La Fiancée (recueil)/Le Fantôme

La Fiancée (recueil)Ernest Flammarion (p. 187-194).



LE FANTÔME


À présent tout était tranquille dans la maison et les bruits de la rue ne s’entendaient presque plus. De temps en temps, un fiacre passait encore, les fers du cheval claquaient sur le pavé comme s’ils ne tenaient plus que par un fil à ses sabots et les sons creux et fêlés de sa clochette passaient dans la nuit comme un avertissement triste.

Marie avait cessé de pleurer et Angélique se tenait penchée sur la table, la tête presque sous l’abat-jour de la lampe.

Un craquement sec sortant d’un meuble fit relever vivement la tête à Angélique, tandis que Marie ramenait ses mains bien en vue sur la table comme si elle craignait que quelqu’un les lui touchât dans l’ombre, puis toutes deux regardèrent vers une porte vitrée qu’on voyait à l’autre bout de la pièce, et Angélique remonta l’abat-jour afin que la clarté de la lampe s’étendît davantage sur les murs de la chambre.

Le silence augmenta encore et tout à coup la pendule se mit à sonner.

Marie se tourna vers la cheminée pour mieux voir la pendule et elle dit à voix basse :

— Comme elle a sonné vite !

Angélique évita le regard de sa sœur en répondant :

— Tu trouves ?

— Oui, dit Marie, toujours à voix basse, on dirait qu’elle s’est dépêchée de dire l’heure pour se renfermer au plus vite comme une personne qui a peur.

Angélique sourit à sa sœur et d’une voix assez calme :

— Il est minuit, il faut aller nous coucher.

— Non, fit Marie, je ne pourrais pas dormir. Lis-moi plutôt quelque chose, et elle atteignit un livre au hasard sur la petite étagère accrochée au mur tout près d’elle.

Nous le connaissons par cœur, dit sa sœur en repoussant le livre. Elle reprit en regardant de nouveau vers la porte vitrée :

— Maintenant que l’oncle est mort, nous pourrons prendre les livres qui sont dans sa chambre, il ne nous a jamais défendu de les lire.

— C’est vrai, dit Marie, mais je n’oserai pas entrer dans sa chambre, ce soir.

Elle baissa la voix en se rapprochant de sa sœur :

— Tantôt quand nous sommes revenues du cimetière, il m’a semblé qu’il rentrait dans la maison avec nous.

Angélique remonta l’abat-jour tout en haut du verre de lampe et dans le silence qui suivit, les deux sœurs entendirent un bruit qu’elles ne reconnurent pas.

— Qu’est-ce qui a fait ça ? demanda Angélique.

— Je ne sais pas, dit tout bas Marie, on dirait que quelqu’un est tombé ici sur le parquet.

Angélique montra la fenêtre :

— Il me semble plutôt que cela vient de ce côté, dit-elle.

Elles écoutèrent un long moment dans le silence et Marie reprit en assurant sa voix :

— C’est sans doute mon rouleau de tapisserie qui est tombé de la corbeille à ouvrage ; et comme sa sœur ne répondait pas, elle proposa :

— Si nous y allions voir ?

Angélique prit la lampe qu’elle éleva très haut et Marie prit sa sœur par le bras.

Le gros rouleau de tapisserie était toujours sur la corbeille à ouvrage et rien ne traînait par terre.

Elles entrèrent dans le salon et dans leur chambre, regardèrent autour de chaque meuble, — rien n’était dérangé. Elles revinrent dans la salle à manger.

— C’est certainement ici que le bruit s’est produit, chuchota Angélique.

— Je crois plutôt que c’est dans le placard, dit Marie.

— Quel placard ? demanda sa sœur.

— Celui de l’oncle, répondit Marie, toujours à voix basse.

Elles arrivèrent très vite au placard qui se trouvait tout auprès de la fenêtre et Marie l’ouvrit brusquement tandis que sa sœur repoussait une chaise chargée de paquets de linge que la blanchisseuse avait apportés dans la journée.

Rien n’était dérangé dans le placard de l’oncle. Sur le devant de la planche du haut, deux chemises blanches étaient couchées l’une sur l’autre, elles arrondissaient leurs poignets empesés comme pour se faire un oreiller, et de chaque côté d’elles venaient s’appuyer les mouchoirs pliés en carré et les chaussettes bien enroulées.

Les vêtements pendaient sous la planche et s’aplatissaient sur des épaules en bois. Marie les fit glisser sur la tringle pour regarder en dessous, mais elle ne vit que des chaussures reluisantes et bien alignées.

Elle referma le placard et comme à ce moment la lampe éclairait la porte vitrée, les deux sœurs virent en même temps l’oncle debout le chapeau sur la tête qui les regardait de l’autre côté de la porte.

Marie lâcha le bras de sa sœur et recula d’un pas, mais Angélique ouvrit précipitamment la porte vitrée et tendit la lampe vers le fantôme. Elle se rassura aussitôt, elle venait de reconnaître le mannequin qui servait à sa sœur pour faire leurs robes et sur lequel on avait mis par mégarde le chapeau et le paletot de l’oncle.

Marie se rapprocha sans dire un mot, elle ôta du mannequin le chapeau et le paletot qu’elle mit sur le lit de l’oncle, dont les matelas restaient à découvert, avec seulement les couvertures repliées au pied et, ainsi que sa sœur, elle vit tout de suite que tout était en ordre sur les meubles et que rien n’était tombé sur le parquet. Elles remarquèrent aussi que la fenêtre restait grande ouverte devant les persiennes fermées et que l’air était froid et chargé d’une odeur de buis.

Elles sortirent de la chambre en refermant la porte et pendant qu’Angélique posait sur la table de la salle à manger la lampe qui vacillait dans sa main, Marie s’assit lourdement comme si les jambes lui faisaient tout à coup défaut.

Le silence continua, puis Marie dit :

— Après tout, ce bruit venait peut-être de chez les voisins.

— Peut-être, répondit Angélique.

Elle ajouta en voyant sa sœur prêter l’oreille avec attention :

— On eût dit que quelqu’un était tombé sur les genoux.

Elle écouta aussi un instant, puis elle demanda sans regarder sa sœur :

— Est-ce que tu as peur ?

— Non, dit Marie, et toi ?

— Moi non plus.

Angélique se leva la première et dit comme l’instant d’avant :

— Il faut aller nous coucher.

Elles se serrèrent un peu pour passer dans la porte de leur chambre et Marie donna un tour de clé pendant que sa sœur poussait le verrou.

Elles furent bientôt couchées côte à côte et quand Angélique eut soufflé la lampe qu’elle avait mise tout près de son lit, les deux sœurs s’aperçurent que la flamme de la veilleuse n’éclairait pas comme à l’ordinaire, elle s’allongeait parfois comme si elle voulait sortir du verre, et les ombres qu’elle renvoyait sur les murs ne ressemblaient pas aux ombres des autres soirs. Cependant Angélique s’efforçait de respirer un peu fort pour faire croire qu’elle dormait tranquillement et Marie n’osait faire le plus petit mouvement de peur de réveiller sa sœur.

Mais jusqu’au matin les yeux des deux sœurs guettèrent le fantôme tombé dans la maison et qui pouvait apparaître d’un moment à l’autre. Quand il fit grand jour, elles se levèrent en même temps.

En entrant dans la salle à manger, la première chose qu’elles virent, ce fut un gros paquet de linge qui était tombé de la chaise sur le parquet et que le double rideau de la fenêtre cachait à moitié.

Alors elles se regardèrent en riant et s’embrassèrent.