Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 13-27).


LA FIANCÉE


DE


LAMMERMOOR.





CHAPITRE PREMIER.

préambule.


Gagnez votre pain avec de la craie blanche et de la craie rouge, avec des tours d’adresse pour ceux, qui le désirent ; c’est véritablement un bon métier pour des mendiants.
Vieille chanson.


Peu de personnes ont été dans mon secret, pendant que je compilais ces récits, et il n’est pas probable qu’ils soient jamais rendus publics tant que vivra leur auteur. Quand même ils verraient le jour, je n’ambitionne aucunement l’honorable distinction d’être montré au doigt. J’avoue que, dans la supposition qu’il n’y aurait aucun danger à se bercer de pareils rêves, j’éprouverais infiniment plus de satisfaction à me tenir derrière le rideau, comme l’ingénieux directeur du spectacle de Polichinelle et de sa femme Jeanne, où, sans être vu, j’aurais le plaisir de voir l’étonnement et d’entendre les conjectures de mes auditeurs. Alors peut-être je pourrais voir les productions de l’obscur Pierre Pattieson, louées par les esprits judicieux et admirées par les âmes sensibles, charmant la jeunesse, et intéressant même la vieillesse ; tandis que le critique en attribuerait la composition à un auteur de quelque célébrité, et que la question de savoir par qui et à quelle époque ces contes ont été écrits remplirait le vide de la conversation dans mille cercles et coteries. Il est très-possible que je ne jouisse pas de ce plaisir durant ma vie ; mais ce qu’il y a de bien certain, c’est que ma vanité ne me portera jamais à rien désirer au delà.

Je tiens trop opiniâtrement à mes habitudes, et je suis trop ennemi de la gloire humaine, pour envier, ou pour rechercher les honneurs accordés à mes contemporains confrères en littérature. Je ne saurais avoir une plus haute opinion de mon propre mérite, quand même je serais jugé digne d’être offert en spectacle, jouant le rôle d’un lion, pendant un hiver, dans la grande métropole. Je ne pourrais me faire à l’idée de me lever, de me retourner, de déployer toutes les belles formes de mon corps, depuis ma longue et épaisse crinière jusqu’à la grosse touffe de ma queue, de rugir « d’une voix de rossignol[1], » et puis de me coucher de nouveau comme une bête bien élevée de spectacle forain, et tout cela pour la modique ration d’une tasse de café et d’une tartine de pain et de beurre aussi mince qu’une oublie. D’ailleurs je m’accommoderais peu de la flatterie fastidieuse que la dame de la soirée prodigue à ses animaux en pareilles occasions, de même qu’elle rassasie ses perroquets de dragées, pour les faire parler devant la compagnie. Je ne puis être tenté de me mettre en scène pour le plaisir de recevoir de pareilles distinctions, et, comme Samson captif, j’aimerais mieux, si telle était l’alternative, rester toute ma vie au moulin, occupé à tourner la meule, uniquement pour ma subsistance, que d’être amené pour servir de jouet aux seigneurs philistins et à leurs dames. Ce n’est pas l’effet d’une antipathie, réelle ou affectée, contre l’aristocratie des royaumes d’Angleterre ; mais chacun à sa place, et, comme le pot de fer et le pot de terre de la fable, nous ne pourrions guère nous heurter l’un contre l’autre sans que j’en fusse la victime. Il peut ne pas en être de même des feuilles que j’écris en ce moment. Mon livre peut être ouvert ou mis de côté, au gré de chacun ; en s’amusant à le parcourir, les grands n’exciteront aucune fausse espérance ; en le dédaignant, ou en le condamnant, ils ne blesseront aucun amour-propre : et combien il est rare qu’ils aient des relations avec ceux qui se sont fatigués pour leur procurer du plaisir sans faire l’un ou l’autre !

Plein d’un sentiment plus sage et plus réfléchi que celui qu’Ovide exprime dans un vers pour le rétracter dans le suivant, je puis dire à mon livre :

Parve, nec invideo, sine me, liber, ibis in urbem[2].

Je ne partage pas le regret de cet illustre exilé de ne pouvoir accompagner lui-même en personne le volume qu’il envoyait à la ville devenue le centre de la littérature, du plaisir et des richesses. N’y eût-il pas cent exemples semblables à citer, le sort de mon pauvre ami et camarade d’école, Tinto, suffirait pour me mettre en garde contre le désir de chercher le bonheur dans la célébrité attachée à celui qui cultive les beaux-arts avec succès.

