Amyot (p. 243-255).
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XVI

DEUX HOMMES FAITS POUR S’ENTENDRE.

Nous demandons à présent au lecteur la permission de le conduire à Guaymas, où nous ne précéderons que de quelques instans seulement la compagnie française, que nous avons vue quitter San-Francisco, sous les ordres du comte Louis de Prébois-Crancé.

Comme plusieurs événements intéressans de ce récit doivent se passer à Guaymas, nous ferons en quelques mots la description de cette ville.

Le Mexique possède plusieurs rades foraines sur l’océan Pacifique, mais en réalité il ne compte que deux ports réellement digne de ce nom : Guaymas et Acapulco.

Nous ne nous occuperons ici que du premier.

Grâce à une quantité considérable d’îles, qui entourent le port comme d’une ceinture, et à ses côtes élevées, sa rade est dans tous les temps aussi sûre, aussi calme et aussi tranquille qu’un lac.

La mer déferle doucement sur des rives garnies de palétuviers et couvertes des pousses serrées des mangliers, dont le vert pâle tranche avec le rouge terreux de la plage, et donne à ce port une apparence désolée et sauvage encore augmentée par la solitude continuelle de sa rade, où, à de longs intervalles seulement, de rares navires viennent s’abriter sous l’île del Venado, et où l’on ne voit ordinairement que quelques petits caboteurs et de misérables pirogues creusées dans des troncs d’arbres et appartenant aux Indiens hiaquis.

La ville s’étend nonchalamment le long de la grève, avec ses maisons blanches, basses et à toits plats, bâties en torchis, défendues par un fort en terre rougeâtre, armé de quelques pièces de canon rouillées et la plupart hors de service.

Guaymas, comme tous les pueblos de la république, est sale, mal bâti, ses rues ne sont pas pavées ; enfin, à chaque pas, on acquiert des preuves de cette incurie et de cette incapacité égoïste qui distinguent les Mexicains.

Derrière la ville s’élèvent de hautes montagnes abruptes et dénudées qui la garantissent des vents froids de la Cordilière.

Cependant Guaymas, fondée depuis quelques années à peine, et dont la population est aujourd’hui de cinq à six mille habitants au plus, est appelée, dans un temps prochain, grâce à la sûreté de son port et à sa magnifique position, à prendre une grande importance commerciale.

Le jour où nous reprenons notre récit, une heure environ après l’oracion, c’est-à-dire vers sept heures du soir, un homme embossé dans un épais manteau, les ailes du sombrero rebattues sur les yeux, s’arrêta à la porte d’une maison d’assez belle apparence, et après avoir jeté autour de lui un regard furtif afin de reconnaître s’il n’était pas épié, frappa discrètement trois coups espacés.

Évidemment cette manière de frapper était un signal, et l’homme dont nous parlons était attendu, car la porte s’ouvrit aussitôt sans que personne parût. L’inconnu entra vivement, et la porte se referma sans bruit derrière lui.

L’inconnu se trouva alors dans un de ces patios intérieurs comme en possèdent toutes les maisons de Guaymas ; mais probablement il connaissait parfaitement l’endroit où il se trouvait, car sans hésiter une seconde il tourna à gauche, monta quelques marches et frappa à une seconde porte qui se trouva devant lui, de la même façon qu’il avait frappé à la première.

— Entrez, cria une voix de l’intérieur.

L’inconnu poussa alors la porte, qui céda à la pression, et entra dans une salle assez vaste, qui, pour le Mexique et surtout dans une province aussi éloignée que l’est la Sonora, pouvait passer pour être meublée avec un certain luxe ; mais ce luxe était de mauvais goût et sentait à plein nez le parvenu sans délicatesse.

Les meubles et les tableaux qui garnissaient cette pièce avaient probablement été achetés ou échangés avec les capitaines des navires qui parfois venaient à Guaymas, et formaient entre eux les plus étranges disparates.

Un homme était assis sur une butacca à peu près au milieu de la salle et fumait négligemment un pajillo.

Lorsque l’inconnu entra, il le salua par un mouvement de la tête, lui indiqua un siége de la main et lui dit laconiquement :

— Fermez la porte, et asseyez-vous.

L’inconnu se débarrassa de son manteau et de son chapeau, qu’il jeta sur un meuble, et après avoir fermé la porte, comme on le lui avait recommandé, il se laissa tomber sur une butacca, en poussant un soupir de satisfaction.

