Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 215-230).




CHAPITRE XXII.

arrivée de lady ashton.


Et bientôt ils virent des hommes vêtus de vert escortant une voiture à quatre chevaux.
Anonyme.


Craigengelt partit pour sa mission dès que son équipage fut prêt ; il fit son voyage en toute diligence, et s’acquitta de son message avec toute l’adresse dont Bucklaw lui avait fait compliment par avance. Comme il arrivait muni de lettres de M. Hayston de Bucklaw, il fut bien reçu de Lady Ashton et de lady Blenkensop ; car ceux qui sont prévenus en faveur d’une nouvelle connaissance prennent, au moins pendant quelque temps, ses défauts pour des qualités.

Quoique habituées à la bonne société, ces deux dames étaient tellement décidées à trouver un homme agréable et bien né dans l’ami de M. Hayston, qu’elles s’aveuglèrent complètement. Il est vrai que Craigengelt était bien vêtu, ce qui est un point fort important ; mais, indépendamment de son extérieur, on prit son effronterie impudente pour une brusquerie honorable, suite de la profession militaire, son jargon pour du courage, et son impertinence pour de l’esprit. Cependant, afin qu’on ne nous taxe pas d’exagération, nous ajouterons que nos dames s’aveuglèrent d’autant plus aisément et furent d’autant mieux disposées à voir Craigengelt d’un œil favorable, que son arrivée procurait l’avantage inappréciable de trouver un tiers pour faire une partie de trédrille, jeu dans lequel ce digne personnage était parfaitement versé, ainsi que dans tous les autres.

Dès qu’il se vit en faveur, il chercha comment il s’y prendrait pour seconder les vues de son patron, et sa tâche ne fut pas difficile, car il trouva lady Ashton toute disposée en faveur de l’union que ludy Blenkensop n’avait pas hésité à lui proposer, d’abord parce qu’elle était sa parente et aussi parce qu’elle aimait à faire des mariages. Bucklaw, guéri de sa prodigalité, était précisément le mari qu’elle désirait pour sa bergère de Lammermoor ; et, pouvant donner pour époux à sa fille un gentilhomme possesseur d’une grande fortune, lady Ashton pensait qu’elle ne pouvait rien désirer de mieux. Le hasard fit aussi que, par suite de ses nouvelles acquisitions, Bucklaw pouvait exercer quelque influence politique dans un comté voisin où les Douglas avaient jadis d’immenses propriétés : or lady Ashton avait conçu l’espoir enchanteur de voir son fils aîné Sholto représenter ce comté dans le parlement anglais, et l’alliance projetée avec Bucklaw servait ses vues de ce côté.

Craigengelt, qui ne manquait pas de sagacité, ne vit pas plus tôt d’où venait le vent qu’il en profita. « Rien, disait-il, ne s’opposait à ce que Bucklaw lui-même, s’il le désirait, siégeât pour le comté ; il n’avait qu’à se mettre sur les rangs ; deux cousins germains, l’un homme d’affaires et l’autre chambellan, lui ont assuré leurs votes ; d’ailleurs, le crédit et l’influence de la famille de Girningham ont toujours eu un grand poids dans les élections, de sorte que par amour ou par crainte, il peut compter sur le plus grand nombre des voix. Mais Bucklaw ne s’inquiète pas plus de monter sur le premier cheval venu ou de siéger au parlement, que moi-même je ne m’inquiète d’un duel. Il serait à désirer que dans cette circonstance il trouvât quelqu’un capable de le guider. »

Lady Ashton écoutait tout ceci attentivement, bien résolue en elle-même à diriger l’influence politique de son gendre futur dans l’intérêt de son fils aîné Sholto et des autres parties intéressées.

Quand Craigengelt vit que Sa Seigneurie était si bien disposée, il continua, pour nous servir de l’expression de son patron, à lui donner de l’éperon, en hasardant un mot sur ce qui se passait au château de Ravenswood, sur le long séjour qu’y faisait l’héritier de cette famille, et sur les bruits que (il voulait être damné s’il y ajoutait foi) l’on avait fait courir dans le voisinage. Il n’était pas de la politique du capitaine de montrer de l’inquiétude à ce sujet ; mais il vit facilement au visage enflammé, à la voix tremblante, à l’œil étincelant de lady Ashton, que l’alarme faisait effet : son mari ne lui avait pas écrit aussi régulièrement qu’elle supposait qu’il devait le faire ; il ne lui avait parlé ni de cette visite à Wolf’s-Crag, ni de l’hôte si cordialement reçu au château de Ravenswood ; ces nouvelles si intéressantes, c’était un étranger qui les apprenait à son épouse ! Un tel mystère approchait tout au moins de la trahison, si même ce n’était pas une rébellion flagrante contre l’autorité de la dame ; et elle jura en son âme de se venger du lord garde des sceaux, comme d’un sujet révolté. Son indignation était d’autant plus grande qu’elle était obligée de la réprimer devant lady Blenkensop et Craigengelt, l’une étant la parente, et l’autre le confident et l’ami de Bucklaw, dont elle désirait l’alliance plus fortement encore, depuis que son imagination effrayée lui faisait craindre que son mari, par politique ou par timidité, ne préférât celle de Ravenswood.

