Amyot (p. 292-304).
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XX

LE DESSOUS DES CARTES.


La pièce dans laquelle le général avait conduit le Comte était un cabinet de travail. Don Sebastian indiqua un siége au comte, et lui-même en prit un autre.

Il y eut un instant de silence entre les deux hommes ; ils s’examinaient avec soin. Tous deux avaient quitté, en passant le seuil de la porte du cabinet, la gaieté d’emprunt qu’ils affectaient sur leur visage, pour prendre une physionomie sévère et réfléchie plus en rapport avec les graves questions qu’ils allaient probablement débattre.

— J’attends, senor conde, dit enfin le général, qu’il vous plaise de vous expliquer.

— J’hésite à le faire, général, répondit don Luis.

— Vous hésitez, comte ?

— Oui, parce que dans ce que j’ai à vous dire, il y a des choses tellement délicates que je redoute presque de les aborder.

Le général se méprit au sens des paroles du comte, il ne pouvait comprendre l’exquise délicatesse qui les lui dictait.

— Vous pouvez parler sans crainte, lui dit-il, nul ne vous entendra ; les précautions ont été prises pour que rien de ce qui se dit dans ce cabinet ne transpire au dehors ; bannissez donc, je vous en prie, toute réserve, et expliquez-vous franchement.

— Je vais le faire, puisque vous l’exigez, dit-il ; du reste, peut-être vaut-il mieux qu’il en soit ainsi ; de cette façon, je saurai de suite ce que je dois craindre ou espérer.

— Vous devez tout espérer de moi, comte, fit le général d’une voix insinuante ; je ne vous veux pas de mal, au contraire ; je désire vous servir, et pour vous donner l’exemple de la franchise, je commencerai par vous déclarer que votre sort dépend de vous seul, que le succès ou la ruine de votre entreprise sont également entre vos mains.

— S’il en est réellement ainsi, général, la discussion ne sera pas longue entre nous ; mais permettez-moi d’abord de vous exposer mes griefs, afin de bien éclaircir la position.

— Faites.

— D’abord, permettez-moi une question : Connaissez-vous les conditions de mon traité avec le gouvernement mexicain ?

— Je les connais d’autant mieux, comte, que je possède entre les mains un double de ce traité.

Don Luis fit un geste d’étonnement.

— Cela ne doit pas vous surprendre, continua le général ; souvenez-vous de ce qui s’est passé à Mexico : n’est-ce pas à une personne influente, dont vous ignorez le nom, que vous avez dû de voir tomber les obstacles insurmontables qui s’opposaient à l’acceptation de votre traité par le président de la République ?

— Je l’avoue.

— Cette personne, maintenant je puis vous le dire, c’est moi.

— Vous, général ?

— Moi-même. Puis, lorsque tout fut conclu, rappelez-vous encore que je fus le premier actionnaire qui donna sa signature et déposa les fonds.

— Tout cela est parfaitement juste ; voilà ce qui rend pour moi d’autant plus incompréhensible la position étrange dans laquelle on m’a placé.

— Comment cela ?

— Pardonnez-moi, général, la franchise avec laquelle je m’exprime.

— Allez toujours, comte ; nous sommes ici pour nous dire la vérité.

— C’est qu’en vérité, depuis mon arrivée à Guaymas, votre conduite a été pour moi inexplicable.

— Vous plaisantez ; moi, je la trouve toute naturelle.

— Pourtant il me semble…

— Voyons, que trouvez-vous donc d’extraordinaire dans ma manière d’agir ?

— Mais… tout !

— Précisez.

— C’est ce que je vais faire.

— Voyons.

— Faut-il prendre les faits dès le commencement ?

— Certes.

— Fort bien. Vous savez, puisque vous avez le double de mon traité, qu’il y est dit que je ne demeurai à Guaymas que le temps strictement nécessaire pour donner le temps à la société d’indiquer les étapes et de préparer les vivres et les fourrages ?

— Parfaitement.

— Voici près de quinze jours que, sous différents prétextes, plus futiles les uns que les autres, je suis retenu au port. Comprenant combien l’inaction peut être nuisible à ma compagnie, je fais démarche sur démarche auprès du commandant général et auprès de vous-même ; à toutes mes lettres il est répondu par des fins de non recevoir.

— Continuez.

— Fatigué de cette position anormale, je parviens à obtenir mes passeports pour partir enfin aux mines ; alors, qu’arrive-t-il, je reçois de vous, général, un pli qui m’intime l’ordre de ne pas sortir de Guaymas.

