sénéchal se fit entendre au-dessus du tumulte. « Oh ! arrêtez…, arrêtez, messieurs ; tournez bride, pour l’amour de Dieu ! N’ajoutez pas la perte de votre vie à celle de tant d’objets précieux ! Trente barils de poudre, débarqués d’un lougre venant de Dunkerque, du temps du vieux lord, sont dans les caves de la tour. Le feu ne saurait en être bien éloigné, j’en suis sûr. Pour l’amour de Dieu, tournez à droite. Mettons la colline entre nous et le danger. Vous seriez écrasés par la chute de la plus légère des pierres de Wolf’s-Crag. »

On croira facilement qu’une pareille annonce fit prendre précipitamment au marquis et à ses gens la route que Caleb leur prescrivait, entraînant Ravenswood avec eux, bien qu’il y eût dans cette histoire beaucoup de choses qu’il lui était impossible de comprendre. « De la poudre ! » s’écria-t-il en saisissant Caleb qui s’efforçait en vain de lui échapper ; « quelle poudre ? Comment une quantité quelconque de poudre pouvait-elle se trouver à Wolf’s-Crag sans que j’en susse rien ? c’est ce que je ne puis concevoir. — Mais je peux le concevoir, moi, » interrompit le marquis en lui parlant à l’oreille ; « je le conçois parfaitement ; pour Dieu ! ne lui faites pas de questions en ce moment… Il y a trop d’oreilles autour de nous, » ajouta-t-il à voix basse.

« J’espère, » dit Caleb en se débarrassant des mains de son maître et en rajustant ses vêtements, « j’espère que Votre Honneur en croira l’honorable témoignage de Sa Seigneurie. Sa Seigneurie se rappelle fort bien que l’année où celui qu’on appelait le roi Guillaume mourut… — Chut ! chut ! mon bon ami, dit le marquis ; je satisferai la curiosité de votre maître à cet égard. — Et les habitants de Wolf’s-Hope ? demanda Ravenswood ; aucun n’est-il venu porter du secours avant que la flamme se fût élevée si haut ? — Oui, oui, ils sont venus, les coquins, répondit Caleb ; mais je n’étais nullement pressé de les laisser entrer dans la tour, où il y avait tant d’argenterie et d’objets précieux. — Que le diable te confonde, impudent menteur ! dit Ravenswood ; il n’y avait pas une seule once de… — D’ailleurs, » dit le sommelier élevant impertinemment la voix de manière à couvrir celle de son maître, « le feu gagnait sur nous, à cause du grand nombre de tapisseries et de sculptures qui ornaient la salle à manger, et les coquins se sont mis à fuir comme des rats échaudés, dès qu’ils ont entendu parler de la poudre. — Je vous en conjure, dit le marquis à Ravenswood, ne lui faites plus de questions. — Une seule, milord : qu’est devenue la pauvre Mysie ? — Mysie ? répondit Caleb, je n’ai pas eu le temps de m’occuper de Mysie… Elle est dans la tour, j’en réponds, attendant son sort épouvantable. — De par le ciel ! s’écria Edgar, je ne comprends rien à tout ceci. La vie d’une vieille et fidèle servante est en danger, milord, ne me retenez plus ; du moins j’irai jusqu’au château pour voir si le péril est aussi imminent que ce vieux fou le prétend. — Eh bien donc ! aussi vrai que je me nourris de pain, dit Caleb, Mysie se porte bien et est en sûreté. Je l’ai vue sortir du château avant de le quitter moi-même. Est-ce que j’aurais oublié une ancienne compagne de service ? — Qu’est-ce qui vous a porté à me dire le contraire tout à l’heure ? lui demanda son maître. — Vous ai-je dit le contraire ? répondit Caleb. Il faut donc que j’aie rêvé ; ou bien cette épouvantable nuit m’a fait perdre le jugement. Mais enfin elle est en sûreté, et il n’y a personne au château ; et bien leur en prend ; ils eussent été enveloppés dans des tourbillons de flamme et de fumée. »

Le maître de Ravenswood, après cette assurance solennellement réitérée, et malgré son extrême désir d’être témoin de la dernière explosion qui devait ruiner de fond en comble la demeure de ses ancêtres, se laissa entraîner vers le village de Wolf’s-Hope. Là, non seulement dans l’auberge, mais encore dans la maison de notre ancienne connaissance le tonnelier, on s’occupait avec ardeur des préparatifs nécessaires pour la réception d’Edgar et de son noble parent : on y voyait partout une grande quantité de provisions. Mais il est nécessaire que nous donnions quelques explications à ce sujet.