Nous décrirons en quelques mots ces deux nouveaux personnages.

Le premier, c’est-à-dire le maître de la maison, était un petit homme replet et grassouillet, aussi large que haut, aux traits communs et bouffis, au nez enluminé, et dont les petits yeux gris, percés comme avec une vrille, donnaient à sa physionomie une expression de fausseté doucereuse et de lâche méchanceté.

Cet homme était entre deux âges ; il avait environ cinquante ans, bien qu’il ne les parût pas à cause de la fraîcheur de son teint apoplectique et des longues mèches plates et graisseuses de ses cheveux noirs, qui tombaient au-dessous de ses oreilles rouges et épaisses.

Ce digne personnage était vêtu à l’Européenne, avec une profusion de bijoux et de bagues aux doigts, et ne ressemblait pas mal, quant au costume et aux manières triviales, mêlées d’effronterie et de timidité, à un boucher ou à un marchand de bestiaux endimanché.

Son visiteur, que nous avons entrevu déjà dans le cours de ce récit, formait avec lui un contraste parfait.

C’était un métis croisé d’Indien et de Mexicain, haut, sec et maigre comme un échalas ; sa figure, en lame de couteau, était ornée d’un énorme nez crochu qui ombrageait une bouche fendue jusqu’aux oreilles, et ornée de dents blanches et larges comme des amandes ; des yeux ronds aux paupières sanguinolentes, constamment agitées par un mouvement convulsif, lui complétaient la physionomie la plus étrange et la plus sinistre qui se puisse imaginer ; un sourire cruellement railleur relevait continuellement les lèvres minces de cet homme, et ajoutait encore à l’impression de malaise qu’inspirait toute sa personne.

En un mot, son approche faisait éprouver ce sentiment de froid visqueux que l’on ressent au contact d’une vipère ou de tout autre reptile.

Cet homme, sous son manteau, portait le splendide costume tout galonné d’or des officiers supérieurs mexicains ; il se faisait appeler don Francisco Florès et portait les insignes du grade de colonel de l’armée mexicaine.

Peut-être saurons-nous bientôt quel était le hideux personnage qui se cachait sous ce nom d’emprunt.

Le colonel, après s’être assis, ainsi que nous l’avons dit, sortit du tabac, confectionna une cigarette et se mit à fumer avec la plus superbe nonchalance.

Pendant quelques minutes, les deux hommes demeurèrent silencieux, s’examinant du coin de l’œil. Enfin le premier, fatigué sans doute de cette inquisition obstinée qui pesait sur lui sans qu’il lui fût possible de s’y soustraire, se résolut à prendre la parole.

— Caballero, dit-il, vous voyez que les instructions tracées dans la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire ont été suivies de point en point.

Le colonel fit un geste d’assentiment en exhalant une énorme bouffée de tabac. L’autre continua :

— Cependant je prendrai la liberté de vous faire observer que je ne comprends rien à votre singulière missive, et que je ne vois pas pour quelle raison vous vous entourez d’un aussi grand mystère.

— Ah ! fit le colonel avec un ricanement qui lui était particulier et qui ressemblait assez bien à une pile d’assiettes qu’on brise.

— Oui, continua le premier, blessé de cette irrévérence, et je ne serais pas fâché, je vous l’avoue, d’avoir une explication claire et catégorique.

En disant cela il se redressa fièrement sur sa butacca et regarda fixement son interlocuteur.

Celui-ci ne sembla nullement ému de cette manifestation hostile ; au contraire, il allongea ses jambes sur le plancher, et renversant le corps en arrière :

— Don Antonio, répondit-il sèchement, aimez-vous l’argent ?

— Hein ! fit celui-ci.

— Pardon, reprit l’autre, c’est l’or que j’aurais dû dire ; je modifie donc ma question : aimez-vous l’or, don Antonio ? — Mais, monsieur…

— Répondez nettement, sans ambages, comme un caballero ! Ce que je vous dis n’est pas de l’hébreu, je suppose. Répondez oui ou non.

— Mais…

Capa de Dios ! si vous continuez ainsi, nous n’en finirons pas, mon maître, et carai ! vous êtes trop fin limier pour ne pas avoir reconnu du premier coup à qui vous avez affaire ; répondez donc clairement sans plus tergiverser.

— Eh bien ! oui, fit don Antonio, subjugué malgré lui par l’accent de cet homme.