Dick[3] Tinto, lorsqu’il se déclarait artiste, avait coutume de dire qu’il tirait son origine de l’ancienne famille de Tinto, de la ville du même nom, dans le comté de Lanark, et lorsque l’occasion s’en présentait, donnait à entendre qu’il avait en quelque sorte dérogé de ses nobles ancêtres en faisant du pinceau son seul moyen d’existence. Mais si la généalogie de Dick était exacte, quelqu’un de ses ayeux devait avoir cruellement dégénéré, puisque son brave homme de père exerçait le métier nécessaire, et j’espère, honnête, quoique assurément peu distingué, de tailleur ordinaire du village de Langdirdum, dans la partie occidentale de l’Écosse. Ce fut sous son humble toit que naquit Richard, et ce fut dans l’humble métier de son père que Richard, bien contre son inclination, se vit de bonne heure mis légalement en apprentissage. Le vieux Tinto n’eut cependant pas lieu de se féliciter d’avoir forcé le génie naissant de son fils à se détourner de sa pente naturelle. Il eut le sort du jeune écolier qui essaie de boucher avec son doigt le tuyau par lequel s’écoule l’eau d’une citerne, tandis que le courant, irrité de cet obstacle, s’échappe par mille jets imprévus, et que tout ce que notre étourdi a gagné, c’est d’avoir été mouillé de la tête jusqu’aux pieds. C’est justement ce qui arriva au vieux Tinto. En effet son apprenti, sur lequel il fondait de si belles espérances, épuisa toute la craie non seulement en faisant des esquisses sur l’établi, mais encore en dessinant diverses caricatures des meilleures pratiques de son père, qui commencèrent à se plaindre hautement et à dire qu’il était trop dur de se voir défiguré par les vêtements du père, et en même temps tourné en ridicule par le crayon du fils. Voyant enfin son crédit et ses pratiques perdus, le vieux tailleur céda au destin et aux instances de son fils, et lui permît de tenter la fortune dans un état pour lequel il avait plus de dispositions.

Il y avait à cette époque dans le village de Langdirdum un artiste ambulant en peinture, qui, exerçant sa profession sub Jove frigido[4], était un objet d’admiration pour tous les garçons de l’endroit ; et particulièrement pour Dick Tinto. À cette époque on n’avait pas encore adopté, entre autres suppressions irréfléchies, cette méthode économique et antilibérale, qui suppléant par des caractères écrits au manque de vérité dans la représentation symbolique, ferme aux élèves des beaux-arts une carrière facile à parcourir, et fertile en instruction et en profits. Il n’était pas encore permis d’écrire sur le linteau plâtré de la porte d’un cabaret, ou sur l’enseigne suspendue d’une hôtellerie : À la vieille pie, ou à la tête du sarrasin, cette froide inscription à la vive image de la babillarde emplumée et au turban couvrant le front irrité du redoutable Soudan. Ce siècle reculé et plus simple que le nôtre considérait également les besoins de tous les rangs, et représentait les symboles de la bonne chère de manière à être à la portée de toutes les intelligences, pensant avec raison que celui qui ne savait pas lire une syllabe pouvait néanmoins aimer un pot de bonne bière tout autant que son voisin plus instruit, ou que le curé lui-même. D’après ce principe libéral, les marchands de vin, aubergistes et autres suspendaient encore les signes emblématiques de leur état, et les peintres d’enseignes, s’ils faisaient rarement de bons repas, du moins ne mouraient pas absolument de faim.

Ce fut donc chez un artiste de cette profession en décadence que Dick Tinto entra en apprentissage ; et, comme cela n’est pas rare chez les grands génies favorisés de la nature dans cette branche des beaux arts, il commença à peindre avant d’avoir aucune connaissance du dessin.

Son talent naturel pour observer la nature l’amena bientôt au point de rectifier les erreurs de son maître et de se passer de ses leçons. Il excellait surtout à peindre des chevaux (car dans les villages d’Écosse le cheval est l’enseigne favorite) ; et, en suivant la marche de ses progrès, il est curieux de voir comment il apprit par degré à raccourcir les croupes et allonger les jambes de ces nobles animaux, et à leur donner plutôt l’apparence de bidets que de crocodiles. La calomnie, qui poursuit toujours le mérite avec une activité proportionnée à son accroissement, a prétendu, il est vrai, que Dick, une fois, avait peint un cheval avec cinq jambes au lieu de quatre. J’aurais pu me prévaloir, pour le défendre, de la licence accordée aux artistes de cette profession, laquelle, permettant tous les genres de combinaisons singulières et contraires aux règles, peut fort bien s’étendre jusqu’à donner un membre exubérant à un sujet favori. Mais la cause d’un ami qui n’est plus m’est sacrée, et je dédaigne de la soutenir par des moyens aussi superficiels. J’ai vu l’enseigne en question, qui est encore suspendue dans le village de Langdirdum, et je suis prêt à déclarer, sous serment, que ce que l’on a sottement pris ou méchamment représenté pour la cinquième jambe du cheval, est dans le fait la queue de ce quadrupède. Lorsque l’on considère l’attitude dans laquelle il est peinte on reconnaît que cet heureux incident a été introduit avec une grande hardiesse, et exécuté avec beaucoup d’art et un merveilleux succès. Le cheval étant représenté rampant, en termes de blason, c’est-à-dire dans la posture d’un cheval qui se cabre, la queue touche la terre, et paraît former un point d’appui, ce qui donne à la figure la solidité d’un trépied : sans cela, il serait difficile, de la manière dont les pieds sont placés, de concevoir comment le coursier pourrait se tenir sans tomber à la renverse. Cette conception échut heureusement à une personne qui sait l’apprécier à sa juste valeur ; car, lorsque Dick, dans un temps où son talent avait été mûri par l’expérience, douta qu’il fût convenable de s’écarter ainsi des règles établies, et exprima le désir de faire le portrait de l’aubergiste lui-même, en échange de cette production de sa jeunesse ; l’offre obligeante fut refusée judicieusement par celui-ci ; il paraît qu’en effet, il avait remarqué que, lorsque son ale manquait de produire son effet, et de lui concilier les suffrages de ceux qui fréquentaient son cabaret, un coup d’œil jeté sur son enseigne ne manquait jamais de les mettre de bonne humeur.