Le capitaine était assez bon ingénieur pour s’apercevoir que la fougasse brûlait ; il ne fut donc pas surpris d’entendre lady Ashton annoncer le même jour qu’elle abrégerait son séjour chez lady Blenkensop. Elle partit en effet le lendemain à la pointe du jour, pour retourner en Écosse avec toute la célérité que permettaient le mauvais état des routes et la manière dont elle devait voyager.

Infortuné garde des sceaux ! il se doutait peu de l’orage qui s’avançait sur lui avec toute la rapidité d’une voiture gothique attelée de six chevaux ; tel que Don Gayferos, il oubliait sa dame pour ne s’occuper que de la visite tant attendue du marquis d’Athol, le jour était enfin venu où il avait l’assurance positive que ce personnage important honorerait le château de Ravenswood de sa présence, à une heure après midi, ce qui était bien tard pour le dîner et causait bien du tracas dans la maison. Sir William parcourait l’un après l’autre les appartements, tenait conseil dans les caves avec le sommelier ; il osa même se montrer dans la cuisine, au risque d’avoir un démêlé avec le cuisinier, serviteur assez fier pour braver les ordres de lady Ashton elle-même. Sûr que tout était en bon train, il se rendit avec sa fille et Ravenswood sur une terrasse d’où il pourrait découvrir au loin l’équipage du marquis. Cette terrasse, flanquée d’un lourd rempart en pierre, s’étendait devant la façade du château, à hauteur du premier étage, et l’on entrait dans la cour par une large porte pratiquée au-dessous : un large escalier en pierre y conduisait. Cette disposition, tout en le protégeant, laissait au château l’apparence d’une maison de plaisance, et prouvait que les anciens lords de Ravenswood jouissaient sans trouble de leur immense pouvoir.

De là on jouissait d’une vue très-étendue et très belle ; mais ce qui, dans la circonstance actuelle, était le plus important, c’est qu’on découvrait deux routes, l’une venant de l’est, l’autre de l’ouest : après avoir passé sur une montagne située en face de l’éminence sur laquelle s’élevait le château, ces routes se rapprochaient graduellement pour se réunir près de l’avenue. C’était vers celle de l’ouest que les trois personnages tournaient leurs regards afin de voir arriver la voiture du marquis ; sir William avec un sentiment d’anxiété, Lucy pour faire plaisir à son père, et Ravenswood avec une condescendance qu’il ne cherchait pas à déguiser.

Leur attente ne fut pas de longue durée. Deux coureurs à pied, vêtus de blanc, portant la casquette noire des jokeis, et de longues cannes à la main, formaient la tête du cortège : telle était leur agilité qu’ils conservaient sans peine la distance qu’exigeait l’étiquette en avant de la voiture et des hommes à cheval qui l’entouraient. Ils arrivaient en trottant, et malgré lu rapidité de leur marche, ils ne paraissaient nullement essoufflés. On trouve souvent dans les anciennes pièces de théâtre des allusions à ces coureurs. Je citerai plus particulièrement la comédie de Middleton, intitulée Mad world, my masters[1]. Peut-être même y a-t-il encore en Écosse des vieillards qui se souviennent d’en avoir vu faisant partie de la suite des anciens nobles lorsqu’ils voyageaient en grande cérémonie[2]. Derrière ces brillants météores, qui couraient comme si l’ange exterminateur eût été à leur poursuite, on voyait un nuage de poussière entourer les cavaliers qui précédaient, ou accompagnaient, ou suivaient la voiture du marquis.

Le privilège de la noblesse, à cette époque, avait quelque chose qui frappait l’imagination. Le costume, les livrées, le nombre des laquais, la manière pompeuse de voyager, l’air imposant et presque belliqueux des hommes armés qui entouraient la voiture, mettaient le grand seigneur bien au-dessus du laird, suivi de deux domestiques seulement ; et quant à la portion mercantile de la nation, elle ne songeait pas plus à entrer en rivalité avec le luxe de la noblesse qu’à imiter l’équipage d’apparat du souverain. Aujourd’hui c’est tout différent, et moi-même, moi, Pierre Pattieson, dans un voyage que j’ai fait dernièrement à Édimbourg, j’ai eu l’honneur de changer une jambe[3] (en style de diligence) avec un pair du royaume. Il n’en était pas ainsi dans les temps dont je parle, et le marquis, si long-temps et si vainement attendu, arrivait entouré de toute la pompe de l’ancienne aristocratie. Sir William Ashton était tellement absorbé dans sa contemplation et dans ses réflexions sur le cérémonial, cherchant à se rappeler s’il n’avait pas oublié quelque détail, qu’il entendit à peine son fils Henri s’écrier : « Papa, voilà une autre voiture à six chevaux qui vient par la route de l’est ; appartiennent-elles toutes les deux au marquis d’Athol ? »

Enfin, lorsque Henri eut forcé son père à lui accorder quelque attention, en le tirant par la manche, celui-ci « tourne les yeux, et aperçoit soudain une épouvantable vision. »

