Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 116-125).



CHAPITRE X.

le lord keeper au château de ravenswood.


Avec un gosier altéré et des lèvres desséchées, bouche ouverte, ils l’entendirent appeler ; ils grimacèrent un sourire de remercîment, puis tout à coup se turent, comme s’ils avaient été occupés à boire.
coleridge. Poëme de l’ancien Marinier.


Hayston de Bucklaw était un de ces hommes inconsidérés qui n’hésitent jamais entre un ami et un bon mot. Lorsqu’on annonça que les principaux acteurs de la chasse s’étaient dirigés vers Wolf’s-Crag, les chasseurs proposèrent, comme une marque de civilité, d’y transporter la venaison. Cette proposition fut acceptée par Bucklaw, qui s’inquiétait beaucoup de l’épouvante du pauvre Caleb Balderstone en voyant arriver une troupe aussi nombreuse, mais très légèrement de l’embarras auquel il allait exposer son ami, qui était si peu en état de la recevoir. Il avait dans le vieux Caleb un antagoniste rusé et alerte, toujours prêt à trouver au besoin des subterfuges et des excuses propres, suivant lui, à sauver l’honneur de la famille.

« Dieu soit loué ! se dit Caleb ; un des battants de la grande porte a été poussé par le vent qui a soufflé hier au soir, et je crois que je pourrai facilement fermer l’autre. »

Mais en gouverneur prudent, il voulait se débarrasser en même temps des ennemis qui étaient dans la place (et il considérait comme tels tous ceux qui mangeaient et buvaient), avant de prendre des précautions pour empêcher l’entrée de ceux dont les cris joyeux annonçaient l’immédiate arrivée. Il attendit donc avec impatience, pour exécuter son projet, que son maître eût introduit ses deux principaux hôtes dans la tour.

« Je pense, » dit-il au domestique de l’étranger, « que, comme les chasseurs apportent le cerf au château en grande cérémonie, nous, qui en sommes les habitants, devons les recevoir à la porte. »

Les domestiques, trompés par cette observation insidieuse, ne furent pas plutôt sortis que l’honnête Caleb poussa, sans perdre de temps, le second battant de la porte avec une telle force que tout le bâtiment retentit du bruit qu’il occasionna en se fermant. S’étant ainsi assuré de l’impossibilité où l’on serait de franchir le passage, il se donna un instant le plaisir de parlementer avec les chasseurs qui étaient en dehors, à travers une petite fenêtre en saillie, ou guichet, servant autrefois à reconnaître ceux qui se présentaient à la porte. Il leur donna à entendre, en peu de mots, d’un ton ferme, que jamais, sous aucun prétexte, la porte du château ne s’ouvrait à l’heure du repas ; que Son Honneur, le Maître de Ravenswood, venait justement de se mettre à table avec quelques personnes de qualité ; qu’il y avait d’excellente eau-de-vie à l’auberge de Wolf’s-Hope au bas de la colline ; et il leur laissa croire que son maître paierait leur écot. Mais ceci fut dit d’une manière obscure, ambiguë, en style d’oracle ; car, comme Louis XIV, Caleb Balderstone craignait de pousser la finesse jusqu’à la fausseté, et se contentait de tromper, s’il était possible, sans aller jusqu’au mensonge.

Une pareille annonce surprit les uns, fit rire les autres, et épouvanta les laquais expulsés, qui s’efforcèrent de prouver le droit incontestable qu’ils avaient à être réadmis, afin de servir leur maître et leur maîtresse. Mais Caleb n’était pas d’humeur à entendre ou à reconnaître aucune distinction. Il s’en tint à ce qu’il leur avait dit dès le principe, avec cette opiniâtreté brutale, mais commode, qui, indocile à toute conviction, n’écoute aucun raisonnement. Bucklaw se détachant de l’arrière-garde, s’approcha de la porte, et d’un ton courroucé demanda à être admis ; mais Caleb resta inébranlable.

« Le roi, sur son trône, serait à la porte, dit-il, que mes dix doigts ne l’ouvriraient point, au mépris des règles et des usages de la famille de Ravenswood, et de mon devoir comme principal serviteur. »

Bucklaw fut extrêmement irrité, et, avec des jurements et des malédictions que nous ne voulons point rapporter, déclara que c’était un traitement indigne, et qu’il voulait absolument parler au Maître de Ravenswood lui-même. Mais Caleb fit également la sourde oreille.