Il serait étranger à mon but actuel de suivre pas à pas les progrès de Dick Tinto, soit dans le perfectionnement de sa touche, soit dans la connaissance plus approfondie des règles de l’art au moyen desquelles il corrigea la richesse exubérante de son ardente imagination. Ses yeux se dessillèrent en contemplant les esquisses d’un contemporain, le Téniers écossais, comme on a justement appelé Wilkie. Il jeta le pinceau, prit les crayons, et luttant contre la faim et la fatigue, l’irrésolution de son esprit et l’incertitude de son succès, il poursuivit les études de sa profession sous de meilleurs auspices que ceux de son premier maître. Quoi qu’il en soit, les premières émanations de son génie, tout imparfaites qu’elles sont (comme les vers de Pope, lorsqu’il n’était encore qu’enfant, si on pouvait les retrouver), seront chères aux compagnons de sa jeunesse. Il y a un pot et un gril peints au-dessus de la porte d’une obscure auberge, dans la ruelle de derrière de Gandercleugh… Mais je sens qu’il faut que je m’arrache à ce sujet, si je veux éviter de m’y arrêter trop long-temps.

Au milieu de ses besoins, contre lesquels il s’efforçait de lutter, Dick Tinto eut recours au moyen employé par ses confrères de lever sur la vanité des hommes l’impôt qu’il ne pouvait obtenir de leur goût et de leur libéralité ; en un mot, il se mit à peindre des portraits. Ce fut à cette époque plus avancée de perfection dans les arts, lorsque Dick, s’étant élevé au-dessus de son premier genre d’occupations, dédaignait souverainement la moindre allusion qui pourrait y être faite, qu’après une séparation de plusieurs années, nous nous retrouvâmes ensemble au village de Gandercleugh. J’exerçais mon état actuel, et Dick faisait à une guinée par tête des copies de la face humaine que Dieu créa à son image. Cette rétribution, quoique faible, suffisait, dans les commencements de sa nouvelle profession, aux désirs modérés de Dick ; il occupait alors un appartement à l’auberge de Wallace, disait impunément son bon mot, même aux dépens de son hôte, et vivait respecté de la fille, du palefrenier et du garçon de l’auberge.

Ces jours de bonheur[5] et de tranquillité n’eurent qu’une courte durée. Lorsque Son Honneur le laird de Gandercleugh, avec son épouse et ses trois filles, le curé, le jaugeur juré, mon très honoré patron M. Jedediah Cleishbotham[6], et à peu près une douzaine de fermiers eurent été inscrits sur les tablettes de l’immortalité par le pinceau de Tinto, le nombre des pratiques commença à diminuer, et il fut impossible d’arracher plus que des couronnes et des demi-couronnes[7] des mains tenaces des paysans que l’ambition amenait à l’atelier de Dick.

Cependant, quoique l’horizon se rembrunît, il n’y eut pendant quelque temps aucun orage. Mon hôte était un chrétien charitable envers un locataire qui avait bien payé aussi longtemps qu’il en avait eu les moyens ; et un tableau, représentant notre hôte lui-même, groupé avec sa femme et ses filles, dans le style de Rubens, tableau qui parut subitement dans le meilleur parloir, prouva évidemment que Dick avait trouvé un moyen de se procurer les nécessités de la vie en échange des productions de son art.