— Très-bien ; l’aimez-vous beaucoup ?

— Mais, passablement.

— Ce n’est pas assez.

— Eh bien ! beaucoup, puisque vous le voulez absolument.

— Permettez, cela m’est fort égal, ce n’est pas de moi qu’il s’agit ici, c’est seulement de vous.

— Bien, bien, je vous comprends.

— C’est heureux ; vous y avez mis le temps, savez-vous ?

— Voyons, de quoi s’agit-il ?

— Ah ! ah ! vous y arrivez donc enfin.

Don Antonio sourit.

— Dame ! je fais ce que vous désirez.

— C’est juste, nous n’aurons pas de chicane là-dessus.

— Bien, je vous écoute.

— Vous avez reçu ma lettre, puisque d’après vos propres paroles vous vous êtes conformé à mes instructions. Savez-vous pour quelle raison je vous ai assigné ce rendez-vous ?

— J’attends que vous me le disiez.

— C’est ce que je vais immédiatement faire. Vous savez parfaitement qu’il s’est formé à Mexico une société nommée : Atrevida.

— J’en ai entendu parler.

— Oui, d’autant plus que vous en faites partie.

— C’est possible ; mais la question n’est pas là, je suppose ?

— Peut-être. Or, cette société fondée sous les auspices des premiers capitalistes du Mexique, appuyée par le gouvernement, a pour mission d’aller exploiter les riches mines de la Plancha de plata, situées en pleine Apacheria.

— Je le sais.

— Très-bien ; vous verrez que nous ne tarderons pas à nous entendre.

— J’en doute.

— Moi, je l’espère. Cette compagnie, composée de Français, tous hommes résolus, organisés militairement et sous les ordres d’un chef habile…

— Le comte don Luis de Prébois-Crancé.

— Je le connais. Épargnez-moi son panégyrique. Cette compagnie, dis-je, appuyée par de hautes influences, ne doit pas pourtant arriver aux mines.

— Ah ! ah ! et qui l’en empêchera, s’il vous plaît ?

— Vous, tout le premier.

— Oh ! oh ! je ne le crois pas.

— Bah ! vous allez voir ; laissez-moi seulement terminer.

— Dites.

— Hum ! combien pensez-vous que vous rapportera cette affaire ?

— Je ne saurais vous dire.

— Comment, pas même approximativement ?

— Eh ! c’est fort difficile à calculer, les mines sont riches.

— Oui, mais elles sont éloignées ; voyons, dites un chiffre.

— Non, c’est impossible.

— Bah ! même en supposant que je vous aide ?

— Ah ! si vous m’aidez…

— N’est-ce pas ?

— Mais, reprit vivement don Antonio, quel si grand intérêt avez-vous donc à faire manquer cette affaire ?

— Moi ? aucun ; c’est vous, au contraire.

— Moi ! s’écria don Antonio avec étonnement Ah ! par exemple.

— Vous allez voir.

— Je ne demande pas mieux.

— Aussitôt que la société Atrevida fut fondée, une autre société sous le nom de société Conciliadora se fonda immédiatement, comme cela arrive toujours, et naturellement pour le même objet.

— Tiens, tiens, son nom est bien trouvé.

— En effet, or, vous savez que la concurrence est le nerf du commerce.

Don Antonio baissa affirmativement la tête.

Le colonel reprit avec son sourire sec et cassant.

— La Société Conciliadora, bien que fortement protégée à Mexico, avait besoin d’un agent actif, intelligent et intègre en Sonora ; elle jeta immédiatement les yeux sur vous ; en effet, don Antonio Mendès Pavo, remplissant à Guaymas les fonctions de consul français, était le seul capable de la servir efficacement. En conséquence de ce raisonnement, on vous inscrivit pour le chiffre de deux cents actions de cinq cents piastres chaque, libérées, dont on me charge de vous apporter les coupons. Cela fait, si je ne me trompe, une assez jolie somme, que je vais avoir l’honneur de vous remettre.

Et il fouilla dans la poche de son uniforme ; don Antonio l’arrêta dédaigneusement.

— Vous vous êtes étrangement trompé à mon égard, caballero, dit-il ; lorsque, comme moi, on a l’honneur de représenter la France, on ne se laisse pas aussi misérablement corrompre.

— Ah bah ! fit le colonel en ricanant.