« Il s’enflamme promptement notre jeune homme, dit-il ; mais il peut être certain qu’il ne verra point la face de mon maître avant d’avoir dormi et de s’être réveillé. Il sera plus sensé demain matin. Il lui convient bien d’amener ici une bande de chasseurs altérés, lorsqu’il sait qu’il y a à peine de quoi étancher la soif, » et il quitta le guichet, les abandonnant au mécontentement que pouvait leur causer cette mauvaise réception.

Mais il y avait une personne, de la présence de laquelle Caleb, dans le feu de la contestation, ne s’était pas aperçu, et qui avait tout écouté sans rien dire. C’était le principal domestique de l’étranger, homme de confiance, personnage important, le même qui y pendant la chasse, avait prêté son cheval à Bucklaw. Il était dans l’écurie lorsque Caleb avait, au moyen de sa ruse, fait sortir les autres laquais ; sans cette circonstance, malgré toute son importance personnelle, il aurait bien certainement partagé le même sort.

Celui-ci s’aperçut du manège de Caleb et en apprécia le motif ; et connaissant les intentions de son maître à l’égard de la famille de Ravenswood, il n’eut pas de peine à se tracer la marche qu’il devait suivre. Dès que Caleb se fut retiré, il se présenta au guichet et dit aux domestiques, « que c’était le bon plaisir de son maître que ses gens, ainsi que ceux de lord Littlebrain se rendissent à l’auberge voisine, et se procurassent les rafraîchissements nécessaires, dont il aurait soin de payer tous les frais. »

La joyeuse troupe des chasseurs s’éloigna de la porte hospitalière de Wolf’s-Crag, maudissant, à mesure qu’ils descendaient la colline, l’esprit de mesquinerie et la conduite indigne du propriétaire, et envoyant, de grand cœur, à tous les diables, et le château et tous ses habitants. Bucklaw, avec plusieurs qualités qui en auraient fait un homme de mérite digne de l’estime publique, avait été élevé avec tant de négligence, qu’il était toujours porté à partager les idées et les sentiments des compagnons de ses plaisirs. Les éloges dont il venait d’être comblé faisaient un contraste frappant avec les injures qu’il entendait proférer de toutes parts contre Ravenswood ; il se rappelait les jours ennuyeux et uniformes qu’il avait passés à Wolf’s-Crag ; il regarda comme un affront sanglant son exclusion du château, et le résultat de toutes ces réflexions fut la résolution qu’il prit de rompre les liaisons qu’il avait eues jusqu’alors avec le maître de Ravenswood.

En arrivant à l’auberge du village de Wolf’s-Hope, il rencontra inopinément une ancienne connaissance qui descendait de cheval. C’était le très-respectable capitaine Craigengelt, qui, sans paraître avoir conservé aucun souvenir de la froideur avec laquelle ils s’étaient séparés, s’approcha aussitôt de lui et lui serra la main de la manière la plus amicale. C’était une marque d’affection à laquelle Bucklaw ne pouvait s’empêcher de répondre avec une égale cordialité, et Craigengelt sentit à la pression de ses doigts qu’il lui rendait son ancienne amitié.

« Bonjour, et de longs jours, Bucklaw, s’écria-t-il, il y en a encore dans ce méchant monde pour les honnêtes gens. »

Il faut remarquer que les Jacobites, à cette époque, avaient, je ne sais trop avec quelle justice ou convenance, adopté le terme d’honnêtes gens comme une désignation spéciale de leur parti.