Nous avons oublié de dire en temps et lieu que Lockhard étant parvenu à découvrir la vérité sur la manière dont Caleb s’était procuré les provisions nécessaires à son banquet, sir William, que ce récit amusa beaucoup, et qui désirait faire quelque chose d’agréable à Ravenswood, avait recommandé le tonnelier de Wolf’s-Hope pour l’emploi dont la perspective l’avait consolé de la perte de ses canards sauvages. La nomination de M. Girder avait occasionné une agréable surprise au vieux Caleb ; car lorsque, quelques jours après le départ de son maître, il se trouva dans la nécessité de se rendre au hameau des pêcheurs, et que, au moment où il passait devant la porte du tonnelier en se glissant comme un fantôme, de peur qu’on ne l’appelât pour lui demander où il en était de ses démarches, ou, ce qui est plus probable, qu’on ne lui fît des reproches au sujet des fausses espérances qu’il avait données, il s’entendit, non sans quelque appréhension, appeler en fausset, en haute-contre, et en basse, trio qui était exécuté par les voix de mistress Girder, de la vielle dame Loup-the-Dike[1], et du brave tonnelier lui-même. « Monsieur Caleb ! monsieur Caleb ! monsieur Caleb Balderstone ! Arrêtez donc ! Vous ne passerez pas devant notre porte sans vous rafraîchir, lorsque nous vous avons tant d’obligations. »

Ceci pouvait être dit ironiquement aussi bien que sérieusement. Caleb, le prenant dans le premier sens, fit la sourde oreille et passa rapidement, son vieux castor enfoncé sur ses sourcils, et les yeux baissés vers la terre, comme s’il eût voulu compter les cailloux de la chaussée ferrée. Mais tout-à-coup il se vit entouré, ainsi qu’un beau navire marchand surpris par trois galères algériennes dans le détroit[2] de Gibraltar (je prie les dames d’excuser cette phrase de matelot).

« Eh ! mon Dieu, monsieur Balderstone ! dit mistress Girder. — Qui aurait jamais cru cela d’un ancien ami éprouvé ? dit la mère. — Ne pas s’arrêter seulement pour recevoir nos remercîments, dit le tonnelier à son tour, et d’un homme comme moi qui en fais si peu ! J’espère, monsieur Balderstone, qu’on n’a pas semé de mauvaise graine entre nous. Si l’on vous a dit que je ne suis pas reconnaissant de l’emploi de tonnelier de la reine, dites-moi qui, et je l’arrangerai avec ma doloire, je vous le promets. — Mes bons amis…, mes chers amis… » dit Caleb, qui n’était pas encore fixé sur le degré de certitude de l’affaire, « à quoi bon toute cette cérémonie ? On cherche à servir ses amis ; quelquefois il arrive qu’on réussit, d’autres fois qu’on échoue ; il n’y a rien que je recherche aussi peu que les remercîments ; je n’ai jamais pu m’y habituer. — Ma foi ! monsieur Balderstone, vous n’auriez guère été fatigué des miens, » dit l’homme aux douves et aux cerceaux. « Si je n’avais eu à vous remercier que de votre bonne volonté, j’aurais tout simplement soldé le compte avec l’oie, les canards sauvages et le baril de vin des Canaries que vous savez. La bonne volonté, brave homme, est un tonneau desséché qui ne peut tenir le vin ; mais le bon office est comme le tonneau bien joint, rond et d’un bois sain, qui peut contenir un vin digne de la bouche du roi. — N’avez-vous pas entendu parler de la lettre que nous avons reçue, dit la belle-mère, et qui nomme effectivement Jean à l’emploi de tonnelier de la reine, quoiqu’il y ait à peine un enfant, capable de manier le maillet, qui ne l’ait demandé ? — Si j’en ai entendu parler !!! » dit Caleb qui vit alors de quel côté le vent soufflait ; « si j’en ai entendu parler ! » demanda-t-il d’un ton de souverain mépris pour un pareil doute ; et en prononçant ces paroles, il quitta la démarche embarrassée, furtive et semblable à celle d’un homme qui cherche à s’esquiver, pour prendre une attitude de fierté et d’autorité ; il rajusta son chapeau à cornes, et permit à son front de se montrer au grand jour dans tout l’orgueil de l’aristocratie, comme le soleil sortant de derrière un nuage.

