Amyot (p. 279-291).
◄   XVIII.
XX.  ►

XIX

LE PITIC.


La distance n’est pas grande de Guaymas au Pitic ; le comte la franchit en quelques heures.

Le Pitic, ou Hermosillo, est une charmante ville fermée de murailles et entourée de jardins maraîchers d’un produit assez important.

Malheureusement la nuit était complétement tombée lorsque le comte y arriva, et il ne put jeter autour de lui qu’un coup-d’œil vague sur le paysage qui, entrevu à peine au milieu de l’obscurité, changeait entièrement d’aspect et avait pris une apparence triste et lugubre qui serra douloureusement le cœur de l’aventurier.

Le comte commençait à revenir beaucoup de ses premières illusions ; les mesquines taquineries dont il était l’objet lui faisaient maintenant voir l’avenir sous un tout autre jour ; il doutait déjà du succès d’une entreprise contre laquelle, dès son début, tant d’obstacles se soulevaient dans l’ombre.

Il avait, en montant à cheval, reçu un pli du commandant général de la province, dans lequel on lui intimait péremptoirement l’ordre de demeurer à Guaymas avec sa troupe, et de ne pas marcher en avant jusqu’à plus ample information, c’est-à-dire jusqu’à ce que le commandant général eût reçu du gouvernement central de Mexico des ordres positifs à ce sujet.

Comme il est facile de le supposer, cet ordre, intimé de cette façon brutale après ce qui s’était passé, n’avait obtenu qu’un résultat, celui de presser le départ du comte, révolté de cette violation flagrante de toutes les conditions stipulées dans son traité.

La petite troupe entra au Pitic sans éveiller la moindre attention ; à cette heure, les rues étaient déjà presque désertes, et les quelques voyageurs qu’ils rencontrèrent sur leur route, trompés par leur costume mexicain, ne se donnèrent seulement pas la peine de les regarder.

Le comte descendit rue de San-Agustino, devant une maison qu’il avait, sans en parler à personne, fait préparer pour lui.

Après avoir frappé légèrement à la porte, elle s’ouvrit et les cavaliers entrèrent.

Cette maison appartenait à un Français, alors parti pour un voyage dans l’intérieur pour raisons commerciales ; mais, en son absence, ses domestiques, se conformant à ses ordres, reçurent le comte avec les plus grands égards.

Celui-ci, après avoir dit quelques mots à voix basse à don Cornelio, qui s’éloigna aussitôt, se retira dans le cuarto préparé pour lui.

Don Luis était une nature forte et énergique, homme d’action avant tout. Il comprenait que d’après la tournure que semblaient prendre les choses, il lui fallait agir vigoureusement et sans perdre une seconde, s’il ne voulait éprouver un échec irréparable.

Son plan était fait, il se prépara donc à le mettre à exécution sans retard.

Don Cornelio revint au moment où le comte, qui avait changé de costume, donnait un dernier coup d’œil à sa toilette.

— Déjà ! dit-il en apercevant l’Espagnol.

— J’ai trouvé la maison, elle n’est qu’à quelques pas d’ici.

— Tant mieux ; nous aurons moins de chemin à faire.

— Cinq minutes tout au plus.

— Le général Guerrero est-il au Pitic ?

— Il y est. Seulement je crois que vous feriez mieux de remettre votre visite à demain.

— Pourquoi donc cela ?

— Parce qu’il y a ce soir tertulia au palais.

Le comte se retourna.

— Qu’est-ce que cela fait ? dit-il.

— Dame, comme il vous plaira, señor ; mais peut-être ne savez-vous pas ce qu’on appelle une tertulia.

— Pas positivement, mais vous allez me l’expliquer, n’est-ce pas ?

— Rien de plus facile : une tertulia est une réunion, une fête, un bal, enfin.

— J’entends, et vous êtes sûr, don Cornelio, qu’il y a ce soir tertulia au palais du gouverneur ?

— Positivement sûr, seigneurie.

— Bravo ! voilà notre affaire.

L’Espagnol le regarda d’un air ébahi.

— Don Cornelio, continua le comte, quittez votre costume de voyage, je vous emmène.

— C’est que… fit-il en hésitant.

— Quoi donc ?

— Je vous avouerai, señor conde, que je ne possède pas d’autres habits que ceux que je porte sur moi.

— Ah ! qu’à cela ne tienne, reprit en souriant le comte en lui désignant en même temps une masse de vêtements jetés pêle-mêle sur les meubles ; choisissez là dedans ce qui pourra vous convenir ; je suppose que vous êtes assez mon ami pour ne pas vous formaliser du sans-façon avec lequel j’agis avec vous.

— Aucunement ! s’écria l’Espagnol avec un mouvement de joie.