Une autre voiture, attelée de six chevaux et entourée de quatre laquais à cheval, arrivait par la route de l’est, avec une rapidité qui faisait douter lequel des deux équipages, s’approchant ainsi de deux points opposés, parviendrait le premier à la porte située à l’extrémité de l’avenue. L’un était peint en vert, l’autre en bleu ; et jamais les chars verts et les chars bleus[4] n’excitèrent plus de tumulte dans les cirques de Rome et de Constantinople que cette double apparition n’en occasionna dans l’esprit du lord garde des sceaux. Tout le monde se rappelle la terrible exclamation d’un libertin sur son lit de mort, lorsqu’un de ses amis, dans l’espoir de le guérir de ce qu’il regardait comme une affection hypocondriaque, plaça devant lui une personne ayant le même costume que le spectre affreux qu’il avait décrit : « Mon Dieu ! » s’écria le malheureux en voyant l’apparition réelle et celle qui n’était qu’imaginaire, « il y en a deux. »

La surprise de sir William, à la vue de cette seconde voiture, qui n’était pas attendue comme la première, ne fut guère plus désagréable, et fit naître dans son esprit un étrange pressentiment. Il n’avait aucun voisin qui pût se présenter ainsi sans cérémonie, dans un temps où l’on tenait si fort à l’éliquette. Ce doit être lady Ashton, lui disait sa conscience, qui le faisait péniblement anticiper sur le motif de ce retour subit qui n’avait pas été annoncé. Il sentit qu’il était pris en flagrant délit. Il n’y avait pas le moindre doute qu’elle ne lui témoignât hautement le mécontentement qu’elle éprouverait en voyant la compagnie dans laquelle il allait être si inopinément surpris ; un seul espoir lui restait : lady Ashton possédant les notions les plus élevées du décorum de la dignité, s’abstiendrait de faire un éclat. Néanmoins ses doutes et ses craintes l’agitèrent au point qu’il oublia presque totalement le cérémonial projeté pour la réception du marquis.

Ces sentiments d’appréhension agirent avec non moins de force sur la fille de sir William Ashton. « C’est ma mère… c’est ma mère ! » dit-elle en regardant Ravenswood, les mains jointes et le visage couvert d’une pâleur mortelle.

« Et quand ce serait lady Ashton, » lui dit à voix basse celui-ci, « quelle raison y a-t-il d’en concevoir tant d’alarme ? Sûrement le retour d’une mère dans sa famille, d’où elle a été si long-temps absente, doit exciter des sentiments autres que ceux de la crainte et de la consternation. — Ah ! vous ne connaissez pas mère, » répondit miss Ashton à qui la terreur ôtait presque la force de parler : « que dira-t-elle quand elle vous verra ici ? — Mon séjour y a été trop long, » dit Ravenswood avec un peu de hauteur, « si ma présence doit lui inspirer tout le mécontentement que m’annonce votre frayeur. Ma chère Lucy, » ajouta-t-il d’un ton radouci et dans le dessein de lui donner un peu de courage, « c’est être trop enfant que d’avoir ainsi peur de lady Ashton ; c’est une dame de haute naissance, une femme de distinction, une personne qui doit connaître le monde, et savoir ce qu’elle doit à son mari et aux hôtes de son mari. »

Lucy secoua la tête ; et comme si sa mère, quoique encore éloignée d’un demi-mille, eût pu la voir et scruter son cœur, elle s’éloigna de Ravenswood, prit le bras de Henri et se promena avec lui sur une autre partie de la terrasse. Le lord garde des sceaux s’esquiva aussi, pour ainsi dire, et se rendit à la grande porte, sans inviter Ravenswood à l’accompagner, de sorte que celui-ci resta sur la terrasse, seul, abandonné, et presque comme un homme dont on chercherait à éviter la présence.

Cette conduite ne convenait nullement au caractère d’un homme plus fier encore qu’il n’était pauvre, et qui croyait qu’en sacrifiant des ressentiments profondément enracinés, au point de devenir l’hôte de sir William Ashton, il accordait une grâce et n’en recevait aucune.

« Je puis pardonner à Lucy, » se disait-il à lui-même ; « elle est jeune, timide, et ne peut se dissimuler qu’elle a contracté un engagement important sans l’aveu de sa mère ; mais encore ne doit-elle pas oublier quel est celui avec qui elle l’a contracté, et ne pas me donner raison de soupçonner qu’elle rougit de son choix. Quant au lord garde des sceaux, toutes ses facultés semblent l’avoir abandonné dès le premier instant qu’il a entrevu la voiture de lady Ashton. Il faut voir comment tout ceci finira ; et si l’on me donne quelque raison de penser que ma présence soit désagréable, j’aurai bientôt abrégé ma visite. »

L’esprit préoccupé de ces réflexions, il quitta la terrasse, et, descendant aux écuries du château, donna ordre de seller son cheval afin de le trouver tout prêt dans le cas où il serait obligé de partir.