« Mais sans doute, dit mistress Girder ; il est impossible qu’il n’en ait pas entendu parler. — Eh ! oui, c’est impossible, dit Caleb ; et ainsi, je veux être le premier à vous embrasser, Joé ; et à vous féliciter, vous, tonnelier, et de bon cœur, de votre nomination, ne faisant pas de doute que vous ne connaissiez vos amis, ceux qui vous ont servi et qui peuvent vous servir encore. J’ai cru d’abord à propos de me conduire de cette manière un peu étrange, mais seulement pour voir si vous étiez de bonne trempe. Le son est juste, mon brave, le son est juste. »

À ces mots, il embrassa les femmes avec un air d’importance, et d’un air de protection il souffrit que sa main fût vivement secouée par la main calleuse du tonnelier.

D’après cette information complète et très-satisfaisante pour Caleb, il est facile de croire qu’il n’hésita point à accepter l’invitation d’assister à un banquet solennel auquel devaient se trouver non-seulement tous les notables du pays, mais même son ancien antagoniste, M. Dingwal. Il y fut par conséquent traité comme le convive le mieux accueilli et le plus considéré, et il captiva si bien l’attention de la compagnie, en parlant de son influence sur son maître, de celle de son maître sur le garde des sceaux, de celle de ce dernier sur le conseil, et du conseil sur le roi, que tous les convives avant de se séparer, ce qui eut lieu d’assez bonne heure, car le jour commençait à poindre, crurent pouvoir monter au grand mât des emplois par l’échelle de cordes que Caleb avait offerte à leur imagination. De plus, le rusé sommelier non-seulement regagna en ce moment toute l’influence qu’il avait anciennement exercée sur les habitants du village, lorsque la famille baroniale au service de laquelle il se trouvait jouissait de toute sa gloire, mais encore il acquit un degré d’importance de plus. Le procureur lui-même, tant est grande la soif des honneurs ! le procureur céda à la force de l’attraction, et saisissant une occasion de tirer Caleb dans un coin, lui parla avec un regret aflectueux du mauvais état de la santé du secrétaire du shériff du comté.

« Excellent homme, homme très-estimable, M. Caleb, dit-il ; mais que vous dirai-je ? nous sommes de pauvres et faibles créatures ; aujourd’hui ici, et demain partis au chant du coq ! et s’il vient à mourir, il faut quelqu’un pour le remplacer ; et si vous pouviez me faire obtenir sa place, je me montrerais reconnaissant, brave homme ; un gant bien rempli de nobles d’or… et quelque chose pour vous-même, et puis nous ferions en sorte que tous ces coquins de Wolf’s-Hope s’accordassent à l’amiable avec le Maître de Ravenswood, je veux dire lord Ravenswood : que Dieu le protège ! »

Un sourire et un serrement de main amical furent la seule réponse qu’il fit à cette ouverture, et Caleb s’échappa du milieu de la troupe joyeuse afin d’éviter de se compromettre en faisant des promesses trop positives.

« Dieu me bénisse ! » dit-il, lorsqu’il se trouva en plein air et libre d’exhaler les transports de joie et de triomphe dont il était pour ainsi dire gonflé, « vit-on jamais une pareille troupe d’oisons ? Les mouettes et les jars sauvages qui sont dans les bas-fonds ont dix fois plus de bon sens. Eh ! mon Dieu ! quand j’aurais été le lord grand commissaire des états du parlement, ils ne m’auraient pas plus flagorné ; et, à vrai dire, je crois que je ne m’en suis pas mal tiré aussi. Mais le procureur ! ah ! ah ! ah ! miséricorde ! j’ai donc assez vécu pour jouer un tour au procureur !… secrétaire du shériff !! Oh ! mais j’ai un ancien compte à régler avec mon coquin, et pour compenser les faux frais, l’espérance de cette place devra lui coûter autant que la place elle-même, s’il l’obtient jamais, ce qui ne me paraît guère probable, à moins que mon maître ne soit plus familiarisé avec les voies de ce monde, en quoi je doute fort qu’il réussisse jamais.





  1. Mots écossai qui signifient saute-fossé. a. m.
  2. Gut, dit le texte. Ce mot signifie boyau. a. m.