— Seulement faites vite, parce que je vous attends.

— Je ne vous demande que cinq minutes.

— Je vous en accorde dix. Vous me retrouverez dans le patio ; je vais donner l’ordre à mon escorte de monter à cheval.

Le comte sortit et don Cornelio se mit avec empressement en devoir de lui obéir. Nous devons ajouter, à la louange de l’Espagnol, que non-seulement le procédé de don Luis à son égard ne l’avait nullement choqué, mais qu’au contraire il en éprouvait une vive reconnaissance au fond du cœur.

L’Espagnol ne s’était pas trompé, il y avait effectivement tertulia au palais du gouverneur.

Le général Guerrero était fort riche ; aussi le bal qu’il donnait ce jour-là était-il somptueux et digne de toute façon du poste élevé qu’il occupait dans la province.

La foule encombrait ses salons resplendissants de lumière et éblouissants de dorures.

Toute la haute société du Pitic s’était donnée rendez-vous au Palais ; les tables, couvertes d’or, étaient entourées par des joueurs qui, avec cette superbe insouciance qui caractérise les Mexicains, risquaient des sommes folles sur une carte. Dans une vaste salle, une musique, peut-être un peu sauvage pour nos oreilles européennes, réglait le pas des danseurs ; enfin un salon particulier avait été réservé pour les dames. Doña Angela, belle à ravir, trônait au milieu de cet essaim de jolies femmes.

Mais, malgré tous les efforts du général pour plaire à ses invités et les exciter à se livrer au plaisir, la fête languissait ; les jeunes femmes surtout, ordinairement si passionnées pour la danse, refusaient toutes les invitations ; elles préféraient rester à causer entre elles dans le salon qui leur avait été abandonné.

C’est qu’en ce moment on traitait un point fort intéressant et qui avait le privilége d’exciter au plus haut degré toutes les curiosités féminines.

La nouvelle du débarquement des Français à Guaymas faisait le sujet de la conversation.

— Mon Dieu ! s’écria une jeune femme avec un charmant sourire, est-ce que ces Anglais viendront ici ?

— Sans doute, observa une autre ; mais ce ne sont pas des Anglais, Querida.

— Oh ! vous vous trompez, Carmencita, tous les étrangers sont Anglais, c’est-à-dire hérétiques : mon confesseur me l’a dit.

— Ils doivent être hideux ! hasarda une troisième en avançant curieusement la tête.

— Mais non, je vous assure ; ce sont des hommes comme les autres, répondit la seconde qui avait parlé, jolie brune aux yeux noirs, pétillants de malice. Je suis allée passer la Fête-Dieu à Guaymas avec mon oncle, et je les ai vus ; il y en a même, parmi eux qui sont assez bien.

— C’est impossible ! s’écrièrent-elles en chœur, des hérétiques.

— Ils nous massacreront !

— On les dit fort cruels.

— Leur chef surtout.

Jusque là doña Angela était demeurée silencieuse, absorbée par ses pensées intimes ; mais à cette parole elle dressa subitement la tête.

— Leur chef est un caballero ! dit-elle d’une voix haute ; c’est un conde dans son pays, s’il est venu en Sonora, ce ne peut être que dans notre intérêt !

Toutes les jeunes femmes se turent, étonnées de cette étrange sortie de doña Angela ; puis elles se mirent à chuchotter entre elles.

La jeune fille, fâchée de s’être ainsi imprudemment avancée, se mordit les lèvres, rougit légèrement, et se replongea dans sa rêverie.

En ce moment, don Sebastian entra dans le salon.

— Ah ! voilà le général, s’écrièrent gaiement trois ou quatre jeunes filles, qui se levèrent et l’entourèrent avec empressement.

— Oui, me voici, señoritas, répondit-il en souriant ; que désirez-vous de moi ?

— Un renseignement seulement.

— Un renseignement, et lequel ?

— Nous désirons savoir, fit doña Carmencita… Puis elle se reprit : Ce n’est pas moi, général, ce sont ces dames.

— J’en suis persuadé, répondit galamment don Sebastian ; soyez donc assez bonne pour vous faire leur interprète auprès de moi ; que désirent-elles savoir ?

— Ce que c’est que les Ingleses ?

— Quels Ingleses ?

— Mais ceux qui ont débarqué à Guaymas.

— Ah ! très-bien !

— Vous nous le direz, n’est-ce pas, général, s’écrièrent-t-elles toutes à la fois.

— Si cela peut vous être agréable.

— Oh ! beaucoup, beaucoup.

— D’abord, ce ne sont pas des Anglais.

— Mais, cependant, puisqu’ils sont étrangers.

Le général sourit à cette naïve observation ; mais reconnaissant mentalement l’impossibilité de détruire une opinion aussi enracinée, il tourna la question.