Cependant les cochers des deux voitures dont l’approche avait occasionné tant de consternation dans le château, reconnurent qu’ils se dirigeaient par des routes différentes vers l’extrémité de l’avenue, comme vers un centre commun. Lady Ashton donna aussitôt à ses postillons l’ordre de faire tous leurs efforts pour gagner de vitesse sur l’autre voiture ; car elle désirait avoir un entretien avec son mari avant l’arrivée des hôtes qui lui survenaient, quels qu’ils fussent. De son côté, le cocher du marquis, jaloux de soutenir sa dignité et celle de son maître, et remarquant que son rival doublait le pas, se montra résolu, en vrai membre de la confrérie du fouet, tant ancienne que moderne, à maintenir son droit de préséance ; en sorte que, pour augmenter la confusion qui régnait dans la tête du lord garde des sceaux, il vit le peu de temps qui lui restait pour prendre une détermination, abrégé par l’empressement et l’ardeur des cochers rivaux, qui se regardant fièrement, et appliquant de vigoureux coups de fouet à leurs chevaux, commencèrent à descendre la colline avec la rapidité de l’éclair, tandis que les cavaliers qui les suivaient mettaient également les leurs au galop.

La seule chance qui restât maintenant à sir William était que l’une des deux voitures versât, et que sa femme ou le marquis se rompît le cou. Je n’assure pas qu’il forma aucun désir bien arrêté à cet égard ; mais je n’ai pas non plus de raison pour croire que, dans l’un ou l’autre cas, il eût été tout-à-fait inconsolable. Cette chance, néanmoins, lui fut encore enlevée ; car lady Ashton, quoique étrangère à la crainte, commença à sentir le ridicule de jouter de vitesse avec un personnage de distinction, dans une course dont le but était la porte de son propre château : aussi, comme on approchait de l’avenue, elle ordonna à son cocher de ralentir le pas et de laisser passer l’autre équipage. Celui-ci obéit avec plaisir à cet ordre qui venait fort à propos pour sauver son honneur ; car les chevaux du marquis étaient meilleurs ou moins fatigués que les siens. Il cessa donc de lutter, et laissa la voiture verte et sa suite enfiler l’avenue, qu’elle parcourut avec la rapidité d’un tourbillon ; car le cocher du marquis, quoiqu’on lui eût cédé le pas, ne ralentit en rien la rapidité de sa marche ; au contraire, celui de lady Ashton reprit le petit trot, s’avança beaucoup plus lentement sous la voûte que formaient les branches entrelacées de deux rangées d’ormes majestueux.

Le marquis, après avoir franchi la porte d’entrée du château, fut reçu dans la cour intérieure par sir William Ashton, dont l’esprit était cruellement agité ; à ses côtés se tenaient son jeune fils et sa fille, et par derrière une longue file de ses gens, les uns en livrée, les autres diversement habillés. À cette époque, la noblesse et les classes un peu relevées portaient jusqu’à l’extravagance le nombre de leurs domestiques, dont les services étaient à bon marché dans un pays où il y avait plus de bras que de moyens de les employer.

Un homme qui avait autant d’usage du monde que sir William Ashton savait trop se rendre maître de lui-même pour se laisser long-temps déconcerter par un concours de circonstances contrariantes. Lorsque le marquis fut descendu de voiture, il lui adressa les compliments d’usage ; et l’introduisant dans le salon, il ajouta qu’il espérait que son voyage avait été agréable. Le marquis était de haute taille, bien fait, d’une figure qui indiquait la profondeur de la pensée et une grande rectitude de jugement ; son œil brillait du feu de l’ambition, qui, depuis quelques années, avait remplacé la vivacité de la jeunesse ; sa physionomie avait une expression de hardiesse et de fierté, adoucie par une habitude de circonspection et par le désir que, comme chef de parti, il devait nécessairement avoir d’acquérir de la popularité. Il répondit avec beaucoup de courtoisie à l’accueil poli du lord garde des sceaux, qui le présenta à miss Ashton avec le cérémonial d’usage ; mais en ce moment sir William laissa voir combien son esprit était agité et préoccupé par un seul objet ; car il dit au marquis : « Voici mon épouse. »

Lucy rougit. Le marquis parut surpris de l’extrême jeunesse de son hôtesse, et le lord garde des sceaux parvint, non sans peine, à rallier ses esprits et à se reprendre en disant :

« C’est ma fille que je voulais dire, milord ; mais le fait est que je viens de voir la voiture de lady Ashton entrer dans l’avenue peu de temps après celle de Votre Seigneurie, et… — Ne faites point d’excuses, milord, répondit le marquis, mais laissez-moi vous engager à aller au-devant de votre dame, pendant que je ferai connaissance avec miss Ashton. Je suis mortifié que mes gens aient pris le pas sur mon hôtesse, à sa propre porte ; mais Votre Seigneurie sait fort bien que je croyais lady Ashton encore dans le sud. Point de cérémonie, je vous en supplie, et ne différez pas davantage à aller la recevoir. »