Rien, toutefois, n’est plus précaire que de semblables ressources. On remarqua que Dick devenait, à son tour, le but des bons mots, quelquefois piquants, de mon hôte, sans oser ni se défendre, ni prendre sa revanche ; que son chevalet avait été transporté dans une chambre au galetas où il y avait à peine assez d’espace pour le faire tenir droit, et qu’il ne se hasardait plus à paraître au club hebdomadaire dont il avait été autrefois l’âme et la vie. En un mot, les amis de Tinto craignirent qu’il n’eût fait comme l’animal que l’on appelle le paresseux, qui, après avoir mangé la dernière feuille verte de l’arbre sur lequel il s’est établi, finit par tomber du faîte et meurt d’inanition. Je me hasardai à lui faire entrevoir une pareille perspective ; je l’engageai à transporter son précieux talent dans une autre sphère et à abandonner un terrain qu’il avait, on pouvait le dire avec raison, entièrement épuisé.

« Il y a un obstacle qui s’oppose à mon changement de résidence, » dit mon ami en me serrant la main d’un air grave.

« Un mémoire que vous devez à votre propriétaire, je m’imagine ? » répliquai-je avec cette sympathie que l’on ressent pour le malheur ; « si mes faibles moyens peuvent vous aider à sortir de… — Non, par l’âme de sir Joshua[8], « répondit le généreux jeune homme ; je ne ferai jamais partager à un ami les embarras qui sont la suite de ma mauvais fortune. Il reste un moyen de reconquérir ma liberté, et mieux vaut encore s’échapper par un égoût que rester en prison.

Je ne compris pas exactement ce que mon ami voulait dire ; la muse de la peinture paraissait l’avoir abandonné, et je ne pus deviner quelle autre déesse il pouvait invoquer dans sa détresse. Nous nous séparâmes cependant, sans autre explication, et je ne le revis que trois jours après, lorsqu’il m’invita à prendre ma part du foy ou repas d’adieu[9] dont son hôte se proposait de le régaler avant son départ pour Édimbourg.

Je trouverai Dick nageant pour ainsi dire dans la joie, sifflant tandis qu’il bouclait le petit havresac qui contenait ses couleurs, ses pinceaux, sa palette et sa chemise propre. Que l’accord le plus parfait régnât entre son hôte et lui au moment de leur séparation, il n’était pas possible d’en douter en voyant sur la table de la salle, au rez-de-chaussée, une pièce de bœuf froid, flanquée de deux pots d’excellente bière forte. Je désirais vivement savoir par quels moyens les affaires de mon ami avaient pris aussi subitement une tournure si favorable ; car j’étais loin de penser que Dick eût des intelligences avec le diable.

Il s’aperçut de mon désir, et me prenant la main : « Mon ami, » dit-il, « je voudrais cacher aux yeux de tout le monde, et même aux vôtres, l’état de dégradation auquel j’ai été forcé de me soumettre pour quitter Gandercleugh d’une manière honorable. Mais à quoi me servirait-il de chercher à cacher ce qui doit nécessairement se manifester de soi-même ? Tout le village, la paroisse entière, l’univers, découvriront bientôt à quoi la pauvreté a réduit Richard Tinto. »

Une pensée vint subitement frapper mon esprit ; j’avais remarqué que notre hôte avait mis en ce jour mémorable une paire de culottes de velvetine[10], entièrement neuves, au milieu de son vieux haut-de-chausses de pluche.

« Quoi ! »dis-je en faisant mouvoir ma main droite, le pouce et l’index pressés l’un contre l’autre, de la hanche droite à l’épaule gauche ? » vous êtes redescendu humblement au premier métier dans lequel vous avez fait votre apprentissage ? Allonger le point, n’est-ce pas, Dick ? »

Il repoussa cette conjecture injurieuse par un « Fi donc ! » accompagné d’un froncement de sourcil qui indiquait le profond mépris qu’elle lui inspirait, et, me conduisant dans une autre chambre, il me fit voir, appuyée contre le mur, la tête majestueuse de sir William Wallace, aussi terrible que lorsqu’elle fut séparée du tronc par les ordres du traître Bernard.

Le tableau était exécuté sur des planches d’une forte épaisseur, et le sommet en était garni de crochets de fer, pour suspendre cette honorable effigie au poteau de l’enseigne.

« Voilà, mon ami, » me dit Tinto, « voilà l’honneur de l’Écosse, et voilà aussi ma honte ! Et cependant non ; c’est plutôt la honte de ceux qui, au lieu d’encourager le talent, le réduisent à cet état d’abaissement. »

Je cherchai à adoucir la sensibilité blessée de mon ami, que sa position présente avait rempli d’indignation. Je lui rappelai qu’il ne devait point, comme le cerf de la fable, mépriser le titre qui avait servi à lui faire surmonter des difficultés que ses talents, comme peintre de portrait et de paysages, n’avait pu aplanir. Je louai surtout l’exécution aussi bien que la conception de son tableau, et lui représentai que, loin de se croire déshonoré par l’exposition publique de ce superbe échantillon de ses talents, il devait bien plutôt se féliciter de l’accroissement de célébrité qui ne pouvait manquer d’en être le résultat.