« Oui, et pour d’autres aussi, à ce qu’il paraît, répondit Bucklaw ; car, sans cela, comment vous seriez-vous hasardé à venir ici, noble capitaine ? — Qui ? moi ? dit Craigengelt ; je suis libre comme le vent de la Saint-Martin, qui n’a ni rentes ni redevances à payer. Tout est expliqué, tout est arrangé avec les honnêtes vieux radoteurs de Auld Reekie[1]. Bah ! ils n’auraient pas osé me retenir huit jours en prison. Il y a certaine personne qui a plus d’amis que vous ne pensez et qui peut être utile à celui à qui il s’intéresse, au moment où il s’y attend le moins. — C’est bon, c’est bon, » répondit Hayston, qui connaissait parfaitement et qui méprisait souverainement le caractère de Craigengelt, « mettons de côté tout ce jargon de charlatanisme, et dites-moi franchement si vous êtes libre et en sûreté. — Aussi libre, répondit Craigengelt, qu’un bailli du parti des Whigs sur la chaussée de son village, ou qu’un prédicateur presbytérien débitant son sermon hypocrite, et je venais vous dire que vous n’avez plus besoin de vous tenir caché. — Alors, capitaine Craigengelt, je m’imagine que vous vous dites mon ami, dit Bucklaw. — Votre ami, répéta Craigengelt. Mon camarade au combat des coqs ! Comment ! mais je suis ton fidèle Achate, comme j’ai entendu des savants s’exprimer ; chair et os ; écorce et arbre ; tout à toi, à la vie et à la mort. — C’est ce que nous allons voir tout à l’heure, dit Bucklaw. Tous n’êtes jamais sans argent, de quelque part qu’il vous vienne ; prêtez-moi d’abord deux pièces, pour balayer la poussière qui s’est attachée au gosier de ces braves gens-là, et ensuite… — Deux pièces ? dit le capitaine ; vingt sont à votre service, mon garçon, et vingt autres à leur suite. — Oui, vraiment ? dit Bucklaw après un moment de silence ; car il était naturellement doué d’assez de pénétration pour juger qu’il y avait quelque motif extraordinaire qui déterminait cet excès de générosité. » Craigengelt, ou vous êtes un brave garçon dans toute la force du terme, ce que j’ai de la peine à croire, ou vous êtes plus habile que je ne pensais, ce que je ne crois pas plus facilement. — L’un n’empêche pas l’autre, dit Craigengelt : prenez et payez ; jamais or meilleur n’a passé par la balance. » En même temps il remit une quantité de pièces d’or à Bucklaw, qui les empocha sans les compter, ou même sans les regarder, en se contentant de lui dire que sa position était telle qu’il fallait qu’il s’enrôlât, fût-ce le diable lui-même qui lui offrît de son engagement. Puis se tournant vers les chasseurs, » Allons, mes enfants, dit-il, c’est moi qui régale. — Vive Bucklaw ! » cria toute la troupe. « Et au diable celui qui a pris part au divertissement, et qui laisse les chasseurs aussi secs que la peau d’un tambour, » ajouta un autre par compensation.

« La maison de Ravenswood était autrefois aussi bonne et aussi honorable qu’aucune de la contrée, dit un vieillard ; mais elle a perdu tout son crédit aujourd’hui, et le maître se montre un vrai sot. »

Après un acquiescement unanime à cette observation de la part de tous ceux qui l’entendirent, toute la bande se précipita tumultueusement dans l’auberge, où elle resta à table jusqu’à la nuit. Le caractère jovial de Bucklaw lui permettait rarement, d’être fort délicat dans le choix de la compagnie qu’il fréquentait et maintenant que le plaisir qu’il goûtait au milieu de l’abondance était rendu plus vif et plus piquant par un intervalle extraordinaire de sobriété et presque d’abstinence, il était aussi heureux de présider à la table, que si ses convives eussent été des fils de princes. Craigengelt avait ses raisons pour pousser les choses aussi loin qu’elles pourraient aller, et comme il avait une gaieté vulgaire, beaucoup d’impudence, et qu’il chantait agréablement quelques couplets grivois, connaissant d’ailleurs parfaitement le caractère de Bucklaw, il réussit complètement à le plonger au milieu de tous les excès de cette orgie.

Pendant ce temps une scène bien différente avait lieu à la tour de Wolf’s-Crag. Lorsque le Maître de Ravenswood eut traversé la cour, trop occupé de ses réflexions pénibles pour faire attention au manège de Caleb, il introduisit ses hôtes dans la grande salle du château.

L’infatigable Balderstone qui, par goût ou par habitude, travaillait depuis le matin jusqu’au soir, avait peu à peu débarrassé ce lugubre appartement des restes confus du banquet des funérailles et rétabli un peu d’ordre. Mais tout son talent et tout le soin qu’il avait pris pour placer de la manière la plus avantageuse le peu de meubles qui restaient, n’avaient pu empêcher que les murs antiques et dépourvus de tout ornement ne donnassent à cette salle un air sombre et triste. D’étroites fenêtres pratiquées dans la profonde épaisseur du mur semblaient plutôt faites pour exclure que pour admettre la lumière, et l’aspect menaçant de la tempête ajoutait encore à l’obscurité.

Tandis que Ravenswood, avec toute la gracieuse galanterie de cette époque, mais non sans une certaine raideur et quelque embarras, conduisait la jeune dame à l’extrémité de la salle, le père se tint debout près de rentrée, comme cherchant à se débarrasser de son chapeau et de son manteau. En ce moment le bruit de la porte du château vint jusqu’à eux ; l’étranger tressaillit, s’approcha avec empressement de la fenêtre et jeta sur Ravenswood un regard rempli d’alarme, en voyant que la porte était fermée et que ses gens étaient restés en dehors.