C’était précisément ce qu’il tardait à sir William de pouvoir faire : aussi profita-t-il à l’instant de l’obligeante permission du marquis. Il était possible qu’après avoir eu une entrevue avec lady Asthon, et avoir essuyé en particulier la première bordée de sa colère, elle se trouvât, jusqu’à un certain point, disposée à accueillir ses hôtes avec le décorum convenable, malgré le déplaisir que lui causerait leur présence. Lors donc que la voiture s’arrêta, il présenta la main à son épouse pour l’aider à descendre ; mais, feignant de ne pas le voir, lady Ashton demanda celle du capitaine Craigengelt, qui se tenait à la portière, son chapeau sous le bras, et qui, pendant le voyage, avait joué le rôle de cavaliere servente. S’appuyant sur le bras de ce respectable personnage comme pour se soutenir, lady Ashton traversa la cour, en donnant quelques ordres à ses domestiques, mais sans adresser un seul mot à sir William, qui s’efforça vainement d’attirer son attention, en la suivant plutôt qu’en l’accompagnant jusqu’au salon, où ils trouvèrent le marquis causant avec le Maître de Ravenswood. Lucy avait saisi un prétexte pour s’échapper. Un air d’embarras régnait sur toutes les figures, à l’exception de celle du marquis ; car Craigengelt lui-même, malgré toute son impudence, pouvait à peine cacher la frayeur que lui inspirait la présence de Ravenswood, et les autres personnes sentaient tout l’embarras de la position dans laquelle elles se trouvaient inopinément placées.

Après avoir attendu un instant que sir William le présentât à lady Ashton, le marquis se décida à se présenter lui-même. « Le lord garde des sceaux, » dit-il en s’avançant vers elle, « vient de me présenter sa fille comme son épouse ; il pourrait maintenant me présenter lady Ashton comme sa fille, tant elle est peu différente de ce que je me souviens de l’avoir vue il y a quelques années : veut-elle bien me permettre d’user de la plénitude des droits que me donne sa gracieuse hospitalité ? »

Il embrassa lady Ashton avec une grâce qui le mettait à l’abri d’un refus, et continua : « Je vous fais, lady Ashton, une visite en qualité de pacificateur ; je prendrai donc la liberté de vous présenter mon cousin, le jeune Maître de Ravenswood, et de le recommander à votre bienveillance. »

Lady Ashton ne put se dispenser de saluer Edgar ; mais il y eut dans son salut un air de hauteur qui approchait d’un dédain insultant ; Ravenswood, de son côté, lui rendit cette politesse avec le même air de dédain.

« Permettez-moi, dit-elle au marquis, de présenter à Votre Seigneurie un de mes amis. » Craigengelt, avec l’impudente effronterie que les gens de son espèce prennent pour de l’aisance, fit une salutation au marquis en retirant la jambe en arrière et en abaissant jusqu’à terre son chapeau galonné. « Vous et moi, sir William, » continua lady Ashton, et ce furent les premières paroles qu’elle eût encore adressées à son mari, « nous avons fait de nouvelles connaissances, depuis que nous ne nous sommes vus : je vous présente donc mon nouvel ami, le capitaine Craigengelt. »

Nouveau salut de la part de Craigengelt ; et le lord garde des sceaux le lui rendit sans que rien indiquât qu’il ne lui était pas tout à fait inconnu, et avec une sorte d’empressement qui témoignait son désir de voir la paix et l’amnistie proclamées entre les parties contendantes, y compris les auxiliaires des deux côtés. « Permettez-moi de vous présenter le Maître de Ravenswood, » dit-il au capitaine conformément à ce système de conciliation. Mais Ravenswood, se relevant de toute la hauteur de sa taille, et sans même jeter un regard sur la personne à laquelle il était ainsi présenté, dit d’un ton significatif : « Le capitaine Craigengelt et moi nous nous connaissons déjà parfaitement. — Parfaitement… parfaitement, » répéta le capitaine d’une voix entrecoupée, comme un écho, et faisant décrire à son chapeau un cercle beaucoup moins large que ceux qu’il avait tracés lors de sa présentation au marquis et au garde des sceaux.

Lockhard, suivi de trois domestiques, entra en ce moment pour présenter le vin et les rafraîchissements qu’il était alors d’usage d’offrir avant le dîner ; dès qu’ils furent déposés sur la table, lady Ashton demanda la permission de se retirer avec son mari pour quelques minutes, ayant à l’entretenir d’affaires particulièrement importantes. Le marquis, comme on peut bien le croire, pria lady Asliton de ne point se gêner, et Craigengelt, après avoir avalé en toute hâte un second verre d’excellent vin des Canaries, s’empressa de sortir du salon, peu désireux de rester en tiers avec le marquis d’Athol et le Maître de Ravenswood ; la présence du premier le tenant dans une crainte respectueuse, et celle du second lui inspirant une véritable terreur. Quelques instructions qu’il avait à donner au sujet de son cheval et de son bagage servirent de prétexte à sa brusque sortie, sur la nécessité de laquelle il insista, quoique lady Ashton eût prescrit à Lockhard d’avoir un soin tout particulier du capitaine Craigengelt et de prévenir ses moindres désirs.

Le marquis et le Maître de Ravenswood restèrent donc seuls, libres de se communiquer leurs observations sur l’accueil qu’ils avaient reçu, tandis que lady Ashton, sortant de l’appartement, suivie de son mari qui ressemblait à un criminel qui va subir sa condamnation, se retira dans son cabinet de toilette.