— Ces hommes sont au nombre de deux cents et quelques.

— Tant que cela ? s’écrièrent deux ou trois jeunes filles avec un geste de frayeur.

— Mon Dieu, oui, tant que cela, señoritas ; mais rassurez-vous, vous n’aurez rien à redouter d’eux, ils sont bons, serviables, et leur chef, entre autres, est un parfait caballero.

— Mais pourquoi viennent-ils ici ?

— Ils venaient dans le but d’exploiter certaines mines.

— Pardon, mon père, observa doña Angela, qui avait attentivement écouté cet entretien à bâtons rompus, n’avez-vous pas dit ils venaient ?

— Oui, ma fille, je l’ai dit.

— Mais ils sont encore al puerto (au port), je pense.

— Ils y sont encore, oui ; mais il est probable que bientôt ils partiront.

— Pour les mines ?

— Non, pour retourner d’où ils viennent.

Doña Angela fronça imperceptiblement les sourcils, mouvement qui dénotait chez elle une grave contrariété et une grande préoccupation intérieure, et elle se tut.

— Tant mieux ! qu’ils s’en aillent, ces hérétiques, s’écria une des dames ; ces Anglais maudits ne viennent dans notre pays que pour nous dépouiller.

— C’est vrai, appuyèrent chaleureusement la plupart des autres.

— Du reste, quoiqu’on en dise, je soutiens, moi, qu’il sont laids à faire peur.

— Bah ! fit une jeune fille avec un délicieux mouvement de tête, j’aurais voulu en voir un, moi, un seul, simplement pour savoir à quoi m’en tenir là-dessus.

— Je crains bien, doña Redempcion, répondit en souriant le général, qu’il vous soit maintenant impossible de satisfaire votre curiosité.

— Tant pis, car ce doit être extraordinaire, un hérétique ! Sont-ils aussi laids que les Indios bravos ?

— Ce n’est pas la même chose.

— Ah ! et vous êtes certain, général, que je ne pourrai pas en voir ? Cela me contrarie.

— Je le regrette, señorita.

— Et moi aussi. Mais, j’y songe, Si l’un d’eux venait à Hermosillo ?

— Cela leur est péremptoirement défendu ; ils se garderont bien de désobéir à l’ordre qu’ils ont reçu.

— Ah ! fit-elle d’un ton boudeur.

Au même instant, la porte s’ouvrit avec fracas, et un domestique annonça d’une voix claire et parfaitement accentuée :

— Son Excellence le comte don Luis de Prébois-Crancé, Son Excellence don Cornelio Mendoza.

Si le comte avait l’intention de produire de l’effet, son but fut complétement atteint.

Son entrée imprévue fut un véritable coup de théâtre, et causa une émotion générale, dont certes il lui eût été impossible de calculer l’immense portée.

Toutes les dames s’étaient levées, et, groupées autour du général, elles examinaient d’un œil curieux et craintif le chef des aventuriers.

Le comte, dont le splendide costume de ranchero, qu’il portait avec une grâce inimitable, ajoutait encore au charme fascinateur répandu sur toute sa personne, fit quelques pas en souriant, salua à la ronde par un geste rempli de distinction, et attendit.

Le général était subitement devenu d’une pâleur livide.

L’annonce de l’arrivée du comte répandue dans les autres salons avec une rapidité incompréhensible, avait subitement arrêté les danses et les jeux ; tous les invités abandonnant les autres pièces, s’étaient élancés vers le salon où l’on disait que se trouvait le comte.

Cependant chaque seconde qui s’écoulait ajoutait encore à l’embarras de la position ; le général le sentait, il cherchait vainement le moyen d’en sortir.

Don Luis comprit ou plutôt devina la perplexité du général ; faisant alors deux pas en avant.

— Je suis confus, général, dit-il avec la plus exquise politesse, du trouble que j’ai involontairement causé parmi vos invités ; il paraît que je n’étais pas attendu au Pitic.

Le général parvint à reprendre un peu d’assurance.

— Je l’avoue, caballero, répondit-il ; cependant la visite impromptue que vous daignez me faire ne peut, croyez-le bien, que m’être fort agréable.

— Je le désire, général ; cependant, à en juger par les regards dirigés sur moi de tous les côtés, il m’est permis d’en douter.

— Vous vous trompez, senor conde, reprit don Sebastian en essayant de sourire, depuis quelques jours la renommée s’est tellement occupée de vous, que l’empressement dont vous êtes en ce moment l’objet ne doit nullement vous étonner.

— Je désirerais, général, dit le comte en s’inclinant, que cet empressement fût plus amical ; ma conduite depuis mon arrivée en Sonora aurait dû m’attirer plus de sympathies.

