La Fiancée (recueil)/Y a des loups

La Fiancée (recueil)Ernest Flammarion (p. 203-210).



Y A DES LOUPS !


Les infirmières l’appelaient grand’mère et lui parlaient comme à une petite fille.

Depuis quinze jours déjà qu’elle était dans la salle personne n’avait pu la décider à se laisser opérer.

Chaque matin les internes s’arrêtaient longuement près de son lit.

Il y en avait un qui lui parlait avec beaucoup de douceur ; il riait en montrant de belles dents blanches et il disait :

— Voyons, grand’mère, on ne vous fera aucun mal et ensuite vous serez leste comme une jeune fille.

Mais elle secouait la tête en baissant le front, puis d’une voix claire et douce elle répondait :

— Non, je ne veux pas.

Aussitôt que les médecins avaient quitté la salle elle se levait de son lit et s’asseyait près de la fenêtre.

Elle passait toutes ses journées à regarder les gens qui allaient et venaient dans la cour. J’étais sa voisine et j’avais souvent l’occasion de lui rendre quelque petit service. Peu à peu elle me parla de son mal ; elle disait :

— C’est dans le ventre que je souffre, mais il y a si longtemps que j’ai fini par m’y habituer.

Alors elle regardait de nouveau vers la fenêtre en ajoutant : « Je voudrais bien m’en aller d’ici. »

Ce matin elle était toute joyeuse parce que l’interne lui avait dit qu’on allait la renvoyer de l’hôpital. Tout en rangeant ses petites affaires elle me raconta qu’elle était depuis peu à Paris. Son mari était mort l’année d’avant et sa fille qui était établie à Paris n’avait pas voulu la laisser seule au village ; elle lui avait fait vendre tout son bien et maintenant elle vivait dans une petite boutique entre sa fille et son gendre.

Dans les premiers temps elle était contente d’être à Paris, puis il lui était venu un immense regret de ses champs. Elle pensait sans cesse aux gens qui habitaient à présent sa petite maison ; ils avaient acheté aussi deux vaches et le cheval, il n’y avait que l’âne qu’elle n’avait pas voulu vendre. Sa fille avait eu beau lui dire qu’à Paris il n’y avait pas d’ânes, elle n’avait pas voulu s’en séparer, et il avait bien fallu l’amener. On l’avait mis chez un marchand de lait qui le soignait et où elle pouvait le voir chaque jour.

À force de s’ennuyer voilà qu’elle avait senti davantage son mal ; aussitôt sa fille l’avait amenée à l’hôpital. Le médecin prétendait qu’une opération pouvait la guérir, mais, plutôt que de se faire opérer elle aimait mieux garder son mal jusqu’à la fin de sa vie.

Sa fille venait souvent la voir. C’était une grande femme qui avait le nez pointu et le regard dur. Pourtant elle souriait à toutes les malades en traversant la salle, et tout le monde pouvait entendre les paroles d’encouragement qu’elle prodiguait à sa mère.

Ce jour-là elle s’arrêta longtemps à causer avec la surveillante. Grand’mère la regardait d’un air craintif et respectueux. Elle avait perdu son air joyeux du matin et elle avait l’air d’une petite fille qui s’attend à être grondée.

Maintenant sa fille s’avançait en distribuant des oranges aux malades et quand elle fut près de sa mère elle l’accabla de tendresses et de baisers ; elle disait à haute voix :

— Je veux que tu sois raisonnable et que tu te laisses opérer.

Grand’mère la suppliait tout bas de l’emmener, mais la fille répondait :

— Non, non, je veux que tu guérisses.

Elle prit les malades à témoin, disant que sa mère avait encore de longues années à vivre et qu’elle voulait la voir bien portante.

Grand’mère ne se laissait pas convaincre, elle continuait de dire tout bas :

— Emmène-moi, ma fille.

Alors la fille prit un ton fâché :

— Eh bien, voilà : si tu ne veux pas te laisser opérer, je vendrai l’âne.

Et elle était partie au milieu des rires de toute la salle.

