Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 145-151).



CHAPITRE XIII.

le tonnelier.


Faut-il que j’accepte quelque chose de vous ? Il est vrai que je vous ai demandé, et, qui pis est, j’ai dérobé votre présent ; et, ce qui est encore pire, je me suis égaré dans la maison.
Esprit sans argent.


La figure du jeune garçon, seul témoin de l’infraction aux lois de la propriété et de l’hospitalité, aurait fourni le sujet d’un excellent tableau. Il resta immobile, comme s’il eût vu paraître devant lui un de ces spectres dont il avait entendu parler pendant les longues soirées d’hiver. Ne pensant plus à son devoir, il oublia de tourner la broche confiée à ses soins, et ajouta aux infortunes de la soirée, en laissant brûler le mouton, qui bientôt devint aussi noir que du charbon. Il ne sortit de son état de stupéfaction qu’au moyen d’un vigoureux soufflet appliqué par la dame Lightbody[1], qui, de quelque manière qu’elle justifiât son nom, était à coup sûr une femme fortement constituée, et très-habile à se servir de ses mains, comme défunt son mari, disait-on, l’avait éprouvé plus d’une fois.

« Pourquoi laissez-vous brûler le rôti, maudit petit vaurien ? dit-elle. — Je ne sais pas, répondit l’enfant. — Et où donc est ce lourdeau de Gilles ? demanda-t-elle ; — je ne sais pas, » répondit-il en sanglotant, et encore plongé dans le plus grand étonnement.

« Et qu’est devenu M. Balderstone ? et surtout, au nom du conseil et de l’assemblée de l’Église, Dieu me pardonne ! qu’est devenue la broche avec les canards sauvages ? »

Madame Girder, qui entra en ce moment, joignit ses exclamations à celles de sa mère ; et leurs cris assourdissants confondirent tellement le pauvre garçon, que pendant long-temps il ne put raconter l’aventure, et ce ne fut qu’au retour de son compagnon qu’elles commencèrent à se douter de la vérité.

« Eh bien ! dit mistriss Lightbody, qui eût jamais pensé que Caleb Balderstone aurait joué un pareil tour à une ancienne connaissance ? — Oh, que le diable l’emporte ! s’écria l’épouse de Girder ; et quelle raison donnerai-je à mon mari ? Il me tuera, n’y eût-il pas d’autre femme dans tout le village de Wolf’s-Hope. — Tais-toi, imbécile ! répondit la mère. Non, non ; il a été assez brutal jusqu’à présent ; mais il n’en viendra pas à ce point ; car, s’il veut vous assommer, il faut qu’il m’assomme auparavant, et j’en ai fait reculer qui valaient mieux que lui. Pas de jeux de main, et l’on finit par s’entendre ; quant à un peu de tapage, il ne faut pas s’en épouvanter. »

Le bruit des chevaux annonça l’arrivée du tonnelier et du ministre. Ils n’eurent pas plus tôt mis pied à terre qu’ils cherchèrent à s’approcher de la cheminée ; car l’orage avait refroidi le temps, la pluie dégouttait des arbres, et les chemins étaient mauvais. La jeune femme, forte de tous les charmes de sa parure des dimanches, se précipita en avant pour recevoir le premier choc, tandis que sa mère, comme la division des vétérans des légions romaines, se tenait à l’arrière-garde, prête à la soutenir en cas de nécessité. Toutes deux cherchaient à retarder la découverte de l’événement : la mère en se plaçant d’un air affairé entre le feu et M. Girder la fille en faisant l’accueil le plus cordial à son mari et au ministre, et en exprimant ses inquiétudes et ses craintes qu’ils n’eussent pris froid.

« Froid ? » dit le mari d’un ton bourru ; car il n’était pas du nombre de ces seigneurs et maîtres qui trouvent dans leurs femmes des vice-rois auxquels ils obéissent ; « nous prendrons effectivement froid si vous ne nous laissez pas approcher du feu. »