— Très-bien, allez.

Don Luis, confondu par l’impassibilité de son interlocuteur, dont le visage demeurait calme et la voix tranquille, sentit malgré lui un commencement de colère fermenter au fond de son cœur.

— Enfin, général, dit-il en élevant la voix, j’ai le droit de vous demander nettement quel jeu nous jouons.

— Mais un jeu bien simple, mon cher comte, je vous le répète, vous pouvez, si vous le voulez sérieusement, avoir tous les atouts dans la main.

— Je vous avoue que je ne vous comprends pas du tout.

— C’est impossible !

— Sur l’honneur ! je vous aurai la plus sincère obligation de m’expliquer clairement ce qui se passe, car je vous certifie que je suis dans un chaos dont je désespère de sortir jamais.

— Cela dépend de vous seul.

— Pardieu ! général, vous conviendrez que vous vous moquez de moi ?

— Pas le moins du monde.

— Comment ! sur la prière de votre gouvernent, je viens en Sonora avec la mission d’exploiter des mines ; c’est grâce à votre influence, vous-même l’avez avoué, que mon traité est signé ; confiant dans la loyauté mexicaine, j’organise une expédition, j’arrive, et mes co-associés, vous tout le premier, se tournent contre moi et me traitent, non pas comme leur ami, leur représentant, non pas même avec les égards dus à un gentilhomme, mais ils affectent de me considérer presque comme un flibustier.

— Oh ! comte, vous allez trop loin !

— Sur mon âme, général, il n’y a qu’au Mexique où l’on puisse voir des choses semblables.

— Mais non, comte, vous vous méprenez : personne ne cherche à vous nuire, au contraire.

— Cependant, jusqu’à présent, vous, un des plus forts actionnaires de la société, vous dont l’intérêt est en jeu, en un mot, qui auriez dû, grâce au pouvoir dont vous disposez, nous aider d’une manière efficace, vous ne vous êtes servi de ce pouvoir que pour entraver nos mouvements et nous nuire de toutes façons.

— Oh ! comte, quels termes vous employez-là.

— Mon Dieu ! général, excusez-moi, mais il est temps que toutes ces vexations ridicules cessent et qu’il me soit permis de me rendre aux mines ; tout cela a duré trop longtemps.

Le général parut réfléchir un instant.

— Voyons, franchement, dit-il enfin, est-ce bien réellement que vous n’avez pas compris pourquoi j’agissais avec vous ainsi que je le fais ?

— Je vous le jure.

— C’est étrange ; pardonnez-moi à votre tour, comte, mais j’avais de vous une toute autre opinion.

— Que voulez-vous dire ?

— Ainsi vous n’avez pas deviné pourquoi moi, général, gouverneur militaire de l’État de Sonora, j’ai appuyé si chaudement votre requête après du président ?

— Mais…

— Vous n’avez pas deviné, reprit-il vivement, pourquoi j’ai exigé que vos compagnons fussent bien armés et organisés militairement ?

— Il me semble…

— Vous n’avez pas compris pourquoi je vous ai fait investir d’un pouvoir militaire aussi étendu que si vous étiez chef d’armée ? Allons donc, comte, vous ne parlez pas sérieusement en ce moment, ou bien vous voulez lutter de ruse et de finesse avec moi.

En prononçant ces paroles avec une certaine véhémence, véritable cette fois, le général avait quitté son siége et marchait avec agitation dans le cabinet.

Le comte l’écoutait avec la plus grande attention, tout en l’examinant avec soin lorsqu’il se tut, il répondit :

— Voici ce que j’ai compris, général, je vais vous le dire :

— Parlez.

— J’ai compris que le gouvernement mexicain, trop faible pour recouvrer par lui-même les riches placeras de la Plancha de Plata, que par son incurie il a laissés tomber au pouvoir des Indiens, ne demanderait pas mieux de voir faire par des étrangers cette expédition dont il récolterait les plus grands bénéfices ; j’ai compris, en outre, que le gouvernement ne pouvant efficacement protéger les habitants de la Sonora contre les incursions des Apaches et des Comanches, serait charmé que ces mêmes étrangers se chargeassent à leurs risques et périls de contenir ces féroces pillards dans les limites de leurs déserts ; j’ai compris enfin que le général don Sebastian Guerrero, auquel j’ai été assez heureux pour sauver la vie, ainsi qu’à sa fille, et qui m’a conservé une si grande reconnaissance, avait saisi avec empressement l’occasion de me rendre à son tour un service, en mettant la grande influence dont il dispose à ma disposition, pour me faire obtenir ce que je sollicitais vainement depuis si longtemps ; voilà tout ce que j’ai compris, général.