Grand mère en était restée comme égarée, elle regardait toutes ces femmes qui riaient, et on eût dit qu’elle allait aussi se mettre à rire, mais soudain son visage fit une affreuse grimace, puis elle ouvrit la bouche comme pour appeler au secours et pendant que les rires redoublaient, elle s’enfonça brusquement dans son lit et cacha sa tête avec son drap.

Toute la nuit je l’entendis remuer, elle ne pleurait pas, mais ses soupirs étaient longs comme des plaintes.

Au matin, quand elle aperçut la surveillante, elle lui cria :

— Je veux bien, Madame.

La surveillante la complimenta, puis ce fut le tour des internes, ils venaient l’un après l’autre s’assurer de son consentement ; à tous elle disait avec le même mouvement du front :

— Oui, je veux bien.

À l’heure où les malades ont la permission de se distraire, toutes celles qui pouvaient marcher entourèrent le lit de grand’mère. Chacune parlait de son mal, l’une montrait un pied où il manquait trois doigts, l’autre expliquait comment on lui avait enlevé un sein, celle-ci découvrait un ventre partagé par une longue raie rouge et une petite femme mince et noire raconta qu’elle s’était réveillée avant la fin et qu’il avait fallu quatre hommes pour la tenir pendant qu’on la recousait.

Grand’mère n’avait pas l’air de les entendre, elle se tenait adossée contre ses oreillers et de temps en temps elle levait la main comme pour chasser une mouche. Puis la nuit revint, les infirmières s’en allèrent après avoir éteint toutes les lumières et il ne resta qu’une petite flamme de gaz qui éclairait la grande table où s’étalaient des linges et des instruments bizarres.

Vers le milieu de la nuit la surveillante vint faire sa ronde ; elle marchait sans bruit et la lanterne rouge qu’elle portait à la main semblait se hausser d’elle-même au-dessus de chaque lit pour regarder fixement chaque visage.

Grand’mère se leva quand la lanterne eut disparu, elle s’approcha de la fenêtre et cogna au carreau de son doigt recourbé. Elle cognait tout doucement et elle faisait des signes à quelqu’un dans la cour.

Je regardai de ce côté mais je ne vis personne, la cour était toute blanche de neige et on ne voyait que des arbres noirs et tordus qui allongeaient leurs branches vers nous.

Grand’mère s’impatienta comme si elle trouvait qu’on ne lui ouvrait pas assez vite du dehors, elle cogna plus fort et ses signes se firent plus impérieux. Puis comme malgré tout cela la fenêtre ne s’ouvrait pas, elle s’y appuya de tout son poids en collant son front contre la vitre. Et tout à coup sa voix claire et douce monta et s’étendit comme une plainte. Elle dit : « Y a des loups ! »

La gardienne de nuit s’approcha pour la faire taire, mais grand’mère lui échappa et se sauva vers une autre fenêtre. Elle se mit alors à cogner de toutes ses forces et à faire des signes désordonnés.

On eût dit qu’elle demandait asile à chacun des arbres de la cour ainsi qu’aux bancs qui s’allongeaient tout noirs sur la neige durcie. Et toujours elle répétait d’un ton plaintif et suppliant : « Y a des loups ! »

Bientôt toutes les malades furent réveillées et l’une d’elles alla chercher du secours. Deux hommes se saisirent de grand’mère et la couchèrent de force ; ils mirent deux larges planches de chaque côté de son lit et la gardienne de nuit s’installa près d’elle ; à tout instant grand’mère se dressait du fond de ses planches et c’était comme si elle essayait de sortir de son cercueil.

Pendant longtemps elle continua de faire des signes d’appel, puis ses bras restèrent immobiles et on n’entendit plus que sa plainte qui disait sans relâche : « Y a des loups ! » Cela montait comme un cri de frayeur qui semblait emplir toute la salle. Vers le matin la voix claire se fit plus faible, on eût dit qu’elle s’était usée. Elle traîna quelque temps, lente et triste, puis douce et fragile comme celle d’un tout petit enfant, et quand le jour parut, elle se cassa en disant encore : « Y a des loups ! »