En parlant ainsi, il se fait jour à travers les deux lignes de défense ; et, comme il avait un œil vigilant et toujours ouvert sur ses propriétés de toute espèce, il reconnut à l’instant même l’absence de l’une des broches et de sa garniture appétissante. » Eh que diable ! ma femme… — Fi donc ! n’avez-vous pas de honte ? » s’écrièrent en même temps les deux femmes. « En présence de M. Bide-the-Bent ! — J’ai tort, dit le tonnelier ; mais… — Prononcer le nom du grand ennemi de nos âmes, dit M. Bide-the-Bent. — J’ai tort, répéta le tonnelier. » — C’est nous exposer à ses tentations, continua le ministre ; c’est l’inviter, et en quelque sorte le forcer à suspendre ses trames contre d’autres malheureuses victimes, pour s’occuper plus particulièrement des personnes qui font un fréquent usage de son nom. — Eh bien, en bien ! monsieur Bide-the-Bent, je conviens que j’ai tort. Que voulez-vous de plus ? dit le tonnelier ; mais qu’il me soit permis de demander à ces femmes pourquoi elles ont retiré les canards sauvages avant que nous fussions arrivés. — Nous n’y avons pas touché, Girder, dit sa femme ; mais… mais un accident… — Quel accident ? » demanda Girder étincelant de colère ; « il ne leur est pas arrivé de malheur, j’espère : en bien ! »

Sa femme, qui ne lui parlait jamais qu’en tremblant, n’osa répondre ; mais la mère se hâta de venir à son secours. « Je les ai donnés à une de mes connaissances, Gibbie Girder, déclara-t-elle ; eh bien ! qu’avez-vous à dire maintenant ? »

Cet excès d’assurance de la part de la vieille Lightbody rendit Girder muet pendant quelques instants. « Et vous avez donné les canards sauvages ? reprit-il ; vous avez donné le meilleur plat de mon repas de baptême à une de vos connaissances, vieille sotte que vous êtes ! Et quel est son nom, je vous prie ? — Le digne M. Caleb Balderstone de Wolf’s-Crag, » répondit Marion toute prête à soutenir le combat.

La rage de Girder ne connut plus de bornes. Si quelque chose eût pu ajouter à son ressentiment, c’était l’extravagance d’avoir fait un pareil présent à notre ami Caleb, contre qui, pour des raisons bien connues du lecteur, il nourrissait l’animosité la plus décidée. Il leva sa cravache sur la vieille matrone ; mais elle tint ferme, se recueillit, et se mit à brandir la cuiller de fer avec laquelle elle venait d’arroser le mouton qui était à la broche. Elle avait certainement l’avantage des armes, et son bras n’était pas le moins vigoureux des deux, en sorte que Girder jugea qu’il était plus prudent de tourner sa colère sur sa femme : la malheureuse faisait alors entendre une sorte de gémissement hystérique qui émut extrêmement le ministre, lequel était le plus simple et le plus brave des hommes. « Et vous, sotte d’étourdie que vous êtes ! dit-il ; rester là en silence, et voir disposer de mon bien en faveur d’un fainéant, d’un ivrogne, d’un réprouvé, d’un valet décrépit ; et tout cela parce qu’il vient chatouiller les oreilles d’une vieille imbécile de femme avec ses belles phrases, où il n’y a pas deux mots de vrai. Je vais vous donner une bonne… »

Ici le ministre s’interposa et de la voix et du geste, tandis que la dame Lightbody se jeta devant sa fille, et se mit de nouveau à brandir sa cuiller.

« Ne me sera-t-il pas permis de châtier ma femme ? demanda le tonnelier d’un air d’indignation.

« Vous pouvez châtier votre femme, si cela vous fait plaisir, répondit la dame Lightbody ; mais vous ne toucherez pas ma fille du bout du doigt, vous pouvez compter là-dessus. — N’avez-vous pas de honte, M. Girder ? dit le ministre ; je ne m’attendais pas à cela de votre part. Vous abandonner ainsi à une colère criminelle contre ce qui vous touche de plus près, ce que vous devez avoir de plus cher ! et dans un jour où vous êtes appelé à remplir le devoir le plus solennel d’un père chrétien ! et tout cela pourquoi ? pour une surabondance de plaisir temporel aussi méprisable qu’inutile. — Méprisable ! s’écria le tonnelier ; jamais meilleure oie n’a marché sur le chaume ; jamais canards saunages plus beaux ni plus délicats n’ont été revêtus de plumes. — Soit, mon voisin, répliqua le ministre ; mais voyez combien de superfluités tournent encore devant le feu. J’ai vu le temps où dix des galettes qui sont sur ce buffet auraient été un don bien précieux pour autant d’individus mourant de faim sur les collines, au milieu des marécages et dans les cavernes, pour cause de religion. — Et voilà surtout ce qui me fâche, » dit le tonnelier qui cherchait ardemment quelqu’un disposé à partager sa colère assez légitime. « Si la malheureuse en avait fait cadeau à quelque saint nécessiteux ou à tout autre que ce brigand de tory, à cet enragé, à ce menteur, à cet oppresseur, qui a fait partie de l’infâme corps de milice levé contre Argyle par le vieux tyran Allan de Ravenswood, lequel est parti pour sa dernière demeure, je ne m’en inquiéterais pas autant ; mais donner le meilleur plat de mon repas à un homme de cette espèce !… — Eh bien ! Girder, interrompit le ministre, n’apercevez-vous pas ici le doigt de la Providence ! On ne voit pas les enfants du juste mendier leur pain. Représentez-vous le fils d’un oppresseur puissant réduit à nourrir sa famille du superflu de votre table. — Et d’ailleurs, dit mistress Girder, ce n’était pas non plus pour lord Ravenswood, ce que l’on saurait déjà, si l’on voulait laisser parler les gens ; c’était pour donner à dîner au lord Keeper, comme on l’appelle, qui est là haut, au château de Wolf’s-Crag. — Sir William Asthon à Wolf’s-Crag ! » s’écria l’homme aux cerceaux et aux douves, dans le plus grand étonnement.