Dès qu’ils y furent entrés, elle s’abandonna à la violence de son caractère, qu’elle avait, non sans beaucoup de peine, réprimée par égard pour les apparences. Fermant la porte, après y avoir pour ainsi dire poussé son mari alarmé, elle en retira la clef, et avec une hauteur qui se lisait aisément sur un visage que le nombre des années n’avait pas encore dépouillé de tous ses charmes, avec un regard qui annonçait autant de résolution que de ressentiment : « Je ne suis pas surprise, milord, dit-elle, des liaisons qu’il vous a plu de former pendant mon absence ; elles sont parfaitement dignes de votre naissance et de votre éducation : je m’attendais peut-être à autre chose ; mais je reconnais franchement mon erreur, et j’avoue que je mérite le désappointement que vous me prépariez. — Ma chère lady Ashton, ma chère Éléonore, écoutez un instant la raison, et vous ne tarderez pas à être convaincue que j’ai agi avec tous les égards dus à la dignité aussi bien qu’aux intérêts de ma famille. — Oh ! je vous crois toute la capacité nécessaire pour veiller aux intérêts, à la dignité même de votre famille, » répondit-elle d’un air de mépris ; « mais, comme la mienne se trouve inséparablement liée avec elle, vous voudrez bien ne pas trouver mauvais que je m’occupe seule de ce qui la concerne. — Mais que voulez-vous dire, lady Ashton ? qu’est-ce qui vous déplaît ? Comment se fait-il qu’après une si longue absence vous n’arriviez que pour me faire des reproches ? — Interrogez votre propre conscience, sir William ; demandez-lui ce qui a fait de vous un renégat à votre parti et à vos opinions politiques ; ce qui vous a amené, autant que j’ai pu le comprendre, jusqu’au point de marier votre fille unique à un misérable jacobite ruiné, au plus implacable ennemi de votre famille. — Mais, au nom du bon sens et de la politesse la plus commune, que vouliez-vous que je fisse, madame ? pouvais-je décemment ne pas recevoir chez moi un jeune homme bien né, qui, tout récemment encore, a sauvé la vie de ma fille et la mienne ? — Sauvé votre vie ! j’ai entendu parler de cette histoire. Le lord garde des sceaux s’est laissé effrayer par une vache, et il a pris pour un autre Guy de Warwick, le jeune homme qui l’a tuée. Le premier boucher d’Haddington pourrait bientôt avoir les mêmes titres à votre hospitalité. — C’en est trop, lady Ashton ! et encore quand je suis prêt à faire pour vous tous les sacrifices… Dites-moi enfin ce que vous voulez de moi ? — Allez trouver vos hôtes, répondit l’impérieuse dame : faites vos excuses à Ravenswood de ce que l’arrivée du capitaine Craigengelt et de quelques autres amis vous met dans l’impossibilité de lui offrir plus long-temps un logement au château ; dites-lui que j’attends le jeune Hayston de Bucklaw, et que… — Juste ciel ! madame, s’écria sir William ; Ravenswood céder la place à un Craigengelt, à un joueur reconnu, à un délateur ! J’ai eu peine à m’empêcher de lui ordonner de sortir de chez moi, et ce n’est qu’avec une extrême surprise que je le vois à votre suite. — Puisque vous l’y avez vu, répliqua sa douce moitié, vous avez dû croire que c’est un homme dont la société est honorable. Quant à ce Ravenswood, il ne fait que recevoir le même traitement que, je le sais positivement, il a fait éprouver à un de mes amis pour qui j’ai beaucoup d’estime, et qui a eu le malheur, il y a quelque temps, de loger chez lui. En un mot, prenez votre parti : si Ravenswood ne sort à l’instant du château, ce sera moi qui en sortirai. »

Sir William Asthon se promenait à grands pas dans la plus cruelle agitation, la crainte, la honte et la colère luttant ensemble contre sa déférence habituelle pour les volontés de sa femme ; il finit, comme il arrive toujours aux esprits timides, par adopter un terme moyen.

« Je vous dirai franchement, madame, que je ne peux ni ne veux me rendre coupable envers le Maître de Ravenswood de l’incivilité que vous me proposez ; il n’a nullement mérité un pareil procédé. Si vous êtes assez peu raisonnable pour insulter un homme de qualité sous votre propre toit, je ne puis vous en empêcher ; mais du moins je ne serai pas l’agent d’un procédé aussi monstrueux. — Vous y êtes bien décidé ? — Oui de par le ciel, madame. Demandez-moi quelque chose qui soit d’accord avec les convenances, comme, par exemple de cesser peu à peu de cultiver sa connaissance, ou quelque chose de cette espèce… Mais lui dire de quitter ma maison, c’est à quoi je ne veux ni ne peux consentir. — En ce cas, ce sera sur moi que tombera la tâche de soutenir l’honneur de la famille, comme cela est déjà arrivé plusieurs fois. »

À ces mots, lady Ashton s’assit, et écrivit à la hâte quelques lignes ; au moment où elle ouvrait une porte pour appeler sa femme de chambre, qui était dans la pièce voisine, le lord garde des sceaux tenta un dernier effort pour l’empêcher de faire une démarche aussi décisive.