— Ah ! c’est tout ?

— Oui, me serais-je trompé ?

— Peut-être.

— Alors soyez assez bon pour vous expliquer catégoriquement, général.

— À quoi bon, maintenant ? il est trop tard, répondit le général en lui lançant un regard d’une expression indéfinissable.

— Pourquoi donc, trop tard ?

Don Sebastian se rapprocha vivement du comte, et s’arrêtant en face de lui :

— Parce que maintenant, lui dit-il, nous ne pourrons jamais nous entendre.

— Vous le croyez, général ?

— J’en suis sûr.

— Mais pour quelle raison ?

— Vous voulez que je vous la dise ?

— Je vous en prie.

— Et bien ! senor conde, cette raison la voici : vous êtes un homme de beaucoup d’esprit, d’une vaste intelligence, en un mot, vous êtes véritablement un homme d’élite.

— Général, je vous en supplie…

— Je ne vous flatte pas, comte, je dis ce qui est ; malheureusement, bien que vous parliez l’espagnol avec une rare perfection, vous ne comprenez pas assez le mexicain pour que nous puissions jamais nous entendre.

— Ah ! fit le comte, sans ajouter un mot de plus.

— J’ai raison, n’est-ce pas, vous avez cette fois bien saisi le sens de mes paroles ?

— Peut-être, général, dirai-je en vous renvoyant l’expression dont vous vous êtes servi il y a un instant.

— Très-bien. Maintenant je crois que nous n’avons plus rien à nous dire.

— Quelques mots seulement.

— Parlez.

— Quoi qu’il arrive, général, en passant le seuil de cette porte, je ne me rappellerai pas un mot de cet entretien.

— Comme il vous plaira, comte ; nous n’avons rien dit que personne ne pût entendre.

— C’est vrai ; mais d’autres comprendraient peut-être différemment que moi. Il y a tant de façons d’interpréter les paroles !

— Oh ! les nôtres ont cependant, été bien innocentes !

— En effet ; j’espère, général, que nous ne nous quitterons pas ennemis.

— Et pourquoi serions-nous donc ennemis, mon cher comte ? Je désire au contraire que la connaissance que nous avons ce soir si heureusement renouvelée se change avant peu — de votre côté du moins — car du mien, c’est déjà fait depuis longtemps, en une durable amitié.

— Vous me comblez réellement général.

— Ne vous dois-je pas la vie ?

— Ainsi, je puis toujours compter sur vous ?

— Comme sur vous-même, mon cher comte.

Ces paroles furent sifflées par les deux personnages avec une ironie si finement affilée que nul n’eût certes deviné, sous le sourire charmant qui plissait leurs lèvres, la rage et la haine qui gonflaient leurs cœurs.

— Maintenant, reprit le général, je crois que nous pouvons regagner les salons.

— Je suis à vos ordres, général.

Don Sebastian ouvrit la porte du cabinet et s’effaça ; le comte passa devant lui.

— Jouez-vous, don Luis ? lui demanda le général.

— Rarement ; cependant si vous le désirez, je serai heureux de faire votre partie.

— Soit, venez par ici.

Ils entrèrent dans un salon où plusieurs tables de monte étaient installées.

Les joueurs se pressaient surtout autour d’une table, où un homme, ayant devant lui une masse d’or, jouait avec un incroyable bonheur.

Cet homme était don Cornelio. Après avoir, pendant quelque temps, causé avec doña Angela, l’Espagnol, attiré par le charme irrésistible de l’or, s’était approché des tables de monte, et, fasciné malgré lui, il s’était laissé aller à risquer les seules onces qu’il possédât.

La chance lui avait, été favorable, si constamment favorable même, qu’il avait en moins d’une heure accaparé presque tout l’or des joueurs qui n’avaient pas craint de se risquer contre lui, si bien qu’il avait fini par gagner une somme énorme.

À l’instant où le comte et le général arrivaient près de lui, le dernier adversaire de don Cornelio se retirait complétement à sec, et, pour nous servir d’une expression assez triviale, le combat cessait faute de combattants, si bien que l’Espagnol, après avoir jeté un regard circulaire sur les assistants, voyant que personne ne se souciait davantage de lutter contre lui, s’occupait avec un inaltérable sang-froid à faire passer dans les vastes poches de ses calzoneras les onces amoncelées devant lui.