« Et comme le gant et la main avec lord Ravenswood, ajouta mistress Lightbody. — Sotte que vous êtes ! dit Girder ; ce vieux fourbe voudrait vous faire croire que la lune n’est qu’un fromage mou. Le lord Keeper et Ravenswood ! Ils sont comme chien et chat, lièvre et lévrier. — Je vous dis qu’ils sont comme mari et femme, et qu’ils s’accordent mieux que certains autres, repartit la belle-mère. Puis, voilà Pierre Puncheon, le tonnelier des magasins de la reine, qui est mort, et la place est à remplir, et… — Oh ! le bon Dieu vous bénisse ! voulez-vous bien réprimer la volubilité de vos langues ? » dit Girder ; car il faut remarquer que cette explication était donnée par les deux femmes en même temps ; la plus jeune reprenant et répétant d’un ton plus élevé les paroles de sa mère aussi vite que celle-ci pouvait les prononcer.

« Votre femme n’avance rien qui ne soit vrai, dit le maître ouvrier de Girder, qui était entré pendant la contestation. J’ai vu les domestiques du lord Keeper qui buvaient et se régalaient à l’auberge de Lucky Smallstrash. — Et leur maître est à Wolf’s-Crag ? demanda Girder. — Oui, vraiment, il y est, répondit son homme de confiance. — Et en bonne amitié avec Ravenswood ? demanda-t-il encore. — Il faut bien que cela soit, répondit le maître-ouvrier, puisqu’il est descendu chez lui. — Et pierre Puncheon est mort ? continua Girder. — Oui, oui, le tonneau a coulé à la fin, répliqua le maître-ouvrier. Ah ! le vieux coquin ! il y a fait passer une fière quantité d’eau-de-vie pendant son séjour sur terre. Mais, quant à la broche et aux canards sauvages, la selle est encore sur le dos de votre cheval, et je pourrais galoper après et rapporter le tout ; car M. Balderstone ne saurait être encore bien loin du village. — Oui, partez, William, dit Girder, et venez avec moi, je vais vous dire ce que vous aurez à faire lorsque vous l’aurez atteint. »

Les femmes se sentirent soulagées par son absence, et il alla donner ses instructions à William.

« Ah ! voilà une jolie chose qu’il fait là, ma foi ! dit la belle-mère, d’envoyer cet innocent garçon après un homme armé, quand il sait que M. Balderstone porte toujours une rapière ! — J’espère, ajouta le ministre, que vous avez bien réfléchi à ce que vous avez fait, de peur qu’il n’en résulte une querelle ; et il est de mon devoir de vous dire que celui qui en fournit le sujet ne peut, sous aucun rapport, s’en prétendre innocent. — Ne vous occupez pas de cela, monsieur Bide-the-Bent, » repartit Girder en rentrant. « La femme d’un côté, le ministre de l’autre, il n’y a pas moyen de dire son sentiment ici ; je sais mieux que personne comment je dois conduire ma barque. Allons, Jeanne, servez le dîner et qu’il n’en soit plus question. »

Et pendant tout le reste de la soirée il ne fut pas fait la moindre allusion à ce qui manquait au repas.