« Songez aux conséquences de votre conduite, lady Ashton, lui dit-il ; vous changez en ennemi mortel un jeune homme qui aura probablement les moyens de nous nuire… — Avez-vous jamais connu un Douglas qui ait redouté un ennemi ? » lui demanda-t-elle d’un ton de mépris.

« C’est fort bien, répondit sir William ; mais il est aussi fier que cent Douglas, et que cent diables par-dessus le marché. Songez-y pendant une nuit seulement. — Pas même un instant de plus… Mistress Patullo ! tenez,… remettez ce billet au jeune Ravenswood. — Au Maître de Ravenswood, madame. — Oui, au Maître de Ravenswood, puisque vous l’appelez ainsi. — Je m’en lave absolument les mains, dit le lord garde des sceaux, et je vais descendre au jardin, afin de voir si l’on prépare le fruit pour le dessert. — Allez, » dit-elle en le regardant de l’air du plus profond mépris, « et remerciez le ciel de ce que vous laissez ici une femme aussi capable de veiller à l’honneur de la famille que vous l’êtes de vous occuper de pommes et de poires.

Sir William resta dans le jardin le temps qui lui parut nécessaire pour que la mine à laquelle lady Ashton venait de mettre le feu pût faire son explosion, et pour laisser se refroidir la première chaleur du ressentiment de Ravenswood. En rentrant au salon, il y trouva le marquis d’Athol donnant des ordres à quelques-uns de ses gens : le marquis paraissait extrêmement mécontent. Il commençait à lui faire des excuses pour l’avoir laissé seul, lorsque celui-ci l’interrompit :

« Je présume, sir William, que vous n’êtes pas étranger à ce singulier billet dont mon parent (en appuyant fortement sur le mot mon) vient d’être favorisé par votre épouse, et que par conséquent vous êtes préparé à recevoir mes adieux. Mon parent est déjà parti, ayant jugé inutile de vous faire les siens, toutes les politesses qu’il a reçues de vous précédemment se trouvant annulées par cet étrange affront. — Je vous proteste, milord, » dit sir William en tenant à la main le billet, « que je n’en connais point le contenu. Je sais que lady Ashton est très-vive et se prévient facilement, et je regrette sincèrement qu’elle ait pu vous offenser ; mais j’espère que Votre Seigneurie voudra bien considérer qu’une dame… — Devrait se conduire envers les personnes d’un certain rang, de manière à faire voir qu’elle mérite ce titre, » dit le marquis en complétant la phrase.

« Cela est vrai, milord, dit l’infortuné garde des sceaux ; mais enfin lady Asthon est une femme… — Et comme telle, » dit le marquis en l’interrompant de nouveau, « elle a besoin qu’on lui apprenne quels sont les devoirs de son sexe. Mais la voici qui vient ; je veux apprendre de sa propre bouche la cause d’une insulte aussi extraordinaire et aussi inattendue, faite à mon parent pendant que lui et moi nous étions sous votre toit. »

Lady Ashton entrait en ce moment : sa dispute avec sir William, et une conversation qu’elle avait eue depuis avec sa fille, ne l’avaient pas empêchée de s’occuper des soins de sa toilette. Elle était en grande parure, et l’on voyait, dans son air et dans ses manières, qu’elle était née pour soutenir la splendeur dont les dames de qualité s’entouraient dans de semblables occasions.

Le marquis d’Athol la salua d’un air de hauteur, et elle lui rendit son salut avec une égale fierté et une réserve également marquée. Reprenant de la main passive de sir William le billet qu’il lui avait donné un instant auparavant, il s’approcha de lady Ashton, et allait lui adresser la parole, lorsqu’elle le prévint en lui disant :

« Je m’aperçois, milord, que vous êtes sur le point d’entamer un sujet de conversation fort désagréable. Je suis fâchée qu’il se soit passé quelque chose qui ait pu porter la plus légère atteinte à l’accueil respectueux dû à Votre Seigneurie. Mais voici le fait : M. Edgar Ravenswood, à qui j’ai adressé le billet qui est entre les mains de Votre Seigneurie, a abusé de l’hospitalité qu’il a reçue dans cette famille, ainsi que de la faiblesse du caractère de sir William Ashton, pour s’emparer du cœur d’une jeune personne et lui faire prendre, sans le consentement de ses parents, des engagements qu’ils n’approuveront jamais. »

Tous deux se récrièrent à la fois.

« Mon parent est incapable… » dit le marquis.

« Lucy n’a pu… » dit le garde des sceaux.

