La Fiancée (recueil)/Fragment de lettre

La Fiancée (recueil)Ernest Flammarion (p. 195-202).



FRAGMENT DE LETTRE


Je voulais aller te rejoindre aux Indes, mais j’ai eu peur de ce long voyage pour mes fillettes, et surtout pour mon petit garçon qui vient seulement d’avoir trois ans et qui est très délicat.

Cependant, je veux quitter ce pays le plus tôt possible, l’idée d’y rester quelques mois encore m’est insupportable, ma maison même que tu connais et que j’aimais tant m’est devenue odieuse.

Je suis décidée à retourner en Bretagne où nous sommes nées, j’y retrouverai d’anciennes amies qui sont devenues de jeunes mères comme moi, et près d’elles, je me sentirai moins seule.

Je sais bien que beaucoup de jeunes veuves préfèrent rester dans leur maison, où elles retrouvent à chaque instant le souvenir du cher disparu. Mais mon malheur à moi n’est pas ordinaire, et quand je t’aurai tout dit, tu penseras que j’ai raison de vouloir m’éloigner d’ici.

Écoute : je n’ai jamais parlé de ces chose à personne. Les gens ne m’auraient pas crue et se seraient moqués de moi.

Toi, tu es ma sœur et tu m’aimes. Je suis sûre que tu ne penseras pas que je suis folle…

Quoique tu aies très peu connu mon mari, tu dois te souvenir de ses yeux qu’il avait de teintes si changeantes qu’on ne pouvait jamais dire de quelle couleur ils étaient. Ainsi plusieurs mois après mon mariage, je n’avais pu m’y habituer et je baissais les paupières chaque fois qu’il me regardait un peu longtemps. Pourtant il était doux et affectueux, et je l’aimais.

À l’annonce de ma première grossesse, il m’entoura des soins les plus minutieux. Souvent je surprenais son regard inquiet fixé sur moi. Je ne compris son tourment que le jour où il me dit : « Pourvu que ce soit un garçon ! »

Ce fut ma petite Lise, et rien ne pourrait rendre le regard de mépris qu’il laissa tomber sur le berceau.

La mignonne avait à peine un an quand j’eus ma seconde fille. Mon mari haussa les épaules, cependant il regarda la nouvelle venue sans mépris, mais il dit d’un air désenchanté : « Je vois bien que nous n’aurons que des filles, il faut que j’en prenne mon parti. »

Le jour de la naissance de mon petit Raymond, tout changea. J’étais si joyeuse que j’envoyai quelqu’un à la recherche de mon mari pour lui apprendre sans retard la bonne nouvelle. Il ne voulait pas y croire. Il disait : « Vous devez vous tromper, je suis sûr que c’est encore une fille !… »

Il entra dans ma chambre à pas comptés et sans un regard pour moi, il alla droit au berceau.

Il prit le petit enfant au bout de ses doigts comme un objet précieux. Il l’approchait et le reculait de son visage ; il riait et je voyais qu’il avait envie de pleurer. Enfin il se tourna vers moi pour me dire : « Je suis bien heureux. »

Je crois qu’il aimait bien tout de même ses petites filles, mais elles ne l’intéressaient pas, tandis qu’il lui semblait que son fils était à lui tout seul. Il l’avait tant désiré !

Devant nos amis il disait très haut : « C’est mon fils ! » Mais quand il était seul avec moi près du berceau, il disait : « C’est mon petit garçon. »

Pendant la nuit il se levait pour le regarder, et au moindre cri il le prenait dans ses bras et le berçait longuement.

Aussitôt que l’enfant fut sevré il s’occupa lui-même des soins à lui donner. Il le baignait et l’habillait avec adresse. Il lui préparait aussi ses légers repas. Puis ce furent des promenades sans fin. Le petit n’aimait que son père et c’est à peine si j’osais lui donner une caresse, tant j’avais peur de contrarier mon mari. Il me disait souvent : « Embrasse donc tes filles et laisse-moi mon fils. »

Son bonheur me rendait moi-même très heureuse, mais le malheur nous guettait…

Un jour que j’avais appelé le docteur pour un bobo qu’avait ma petite Lise, il fut frappé de l’extrême maigreur de mon mari et il l’obligea à se laisser ausculter. À peine eut-il appuyé son oreille que je vis ses yeux s’agrandir avec inquiétude.