« Vous avez raison, mon ami, vous avez raison, » répliqua le pauvre Dick, l’œil étincelant d’enthousiasme ; « pourquoi fuirais-je le nom de… de… (il hésita pour chercher une expression) d’artiste en plein vent, de peintre d’enseignes ? Hogarth s’est introduit lui-même comme tel dans une de ses meilleures gravures. Le Dominiquin, ou quelque autre, dans les temps anciens, et Morcland, dans les temps modernes, ont exercé leurs talents de cette manière. Et pourquoi réserver exclusivement pour les riches et hautes classes le plaisir que l’exposition des objets d’art est destinée à procurer à toutes les classes ? Les statues sont placées en plein air ; et pourquoi la Peinture répugnerait-elle à exposer ses chefs-d’œuvre comme sa sœur, la Sculpture, expose les siens ? Cependant, mon ami, il faut nous séparer à l’instant ; dans une heure on va venir pour placer la… l’emblème, et véritablement, malgré ma philosophie et le courage que vos consolations sont bien propres à m’inspirer, j’aime mieux quitter Gandercleugh avant que l’on commence cette opération. »

Nous fîmes honneur au joyeux banquet d’adieu de notre hôte ; après quoi, j’accompagnai Dick sur la route d’Édimbourg. Nous nous séparâmes à environ un mille du village, au moment même où nous entendîmes au loin les cris de joie que poussaient les enfants en voyant placer la nouvelle effigie de la tête de Wallace. Dick Tinto doubla le pas pour se mettre hors de portée d’entendre ce bruit ; ce qui prouvait bien que, malgré le nombre d’années durant lesquelles il avait exercé son état, et malgré les leçons de la philosophie, il n’avait pu surmonter son antipathie pour la dénomination de peintre d’enseignes.

À Édimbourg, les talents de Dick furent reconnus et appréciés et il reçut des dîners et des avis de plusieurs juges distingués des beaux arts. Mais ces personnages étaient plus prodigues de leur critique que de leur argent, et Dick pensait qu’il avait plus besoin d’argent que de critique. Il alla donc à Londres, le rendez-vous universel des talents, et où, comme il arrive assez ordinairement dans la plupart des grands marchés, il y a beaucoup plus de marchandises exposées en vente qu’il ne se présente d’acheteurs.

Dick, qui passait pour posséder réellement de très-grands talents naturels dans sa profession, et dont le caractère vain et ardent ne lui permettait pas un instant de douter qu’il ne finît par avoir des succès, se jeta impétueusement dans la foule qui courait après la gloire et la fortune. Il coudoya les autres, et fut coudoyé lui-même ; et enfin, à force d’intrépidité et de fatigue, il parvint à se faire connaître, concourut pour le prix à l’institut, mit des tableaux à l’exposition de Sommerset-House[11] et s’irrita contre le comité chargé de les placer convenablement. Mais le pauvre Dick était condamné à perdre le champ de bataille sur lequel il avait montré tant de bravoure. Dans les beaux-arts il n’y a guère d’autre chance que celle d’un succès éclatant ou d’une défaite complète ; et comme le zèle et l’industrie de Dick furent insuffisants pour lui assurer le premier, il se trouva en butte aux malheurs qui, dans sa position, étaient les suites naturelles de l’autre alternative. Il fut pendant quelque temps protégé par une ou deux de ces personnes judicieuses qui se font une gloire de se singulariser, et d’opposer leur goût et leur critique à l’opinion générale ; mais elles se lassèrent bientôt du pauvre Tinto, et semblables à un enfant qui jette au loin le jouet qui l’a amusé, s’en débarrassèrent comme d’un fardeau. La misère vint l’accabler et l’accompagna prématurément jusqu’à la tombe, où il fut transporté, de l’obscur logement qu’il occupait dans Swallowstreet, après avoir été l’objet des tracasseries de son hôtesse et des poursuites des recors. Le Morning-Post[12] lui consacra un court article nécrologique, dans lequel on voulait bien lui accorder du génie, tout en prétendant que son style sentait un peu l’ébauché, et on renvoyait le lecteur à un autre article, qui annonçait que M. Varnish, marchand d’estampes très-connu, avait encore un très petit nombre de dessins et de tableaux de Richard Tinto, écuyer, et qui invitait à les venir voir sans délai, les personnes désireuses de compléter leurs collections. Ainsi finit Dick Tinto ; preuve déplorable de cette grande vérité, que, dans les beaux-arts, la médiocrité n’est point permise, et que celui qui ne peut monter au haut de l’échelle, fera bien de ne pas même y placer le pied.