— Que voulez-vous ? senor conde, nous sommes des sauvages, nous, autres, dit le général avec un sourire railleur ; nous avons le malheur de ne pas aimer ce qui nous vient du dehors, il faut nous excuser. Mais assez sur ce sujet. Quant à présent, ajouta-t-il en changeant de ton, permettez-moi, senor conde, puisque vous avez bien voulu devenir mon hôte, de vous présenter officiellement à ces dames, qui brûlent de faire plus ample connaissance avec vous.

Don Luis se prêta de bonne grâce au désir du général. Celui-ci, affectant alors la plus exquise courtoisie, présenta son hôte, ainsi qu’il l’avait nommé, aux personnes les plus influentes de la réunion. Puis il le conduisit auprès de sa fille, qui, depuis l’entrée du comte, était demeurée immobile à sa place, les yeux opinâtrement fixés sur lui.

— Señor conde, dit le général, ma fille doña Angela ; doña Angela, le comte don Luis de Prébois-Crancé.

Don Luis s’inclina respectueusement devant la jeune fille.

— J’ai depuis longtemps déjà l’honneur de connaître Monsieur le comte, répondit-elle avec un sourire gracieux.

— En effet, dit le général feignant tout à coup de se souvenir ; nous nous connaissons depuis longtemps, cabellero.

— Ce n’était pas à moi à vous rappeler comment nous nous sommes connus.

— C’est vrai, comte, c’était à moi ; croyez bien que je ne l’ai pas oublié.

— Ni moi, murmura la jeune fille, car je vous dois la vie, señor.

— Oh ! señorita.

— Permettez, permettez, señor conde, fit le général avec une emphase certainement affectée, nous autres caballeros mexicains, nous avons la mémoire longue pour le bien comme pour le mal ; vous avez risqué votre vie pour défendre la mienne, ceci est une de ces dettes que l’on aime à payer. Je suis votre débiteur, señor don Luis.

— Parlez-vous sérieusement, général ? demanda le comte en le regardant fixement.

— Certes, caballero, ce sujet est trop sérieux pour que je le traite autrement ; j’ajouterai même que mon plus vif désir serait de trouver bientôt l’occasion de m’acquitter envers vous.

— S’il en est ainsi, général, cette occasion, je puis vous la fournir à l’instant même, si vous me le permettez.

— Comment donc ? fit le général un peu interdit de se voir ainsi prendre au mot, trop heureux de vous être agréable. Qu’exigez-vous de moi ?

— Je n’exige rien, général, je désire seulement vous adresser une prière.

— Une prière ? vous, don Luis ? Oh ! oh ! et quelle est-elle, parlez ?

— Je vous prie de vouloir bien m’accorder quelques minutes d’entretien particulier.

— Cette nuit ?

— À l’instant même.

— Allons, reprit le général, j’espérais, pour quelques heures du moins, pouvoir faire trêve aux affaires, mais vous en ordonnez autrement ; que votre désir soit satisfait, don Luis, un caballero n’a que sa parole.

— Veuillez me pardonner, général ; je suis réellement confus de tant d’insistance, mais des raisons impérieuses…

— Pas un mot de plus, je vous en supplie, don Luis, ou vous me feriez supposer que vous attachez à cet entretien une importance qu’il ne saurait avoir.

Don Luis se contenta de s’incliner sans répondre.

Le général se tourna alors vers ses invités, dont la plupart, la première curiosité satisfaite, étaient retournés aux diverses distractions qu’ils avaient un instant abandonnées.

— Señoras, et caballeros, dit-il, je vous prie de m’excuser si je vous quitte pour quelques instants, mais vous le voyez, le señor don Luis a ma parole, il me faut la dégager.

Les invités s’inclinèrent avec courtoisie.

Doña Angela avait, d’un signe imperceptible, appelé don Cornelio auprès d’elle, et usant de la liberté que les mœurs mexicaines donnent aux jeunes filles, elle causait avec lui à voix basse.

— Allez, mon père, dit-elle avec un doux sourire à l’adresse du comte, mais ne gardez pas longtemps le señor don Luis ; maintenant que ces dames le connaissent, elles désirent vivement s’entretenir avec lui.

— Soyez tranquilles, mesdames, dans dix minutes nous reparaîtrons ; entre le seigneur comte et moi, aucune discussion ne peut être longue.

— Dieu veuille que ce soit vrai, murmura intérieurement Luis ; mais je crois le contraire.

Le général passa son bras sous celui du comte, et l’entraînant à travers les salons, il le conduisit à une porte qu’il ouvrit.

— Entrez, caballero, lui dit-il.

Le comte entra, le général le suivit et ferma la porte avec soin derrière lui.