« Vous n’avez rien à craindre, monsieur, lui dit gravement Ravenswood, ce toit a tous les moyens de vous protéger, quoiqu’il n’ait pas ceux de vous accueillir dignement. Mais il me semble, ajouta-t-il, qu’il est temps que je sache quelles sont les personnes qui honorent ainsi de leur présence ma demeure délabrée. »

La jeune dame garda le silence et ne fit aucun mouvement ; et le père, à qui la question était plus directement adressée, semblait être dans la situation d’un acteur qui s’est hasardé à se charger d’un rôle qu’il se sent incapable de jouer et qui reste court au moment où il devrait parler. Il s’efforça de déguiser son embarras par toutes les cérémonies extérieures qui indiquent un homme de la bonne société ; mais il était évident qu’après avoir fait sa révérence, un pied en avant comme dans le dessein de s’approcher, l’autre en arrière comme pour s’éloigner, il s’efforçait de détacher le collet de son manteau et de relever son chapeau de dessus sa figure avec autant de peine que si l’un eût été attaché avec des agrafes de fer rouillé, et l’autre aussi lourd qu’une masse de plomb. L’obscurité du ciel paraissait devenir plus profonde, à mesure qu’il retirait avec tant de répugnance ces parties de son habillement. L’impatience de Ravenswood croissait aussi en proportion des délais de l’étranger. Il paraissait éprouver une agitation qui provenait probablement d’une cause toute différente. Il tâchait de réprimer son désir de parler, tandis que l’étranger semblait embarrassé de trouver des mots pour exprimer ce qu’il sentait qu’il était nécessaire de dire. À la fin Ravenswood, cédant à son impatience, rompit le silence qu’il s’était imposé.

« Je m’aperçois, dit-il, que sir William Ashton n’est pas disposé à se faire connaître dans le château de Wolf’s-Crag. — J’avais espéré que cela n’était pas nécessaire, » dit le lord garde des sceaux, dans un état de contrainte semblable à celui d’un spectre interpellé par l’exorciste, « et je vous remercie d’avoir pris le premier la parole, Maître de Ravenswood, lorsque des circonstances, de malheureuses circonstances, permettez-moi de les appeler telles, rendaient cette initiative difficile et pénible. — Je ne dois donc pas, » dit gravement le Maître de Ravenswood, « regarder l’honneur de cette visite comme purement accidentel ? — Distinguons un peu, » répondit le lord Keeper affectant un calme qui peut-être était loin de son cœur, « c’est un honneur que j’ai vivement désiré depuis quelque temps, mais que je n’aurais peut-être jamais obtenu sans la circonstance de cet orage. Ma fille et moi nous nous félicitons également d’avoir trouvé l’occasion d’offrir nos remercîments à l’homme brave et généreux à qui elle est redevable de sa vie et moi de la mienne. »

Les haines qui divisaient les familles, dans les temps de la féodalité, n’étaient guère moins invétérées, quoiqu’elles ne se manifestassent point par des actes de violence ouverte. Ni les sentiments que Ravenswood avait commencé à éprouver pour Lucy Ashton, ni l’hospitalité que l’honneur lui faisait un devoir d’exercer envers ses hôtes, n’avaient pu, malgré tous ses efforts, subjuguer entièrement les violentes passions qui s’élevaient dans son cœur, en voyant l’ennemi de son père dans la grande salle de la famille, dont il avait si puissamment contribué à hâter la ruine. Ses regards se portaient du père sur la fille, avec un air d’irrésolution dont sir William Ashton ne jugea pas à propos d’attendre l’issue. Il s’était alors débarrassé de son costume de voyage, et s’approchant de sa fille, il dénoua le ruban qui servait à attacher son masque.