— Oh ! oh ! dit gaiement le général, il paraît que la société Atrevida est en veine cette nuit, señor don Luis, elle gagne de tous les côtés à la fois.

Le comte sourit à ce compliment à double tranchant.

— Voyons si je changerai la veine, moi, continua don Sebastian, me voulez-vous tenir tête, don Luis ?

— À une condition, général.

— Laquelle ? je l’accepte d’avance.

— La voici : j’ai une habitude particulière, c’est de ne jamais jouer que trois parties de suite.

— Bien.

— Attendez ; mais je joue ces trois parties toujours en doublant.

— Oh ! oh ! et si vous perdez une de ces trois parties ?

— Cela ne fait rien, pourtant je ne crois pas perdre, dit-il avec un calme parfait.

— Comment ! vous ne croyez pas perdre ?

— Non, je vous avoue que j’ai beaucoup de bonheur au jeu ; c’est peut-être parce que je tiens fort peu au bénéfice que je puis en retirer.

— C’est possible ; cependant ce que vous me dites me semble si étrange que je serais curieux de m’en assurer.

— Il ne tient qu’à vous.

Peu à peu les invités s’étaient rapprochés des deux hommes et s’étaient groupés autour d’eux. Doña Angela s’était avancée aussi et se trouvait placée presque auprès de don Luis.

— Allons, continua le général, jouons trois parties.

— À vos ordres.

— Combien plaçons-nous ?

— Ce qu’il vous plaira.

— Deux mille piastres, voulez-vous ?

— Parfaitement.

Le général prit un jeu de cartes neuf renfermé encore dans son enveloppe.

— Si cela vous est égal, dit-il, nous ne taillerons ni l’un ni l’autre.

— Comme vous voudrez.

— Mais qui taillera ?

— Moi ! s’écria subitement doña Angela, en s’emparant du jeu de cartes.

— Oh ! oh ! fit le général en souriant, prenez garde, don Luis, ma fille se met contre vous.

— Je ne puis croire que la señorita soit mon ennemie, répondit le comte en saluant la jeune fille.

Doña Angela rougit, mais elle ne répondit pas ; elle décacheta le paquet et battit les cartes.

— Va pour deux mille piastres, dit le général ; taille, mon enfant !

Elle commença alors à retourner les cartes.

— Perdu ! dit-elle au bout d’un instant.

— C’est vrai, fit le général, j’ai perdu. Voyons la seconde. Caramba ! fais attention, Niña, cette fois il s’agit de quatre mille piastres.

— Perdu ! dit-elle.

— Encore ? c’est singulier. Allons, don Luis, la dernière.

— Peut-être vaudrait-il mieux nous arrêter ; ni vous ni moi, général, ne nous soucions guère de cet or.

— Voilà pourquoi je désire faire la troisième partie ; d’ailleurs le hasard peut vous avoir favorisé jusqu’à présent.

— Ne vous ai-je pas prévenu ?

— Voyons ! voyons ! Je veux en avoir le cœur net.

— Perdu ! dit une troisième fois la jeune fille de sa voix harmonieuse.

Caramba ! ceci est réellement singulier ; je vous dois quatorze mille piastres, don Luis ; je reconnais que vous avez réellement un bonheur extraordinaire.

— Je le sais, répondit le comte, toujours froid ; maintenant, permettez-moi de vous quitter. Señorita, agréez mes remerciements pour le gracieux concours que vous avez bien voulu me prêter en cette circonstance.

La jeune fille s’inclina toute honteuse et toute rougissante.

— Demain, au point du jour, les quatorze mille piastres seront chez vous, don Luis.

— Ne vous pressez pas, général, j’aurai l’honneur de vous revoir.

Le comte prit alors congé et se retira avec don Cornelio, accompagné obséquieusement jusqu’à la porte du dernier salon par le général.

— Double traître ! murmura le comte en se mettant en selle ; prends garde à toi ! car maintenant je vois ton jeu ; malgré toute ta finesse, tu m’as laissé deviner le dessous de tes cartes !

Et le comte, suivi de son escorte, regagna pensif la maison qu’il habitait. Il réfléchissait aux moyens à employer pour déjouer les machinations de ses ennemis, et mener à bien son expédition.

Quant à don Cornelio, il ne pensait qu’à une chose : à la chance qu’il avait eue pendant la soirée, et tout en galopant auprès de don Luis, il calculait mentalement le nombre d’onces qu’il avait gagnées, ce dont il n’avait pu encore s’assurer avec certitude.