Il écouta longtemps et quand il eut fini, il fit une longue ordonnance. Puis comme je l’accompagnais à la porte il me dit presque bas : « Surtout veillez bien à ce qu’il prenne ses remèdes, car le mal est déjà très avancé. »

Je ne me rendais pas bien compte de la gravité de cette maladie, ce ne fut que huit jours plus tard que le docteur, me trouvant seule, m’en donna tous les détails alarmants.

À force d’y réfléchir, je me souvins que mon mari avait commencé à tousser à la suite d’une pluie qui l’avait surpris dans la campagne, ce jour-là il avait ôté son vêtement pour en couvrir son enfant et il était resté assez longtemps dans ses effets mouillés.

Depuis, la toux avait toujours été en augmentant. En peu de temps le mal fit de grands progrès et mon mari dut bientôt renoncer aux promenades. Sa bonne humeur disparut, il devint méfiant et tracassier. Il exigeait qu’on le laissât seul avec son fils dans le jardin où il passait ses journées assis dans un fauteuil tandis que le petit jouait silencieusement près de lui.

Quand l’hiver arriva ce fut une vraie torture, mon mari obligé de garder le lit voulait que son fils restât tout le jour dans sa chambre, mais le docteur le défendait très sévèrement. Je passais tout mon temps à imaginer des prétextes pour éloigner l’enfant. C’était épouvantable !

Le père menaçait et suppliait pour avoir son fils et rien ne pouvait distraire l’enfant qui pleurait et voulait son père.

Au commencement de mars le docteur m’avertit que le malade ne verrait pas l’été. Il vécut encore deux mois avec de la fièvre et du délire. Il appelait son fils à grands cris, et quoique l’enfant fût souvent assez éloigné pour que les cris ne lui parvinssent pas, il semblait les entendre, il échappait à toutes les mains pour courir vers la chambre de son père.

Un matin, mon mari me fit signe d’approcher tout près. Il regarda la porte avec inquiétude et quand je fus penchée sur lui, il me dit à l’oreille : « Il y a des nègres derrière la porte, ils viennent chercher mon petit garçon, donne-leur des sous pour qu’ils s’en aillent. »

Malgré moi, je demandai : « Des nègres ? »

— Oui, oui, me dit-il, tiens les voilà, maintenant, qui viennent cracher sur mon lit. »

Je haussai la voix comme pour chasser des mendiants et jusqu’au dernier jour, il ne cessa de crier que des nègres voulaient lui voler son enfant. Pour le calmer il me fallait jeter de grosses poignées de sous vers la porte.

Une minute avant de mourir il se dressa en criant : « Je veux mon fils. » Puis il arrondit les bras comme s’il tenait l’enfant, et quand tout fut fini son visage garda l’expression d’un sourire.

En rentrant du cimetière, il me fallut répondre à mes enfants qui demandaient où était leur père. Je tâchai de leur expliquer qu’il était parti en voyage. Mes deux fillettes ne doutèrent pas de mes paroles, mais mon petit Raymond leva vers moi son joli visage triste et dit : « Non, mon papa il est mourir dans l’enterrement du cimetière. »

Je le pris sur mes genoux pour le caresser et le consoler. Il pleura longtemps, puis il finit par s’endormir. Sa petite main remuait constamment comme si elle cherchait une autre main.

Le jour finissait, j’étais très lasse, je luttais contre une somnolence qui me gagnait, lorsqu’un léger bruit me fit regarder vers la fenêtre.

Une grande ombre se glissait sur le mur, et quand elle fut en face de moi, je reconnus mon mari, il me montra du doigt l’enfant et me dit : « Embrasse-le bien car tu ne l’auras pas longtemps !… »