La mémoire de Tinto m’est chère, à cause du souvenir de tant de conversations que nous avons eues ensemble, la plupart au sujet de ma tâche actuelle. Il était charmé des succès que j’obtenais dans ma carrière, et parlait d’une édition faite avec soin et embellie, par son amitié et son patriotisme, de portraits, vignettes et culs-de-lampe. Il réussit à décider un vieux sergent d’invalides à lui servir de modèle pour Bothwell, le garde-du-corps de Charles II, et le sonneur de cloches de Gandercleugh pour David Deans. Mais en même temps qu’il se proposait de joindre ses talents aux miens pour publier ces contes, il mêlait une dose de critique salutaire à l’éloge que j’avais parfois le bonheur d’entendre faire de mon travail.

« Vos personnages, mon cher Pattieson, » me dit-il un jour, « font un trop fréquent usage de la langue ; ils jacassent trop (expression élégante que Dick avait apprise d’une troupe de comédiens ambulants dont il avait peint les décorations). Il y a des pages entières qui ne sont que pur caquetage en dialogue. — Un ancien philosophe, » lui répliquai-je, « avait coutume de dire : « Parle, pour que je puisse te connaître ; » de même un auteur peut-il mieux peindre ses personnages qu’en leur prêtant des discours appropriés à leur caractère ? — Ce raisonnement, » dit Tinto, « est pour moi aussi faux que la vue d’une pinte vide m’est désagréable. Je veux bien admettre avec vous que la parole est une faculté très précieuse dans les divers rapports auxquels donnent lieu les affaires humaines, et je n’invoquerai pas même la doctrine de ce buveur pythagoricien, qui était d’avis qu’en présence de la bouteille, la conversation nuit à la consommation ; mais je n’admets point qu’un professeur des beaux-arts ait besoin de donner, au moyen du langage, un corps à l’idée qu’offre à l’œil et à l’esprit la scène qu’il a représentée, afin de convaincre son lecteur de la réalité de l’action, et de produire l’effet qui doit en être le résultat. Au contraire, j’en appellerai à la majeure partie de vos lecteurs, mon cher Pierre, si jamais ces contes viennent à être publiés ; ils diront, j’en suis certain, que vous avez délayé dans une page de dialogue ce que deux mots auraient suffi pour faire connaître ; qu’une peinture exacte des situations, des caractères et des incidents, n’eût reproduit que ce qui méritait d’être conservé ; et que vos lecteurs ne seraient pas fatigués de ces éternels dit-il et dit-elle, dont il vous a plu d’encombrer un grand nombre de vos pages. »

Je lui fis remarquer que c’était confondre les opérations du pinceau avec celles de la plume ; que l’art paisible et silencieux de la peinture, comme l’a nommée un de nos meilleurs poètes vivants, devait nécessairement en appeler à l’œil, parce qu’elle n’a pas d’organes pour s’adresser à l’oreille ; tandis que la poésie, ou cette espèce de composition qui en approche, était forcée de faire absolument le contraire, et de s’adresser à l’oreille, afin d’exciter ce degré d’intérêt auquel on ne peut atteindre par l’intermédiaire de l’œil.

Dick ne fut point convaincu par mon raisonnement, qu’il soutenait n’être fondé que sur une fausse idée. « La description, dit-il, « est pour l’auteur d’un roman ce que le dessin et le coloris sont pour un peintre. Les mots sont ses couleurs, et s’il sait les employer convenablement, il ne peut manquer de placer devant les yeux de l’esprit la scène qu’il a voulu évoquer, avec une vérité aussi frappante que la tablette ou la toile la représente aux yeux du corps. Les mêmes règles, ajouta-t-il, « s’appliquent également aux deux arts, et dans le premier, un trop grand luxe de dialogue fatigue l’esprit ; il tend à confondre l’art qui est particulier à la narration fictive avec celui de la représentation dramatique ; l’essence de ce genre est le dialogue, parce que tout, à l’exception du langage approprié, est représenté à l’œil par les costumes, les personnes et les gestes des acteurs sur le théâtre. Mais, » poursuivit Tinto, « comme rien n’est plus insipide qu’une longue narration, écrite sous la forme du drame, il arrive que, toutes les fois que vous vous rapprochez trop de ce genre de composition, en introduisant de longues scènes de conversation, la marche de votre histoire devient froide et contrainte, et vous perdez les moyens de fixer l’attention et de charmer l’imagination. Je conviens cependant que, dans d’autres occasions, vous y avez passablement réussi. »

Je lui fis une inclination pour le remercier du compliment qu’il m’avait probablement adressé par forme de compensation, et j’exprimai l’intention au moins de faire l’essai d’un style de narration non interrompue, dans laquelle mes acteurs agiraient plus et parleraient moins que dans mes premiers essais en ce genre de littérature. Dick me fit un signe de protection et d’approbation, et ajouta que, puisqu’il me trouvait si docile, il voulait me communiquer, sauf à ma muse à en faire son profit, un sujet qu’il avait étudié sous le rapport de son art.