Cependant le maître-ouvrier du tonnelier, monté sur le cheval de son maître qui l’avait chargé de ses ordres spéciaux, courut à toute bride à la poursuite du maraudeur, Caleb. Celui-ci, comme on peut se l’imaginer, ne s’amusait pas en chemin. Il interrompait même son bavardage favori, dans le but d’aller plus vite, se contentant d’assurer à M. Lockhard qu’il avait prié la femme du pourvoyeur de faire donner quelques tours de broche aux canards sauvages, de peur que Mysie, qui avait été si fort alarmée par le tonnerre, n’eût pas pu mettre la grille de sa cuisine en bon état. Puis, alléguant la nécessité d’arriver à Wolf’s-Crag aussitôt que possible, il se mit à marcher si vite que son compagnon avait peine à le suivre. Ayant gagné le sommet de la colline qui sépare Wolf’s-Crag du village, il commençait déjà à se croire à l’abri de toute poursuite, lorsqu’il entendit le bruit éloigné du pas d’un cheval et une voix qui criait par intervalles ; « M. Caleb ! M. Balderstone ! M. Caleb Balderstone ! holà ! arrêtez un instant ! »

Caleb n’était pas pressé de répondre à cette invitation. D’abord, il fit semblant de ne pas entendre, et soutint hardiment à ses compagnons que c’était le bruit que faisait le vent ; puis il dit que cela ne valait pas la peine qu’il s’arrêtât ; mais enfin, ayant fait halte, quoique bien malgré lui, lorsque la figure du cavalier se dessinait à travers les ombres du crépuscule, il monta son imagination au point de se montrer fermement résolu à défendre sa proie ; prenant une attitude de dignité, il présenta la pointe de la broche, qui pouvait lui servir de pique et de bouclier, et parut déterminé à mourir plutôt qu’à se la laisser enlever.

Quel fut son étonnement lorsque le maître-ouvrier, s’avançant vers lui et lui adressant respectueusement la parole, lui dit que « son maître était fâché de ne pas s’être trouvé chez lui, et regrettait que M. Balderstone n’assistât point au repas du baptême ; qu’il avait pris la liberté de lui envoyer un petit baril de vin des Canaries et un autre d’eau-de-vie, sachant qu’il y avait des étrangers au château, où l’on n’avait pas eu le temps de faire les préparatifs convenables. »

J’ai entendu quelque part raconter l’histoire d’un homme un peu âgé, que poursuivait un ours qui s’était débarrassé de sa muselière. Dans un accès de désespoir, causé par l’état d’épuisement où l’avait mis la rapidité de sa course, il se retourna sur Bruin[2] et leva sa canne. À l’aspect de cet instrument, l’instinct de la discipline opéra, et l’animal, au lieu de le mettre en pièces, se dressa sur ses pattes de derrière et se mit à danser une sarabande. La surprise agréable du vieillard, qui s’était cru près de succomber au danger dont il se trouvait délivré d’une manière inattendue, ne fut pas plus grande que celle de notre ami Caleb, lorsqu’il vit celui qui le poursuivait ajouter à son butin, au lieu de l’en dépouiller. Mais il rentra bien vite dans toute la dignité de son caractère, lorsque le maître-ouvrier, se penchant de dessus son cheval où il était perché entre les deux barils, lui dit à l’oreille : « Que si l’on pouvait jeter en avant quelques paroles au sujet de la place de Pierre Puncheon, John Girder ne se bornerait pas à offrir une paire de gants au Maître de Ravenswood, qu’il serait bien aise de causer avec M. Balderstone sur cet objet, et qu’il le trouverait aussi souple qu’un osier[3] dans tout ce qu’il pourrait désirer. »

Caleb écouta sans faire aucune réponse, excepté celle de tous les grands personnages, à compter de Louis XIV, savoir : « Nous verrons cela. » Puis il ajouta tout haut, pour l’édification de Lockhard : « Votre maître a agi avec beaucoup de politesse et d’attention en m’envoyant ces liqueurs ; je ne manquerai pas d’en parler convenablement au lord Ravenswood. Mon garçon, ajouta-t-il, vous pouvez pousser jusqu’au château, et si aucun des domestiques n’est rentré, ce qui est fort à craindre, attendu qu’ils sont presque toujours dehors quand je les perds de vue, vous pouvez déposer les deux barils dans la loge du portier, qui est à droite en entrant. On a permis au brave homme d’aller voir ses amis, en sorte que vous ne trouverez personne pour vous diriger. »

Le maître-ouvrier ayant reçu ses instructions continua sa route, déposa les deux barils dans la loge déserte et ruinée, et s’en retourna sans avoir parlé à personne. Après s’être ainsi acquitté de la commission de son maître, et avoir salué Caleb et sa compagnie, en repassant près d’eux, il rentra dans le village, pour prendre sa part de la fête du baptême.





  1. Corps léger, avons-nous dit. a. m.
  2. Surnom de l’ours en anglais. a. m.
  3. Hoop-willow, osier. a. m.