Lady Ashton les interrompit tous deux. « Milord, » dit-elle au marquis, « votre parent, si M. Ravenswood a l’honneur de l’être, a, d’une manière clandestine, tenté de s’emparer de l’affection d’une fille jeune et sans expérience. Sir William Ashton, » dit-elle à son mari, « votre fille a eu la faiblesse d’encourager, plus qu’elle ne le devait, les prétentions d’un homme qui ne lui convient en aucune façon. — Il me semble, madames, » s’écria sir William perdant sa patience et sa modération ordinaire, « que si vous n’aviez rien de meilleur à nous dire, vous auriez tout aussi bien fait de garder pour vous ce secret de famille. — Vous me pardonnerez, sir William, » répondit-elle avec calme ; « le noble marquis a le droit de connaître la cause du traitement dont j’ai cru devoir user envers un homme qu’il appelle son proche parent. — C’est une cause, » se dit tout bas le garde des sceaux, » qui survient après l’effet ; car, en supposant même qu’elle existe, je suis sûr que ma femme n’en avait aucune connaissance lorsqu’elle a écrit sa lettre à Ravenswood. — C’est la première fois que j’entends parler de ceci, dit le marquis ; mais puisque vous avez mis sur le tapis un sujet aussi délicat, permettez-moi de vous dire, milady, que la naissance et les relations de mon parent lui donnaient le droit d’être écouté avec patience, ou du moins d’être refusé avec politesse, même dans la supposition qu’il eût été assez ambitieux pour aspirer à la main de sir William Ashton. — Veuillez vous rappeler, milord, de quel sang miss Lucy Ashton est issue du côté maternel. — Je n’ai pas oublié votre généalogie… Je sais que vous descendez d’une branche cadette de la maison d’Angus ; mais vous ne devez pas… pardon, milady, vous ne devez pas non plus oublier que les Ravenswood ont contracté trois fois avec la branche aînée. Allons, milady, je sais qu’il est difficile de vaincre d’anciennes préventions, et combien il faut les ménager. Si j’ai laissé partir mon parent seul, chassé, pour ainsi dire, de cette maison, c’est parce que j’avais l’espoir de devenir médiateur entre vous. Ce serait encore à regret que je vous quitterais en conservant du ressentiment contre vous : aussi ne partirais-je que ce soir, étant convenu avec le Maître de Ravenswood qu’il m’attendra à quelques milles d’ici. Parlons donc de cette affaire avec plus de calme.

— C’est ce que je désire vivement, milord, » répondit sir William avec empressement. « Lady Ashton, ne laissons pas milord d’Argyle nous quitter en emportant avec lui son mécontentement : unissons-nous pour engager Sa Seigneurerie à dîner au château.

— Le château, répondit-elle, et tout ce qu’il contient sont aux ordres de milord d’Argyle, aussi long-temps qu’il voudra l’honorer de sa présence ; mais, pour en revenir à la discussion de ce sujet désagréable… — Pardon, madame, dit le marquis ; je ne peux vous laisser prendre une résolution précipitée sur un objet aussi important. Je vois qu’il vous arrive encore de la compagnie ; et puisque j’ai eu le bonheur de renouveler mon ancienne connaissance avec lady Ashton, j’espère qu’elle me permettra de ne pas exposer une chose aussi précieuse au hasard d’une discussion pénible, du moins jusqu’à ce que nous nous soyons entretenus d’objets plus agréables. »

Lady Ashton sourit, salua, et donna la main au marquis d’Argyle, qui la conduisit dans la salle à manger avec toute la galanterie cérémonieuse de cette époque, où l’on ne permettait pas à un convié de prendre la maîtresse de la maison par-dessous le bras, comme un paysan prend sa maîtresse à une fête de village.

Ils y trouvèrent Bucklaw, Craigengelt, et quelques autres personnes du voisinage, que sir William avait invitées à l’occasion de la visite du marquis d’Athol. On prétexta une légère indisposition pour excuser l’absence de miss Ashton, dont la place demeura vacante. Le repas fut splendide jusqu’à la profusion, et l’on ne se leva de table que fort tard.



  1. Le monde est fou, mes maîtres. a. m.
  2. Sur quoi, moi, Jedediah Cleishbotham, je demande la permission de remarquer, primo (ce qui signifie en premier lieu), qu’ayant vainement demandé au cabinet de lecture de Gandercleugh, bien qu’il abonde en pareilles futilités, ce Middleton et son Mad world, on me le montra enfin parmi d’autres vieilles fadaises soigneusement compilées par un certain Dodsley, qui, sans doute fut bien récompensé pour la perte d’un temps précieux ; et après avoir mal employé autant du mien qu’il en fallait pour l’objet qui m’occupait, je trouvai que, dans cette pièce, un acteur est introduit comme laquais et qu’un chevalier le salue facétieusement avec l’épithète de Bas de fil, soixante milles par jour.
    Secundo (c’est-à-dire, en langue vulgaire, secondement), sous le bon plaisir de M. Pattieson, je remarquerai que quelques personnes qui ne sont pas tout à fait aussi vieilles qu’il voudrait le faire croire, se rappellent cette espèce de domestiques ou coureurs. Pour preuve de quoi, moi, Jedediah Cleishbotham, quoique mes yeux me servent encore très-bien, je me souviens d’avoir vu un des gens de cette classe, vêtu de blanc et portant une canne, qui courait journellement devant la voiture de cérémonie de feu John, comte de Hopeton, père du comte actuel, Charles, auprès de qui l’on peut dire avec raison que la Renommée joue le rôle de courrier ou d’avant-coureur ; et, comme le dit le poète, « Mars, toujours à ses côtés, l’anime de son courage, et la Renommée le suit, un laurier à la main ».
  3. Le lecteur sait que les voyageurs croisent leurs jambes en diligence. a. m.
  4. Allusion aux deux factions qui divisaient les cirques des deux villes. a. m.