« Cette histoire, » dit-il, « si l’on en croit la tradition, est fondée sur un fait, quoique l’on puisse avec raison douter de l’exactitude des détails, les événements ayant eu lieu il y a plus de cent ans. »

Après avoir ainsi parlé, Dick Tinto chercha dans ses cartons le croquis d’après lequel il se proposait de peindre, un jour, un tableau de quatorze pieds sur huit. L’esquisse, habilement exécutée, représentait un antique château, approprié et meublé dans ce que nous appelons à présent le goût de la reine Élisabeth. Le jour, venant de la partie supérieure d’une haute croisée, donnait sur une femme d’une rare beauté, qui, dans une attitude de terreur muette, semblait attendre le résultat d’une querelle entre deux autres personnes. L’une était un jeune homme dans le costume de Van Dyck, que l’on portait généralement du temps de Charles Ier. Ce personnage, respirant la fierté et l’indignation, la tête haute, les bras étendus, paraissait réclamer avec force un droit, plutôt qu’une grâce, d’une dame que son âge et quelque ressemblance avec la jeune personne désignaient comme sa mère, et qu’il écoutait avec un mélange de mécontentement et d’impatience.

Tinto produisit son esquisse avec un air de mystérieux triomphe, et la contempla de l’œil d’un père affectionné qui regarde son fils, l’objet de ses espérances, et voit déjà dans l’avenir le rang qu’il occupera dans le monde et le degré d’élévation auquel il portera l’honneur de sa famille. Il l’éloigna de moi de toute la longueur de son bras, puis la ramena plus près. Il la plaça sur une commode, ferma les volets du bas de la croisée, pour que la lumière, frappant d’en haut, donnât un jour plus favorable ; se recula à une distance plus convenable et m’entraîna après lui ; se couvrit le visage de la main, comme pour s’interdire toute autre vue que celle de son objet favori, et finit par rouler en forme de lorgnette le cahier d’écriture d’un écolier. L’expression de mon enthousiasme ne fut sans doute pas proportionnée à celui qu’il éprouvait, car bientôt après il s’écria avec véhémence : « Monsieur Pattieson, j’avais toujours cru que vous aviez un œil. »

Je revendiquai mes droits au nombre ordinaire des organes visuels.

« Sur mon honneur, » s’écria Dick, « je jurerais que vous êtes aveugle-né, puisque vous n’avez pu, au premier coup d’œil, deviner le sujet et le sens de cette esquisse. Je ne prétends pas faire l’éloge de mon propre ouvrage ; je laisse ces artifices à d’autres ; je connais mes défauts ; je sais que mon dessin et mon coloris sont susceptibles d’être perfectionnés avec le temps que je me propose de consacrer à mon art : mais la conception, l’expression, les poses, tout cela raconte l’histoire à quiconque jette un regard sur mon esquisse ; et si je puis terminer mon tableau, sans diminuer le mérite de la conception originale, le nom de Tinto ne sera plus exposé aux atteintes de l’envie et de l’intrigue. »

Je lui répondis que j’admirais extrêmement son esquisse, mais que, pour bien l’apprécier, je sentais qu’il était absolument nécessaire que je fusse initié dans le sujet.