« Lucy, ma chère, » dit-il en l’aidant à se lever et en la conduisant vers Ravenswood, « ôtez votre masque, et exprimons notre reconnaissance sans déguisement et à visage découvert. — S’il veut bien condescendre à l’accepter, » dit seulement Lucy, mais d’une voix pleine de douceur, et qui semblait exprimer en même temps le reproche et le pardon pour le froid accueil qu’elle recevait ainsi que son père. Ces mots, prononcés par une créature si ingénue et si belle, descendirent jusqu’au fond du cœur de Ravenswood, qui s’accusa intérieurement de dureté. Il murmura quelques mots de surprise, quelques mots de confusion, et finit par lui exprimer avec chaleur et vivacité combien il se trouvait heureux de pouvoir lui offrir un abri ; alors il l’embrassa conformément au cérémonial prescrit en pareille circonstance. Quoique cette formalité fût accomplie, Ravenswood tenait encore la main qu’il avait courtoisement saisie ; une rougeur, qui semblait donner à cette politesse mutuelle une bien plus grande importance que celle qu’on y attachait ordinairement, couvrait encore le visage de la belle Lucy Ashton, lorsque l’appartement fut tout à coup illuminé par un éclair qui en bannit complètement l’obscurité. Pendant un instant, on aurait pu voir tous les objets d’une manière distincte. La taille légère de Lucy, qui pouvait à peine se soutenir ; le corps grand et bien proportionné de Ravenswood, ses traits mâles et d’un beau brun, et l’expression fière, quoique incertaine, de ses yeux ; les vieilles armoiries et les vieux écussons qui couvraient les murs de la salle, tout cet ensemble fut aperçu par le lord Keeper dans le court espace que dura la vive lumière de l’éclair, qui fut presque aussitôt suivi d’un éclat de tonnerre, car l’orage était alors très près du château, et le coup fut si subit et si violent, que la vieille tour en fut ébranlée jusque dans ses fondements et que l’on crut qu’elle s’écroulait. La suie, qui, depuis des siècles, s’était amoncelée dans les énormes tuyaux de cheminées, s’en précipitait à larges massues ; des nuages de poussière mêlée de chaux s’échappaient des murailles, et soit que la foudre fût réellement tombée sur la tour, soit que ce fût l’effet de la violente percussion de l’air, plusieurs grosses pierres furent détachées des créneaux à demi rongés par le temps, et furent précipitées dans la mer, qui bouillonnait au pied de la tour. On aurait dit que l’ancien fondateur du château s’était enveloppé de ce nuage épouvantable pour témoigner, au milieu des éclairs et des tonnerres, le mécontentement qu’il éprouvait en voyant un de ses descendants se réconcilier avec l’ennemi de sa maison.

La consternation fut générale, et il fallut tous les soins du lord Keeper et de Ravenswood pour empêcher Lucy de s’évanouir. Le Maître se trouva ainsi chargé, pour la seconde fois, de la plus délicate et de la plus dangereuse de toutes les tâches, celle de prodiguer ses secours à un être intéressant et faible, dont le souvenir, ainsi que nous l’avons vu dans une circonstance analogue, remplissait délicieusement son imagination, soit pendant le jour, soit au milieu des rêves de la nuit. Si le génie de la famille condamnait réellement une union entre le Maître de Ravenswood et la belle personne qu’il recevait chez lui, les moyens qu’il employait pour exprimer ses sentiments étaient aussi maladroitement choisis, que s’ils l’eussent été par un simple mortel. Les petites attentions nombreuses et successives, absolument indispensables pour tranquilliser l’esprit de la jeune dame et calmer son agitation, établirent nécessairement entre son père et Ravenswood des relations qui paraissaient, au moins pour l’instant, devoir briser la barrière que l’inimitié féodale avait élevée entre eux. S’exprimer avec humeur ou même avec froideur en parlant à un vieillard, dont la fille, et quelle fille ! était devant lui, accablée d’une terreur bien naturelle, et sous son propre toit, c’était une chose impossible ; et lorsque Lucy, tendant une main à chacun, fut en état de les remercier de leurs soins, le Maître de Ravenswood s’aperçut que ses sentiments d’hostilité envers le lord Keeper n’étaient nullement ceux qui dominaient dans son cœur.

Le mauvais temps, l’état de sa santé, l’absence de ses domestiques, tout s’opposait à ce que Lucy Ahston se remît en route pour aller au château de lord Littlebrain, éloigné de plus de cinq milles ; et le Maître de Ravenswood ne pouvait, sans manquer aux lois de la politesse, se dispenser d’offrir un asile pour le reste du jour et pour la nuit suivante. Mais ses traits, ses regards, prirent une teinte plus sombre ; lorsqu’il annonça jusqu’à quel point il était dépourvu des moyens de recevoir dignement ses hôtes.

« Ne parlez pas de cela, » dit le lord Keeper, empressé de l’interrompre, et de l’empêcher de reprendre un sujet qui renouvelait son inquiétude ; « vous avez le projet de passer sur le continent, et votre maison est probablement dépourvue de provisions ? On comprend cela facilement ; mais si vous nous parlez encore de votre situation embarrassée, vous nous obligerez à aller chercher un gîte dans le village. »

Le Maître de Ravenswood se disposait à répondre, lorsque la porte s’ouvrit et Caleb Balderstone se présenta dans l’appartement.





  1. L’auteur veut ici désigner la ville d’Édimbourg. a. m.