« C’est justement ce dont je me plains, » répondit Tinto. « Vous vous êtes tellement habitué à vos ennuyeux et obscurs détails, que vous êtes devenu incapable de recevoir cet éclair vif et instantané de conviction qui frappe l’esprit, en voyant les heureuses et expressives combinaisons d’une scène unique, et qui, d’après l’attitude, la position et la contenance du moment, non seulement devine l’histoire de la vie passée des personnages représentés, et la nature de l’affaire qui les occupe immédiatement, mais encore soulève le voile de l’avenir et vous fait adroitement conjecturer le sort qui les attend. — En ce cas, » repris-je, « la peinture l’emporte sur le singe du fameux Ginès de Passamont, qui ne se mêlait que du passé et du présent ; que dis-je ! elle l’emporte même sur la nature qui lui fournit des sujets ; car je vous proteste, Dick, que s’il m’était permis de pénétrer dans cette chambre d’Élisabeth, et de voir les personnes que vous avez dessinées conversant en chair et en os, je ne serais pas plus en état de deviner le sujet qui les occupe. Seulement, d’après l’ensemble de la composition, le regard languissant de la jeune dame, et le soin que vous avez pris de donner une jolie jambe au cavalier, je me hasarderai à soupçonner qu’il y a entre eux quelque affaire d’amour. — Et vous hasardez-vous réellement à former une conjecture aussi téméraire ? » dit Tinto. « Et cet air d’indignation avec lequel le jeune homme cherche à obtenir un consentement… le désespoir timide de la jeune dame… l’air inflexible de la dame plus âgée, qui laisse voir dans ses yeux qu’elle sent son tort, mais qu’elle y persiste… — Si ses regards expriment ces sentiments, mon cher Tinto, » dis-je en l’interrompant, « votre pinceau rivalise avec l’art dramatique de M. Puff, qui, dans le Critique[13], devine toute une phrase compliquée par un seul mouvement de tête de lord Burleigh. — Mon bon ami Pierre, » répliqua Tinto, « je m’aperçois que vous êtes absolument incorrigible ; néanmoins j’ai pitié de votre défaut de pénétration, et je serais fâché de vous priver du plaisir de comprendre mon tableau et d’acquérir en même temps un sujet pour exercer votre plume. Sachez donc que l’été dernier, prenant des esquisses sur les côtes de l’East-Lothian et du comte de Bervick, informé qu’il existait quelques restes d’antiquités dans les montagnes de Lammermoor, je me laissai persuader d’aller visiter ce district. Celles qui me frappèrent le plus furent les ruines d’un antique château, dans lequel se trouvait jadis la chambre d’Élisabeth, comme vous l’appelez. Je demeurai pendant deux ou trois jours dans une ferme du voisinage, chez une vieille bonne femme qui connaissait parfaitement l’histoire du château et les événements qui s’y étaient passés. Un de ces événements était si intéressant et si singulier, que mon attention fut partagée entre le désir de dessiner les vieilles ruines, dans un tableau de paysage, et celui de reproduire, dans un tableau d’histoire, les récits que l’on m’avait faits. Voici mes notes sur cette histoire, » ajouta le pauvre Dick, en me donnant un paquet de papiers, barbouillés les uns avec un crayon, les autres avec une plume, et sur lesquels des croquis de caricatures, des esquisses de tourelles, de moulins, de vieux pignons et de bergeries, usurpaient la place réservée aux remarques écrites.

Je me mis cependant à déchiffrer du mieux que je pus la substance du manuscrit, et à lui donner la forme de l’histoire qu’on va lire. Pour suivre en partie, et non entièrement, l’avis de mon ami Tinto, j’ai tâché de rendre mon récit plutôt descriptif que dramatique. Toutefois, mon penchant favori m’a quelquefois entraîné, et mes personnages, comme bien d’autres dans ce monde bavard, parlent de temps en temps beaucoup plus qu’ils n’agissent.



  1. Allusion à une expression de Bottom dans le Songe d’une nuit d’été (Midsummer’s nitgt’s Dream) de Shakspeare. Sur l’observation faite à Nottom, qui doit jouer le rôle du lion dans la tragédie de Pyrame et Thisbé, il dit : I grant you, etc… but I will aggravate my voice so, that I will roar you as gently as any sucking dove : I will roar you an ’twere any nightingale ; ce qui signifie : « Je vous l’accorde ; mais je changerai ma voix de manière à rugir aussi agréablement qu’une colombe ; je rugirai comme si c’était un rossignol. » a. m.
  2. Allez, petit volume : je ne vous porte point envie : allez sans moi à Rome. a. m.
  3. Dick est le diminutif de Richard. a. m.
  4. En plein air. a. m.
  5. Jours alcyoniens, halcyon days, dit le texte ; expression correspondante à jours tranquilles, par allusion au calme habituel de la mer sept jours avant et sept jours après le solstice d’hiver, époque où l’on assure qe l’alcyon fait son nid. a. m.
  6. Nom sous lequel Walter Scott a publié ses Contes de mon hôte, en trois séries, renfermant : la première, the black Dwarf (le Nain noir) et Old Mortalily (la vieille Mortalité, appelée aussi les Puritains d’Écosse) ; la seconde the Heart of Mid-Lothiun (le Cœur de Mid-Lothian, ou la Prison d’Édimbourg) ; et la troisième, the Bride of Lammermoor (la Fiancée de Lammermoor) et a Légende of Montrose (une Légende de Montrose, ou l’Officier de fortune). a. m.
  7. Monnaies d’argent. La couronne vaut environ six francs. a. m.
  8. Sir Joshua Reynolds, célèbre peintre anglais. a. m.
  9. Foy, mot qui veut dire fête d’adieu, que l’on donne en Écosse à quiconque va partir pour embrasser une profession ou aller dans un autre pays. a. m.
  10. Étoffe imitant le velours. a. m.
  11. Un des plus beaux édifices de Londres, où la Société royale tient ses séances. a. m.
  12. Un des six ou sept journaux du matin qui paraissent tous les jours à Londres. Il s’en publie autant le soir. a. m.
  13. Pièce dramatique de Shéridan. a. m.