— Mon devoir m’ordonne de protéger la compagnie française, et, quoi qu’il arrive, je la protégerai envers et contre tous.

— Supérieurement parlé.

— Allez, continua don Antonio avec feu, retournez auprès de ceux qui vous envoient, et dites-leur que don Antonio Pavo n’est pas un de ces hommes auxquels on puisse aussi facilement faire oublier leur devoir.

— C’est charmant ! et vous avez réellement dit cela comme il faut.

Don Antonio se leva, et d’un geste majestueux montrant la porte au colonel :

— Sortez, monsieur, dit-il froidement, ou je ne répondrais pas de ma colère.

Le colonel ne bougea pas, il ne changea rien à la position nonchalamment insolente qu’il avait adoptée dans le principe ; seulement, lorsque don Antonio se tut, il jeta sa cigarette, presque entièrement consumée, et lançant à son interlocuteur un regard d’une expression indéfinissable :

— Avez-vous fini ? lui demanda-t-il paisiblement.

— Caballero ! s’écria don Antonio en se redressant avec majesté.

— Permettez, don Antonio, je ne désire nullement demeurer plus longtemps ici, à vous faire perdre un temps précieux. Seulement, vous admettrez avec moi, n’est-ce pas, que tout homme chargé d’une mission doit l’accomplir en entier, vous êtes trop intelligent et trop rompu aux affaires pour ne pas en convenir.

— J’en conviens, monsieur, répondit don Antonio subitement calmé par ces paroles.

— Très-bien, veuillez alors vous rasseoir et me prêter votre attention encore quelques minutes.

— Soyez bref, monsieur.

— Je ne vous demande que cinq minutes.

— Soit, je vous les accorde.

— Vous êtes généreux, monsieur ; je vais donc profiter de votre gracieuseté. Je reprends donc. Vous êtes inscrit pour deux cent actions, qui font, si je ne me trompe, cent mille piastres, ce qui, à mon avis, est un assez beau denier.

— Monsieur, plus un mot sur ce sujet !

— Je sais, continua imperturbablement le colonel, ce que vous allez m’objecter : Mas vole pajaro en mano que buitre volando[1].

Don Antonio, étourdi de la signification donnée à ses paroles, ne trouva rien à répondre.

Le colonel reprit :

— Les chefs de la société ont fait le même raisonnement que vous, monsieur ; ils ont compris qu’avec un homme aussi honorablement posé que vous et si digne sous tous les rapports de leur confiance, il fallait agir cartes sur table et loyalement ; en conséquence, ils m’ont chargé de vous remettre, outre les actions…

— Monsieur, essaya encore le señor Pavo.

— Cinquante mille piastres, dit nettement le colonel.

Don Antonio fit un bond de surprise.

— Hein ? s’écria-t-il, comment avez-vous dit, señor ?

— J’ai dit cinquante mille piastres.

— Ah ! ah !

— En bonnes traites payables à vue.

— Sur quelle maison ?

— Sur la maison Torribio de la Porta et Compagnie.

— Excellente maison, monsieur.

— N’est-ce pas ?

— Certes.

— Mais, fit le colonel en se levant, puisque vous refusez nos offres, maintenant que ma mission est remplie, je n’ai plus qu’à me retirer en vous priant d’excuser le dérangement que je vous ai causé ; car vous refusez, n’est-ce pas ?

Don Antonio était devenu vert ; ses petits yeux gris opiniâtrement fixés sur les papiers que le colonel faisait chatoyer, brillaient comme deux tisons.

— Permettez, dit-il en balbutiant.

— Hein ? est-ce que je me serais trompé, señor ?

— Je… je… je crois que oui.

— C’est que cette fois, vous comprenez, il faudrait bien nous entendre, afin d’éviter plus tard des mal-entendus qui sont toujours regrettables.

— Soyez tranquille ; je crois que maintenant il n’y aura plus d’équivoques entre nous. Une affaire, vous le savez, ne se saisit pas bien souvent du premier coup.

— C’est vrai, et maintenant vous l’avez bien saisie ?

— Parfaitement.

— Tant mieux, nous pourrons aussi nous expliquer franchement.

— Oui, répondit don Antonio avec un accent railleur, et pour commencer, señor Garrucholo, quittez un instant votre personnalité d’emprunt, j’aime à savoir avec qui je traite.

Le Garrucholo, car sous le colonel don Francisco Florès se cachait effectivement l’ancien bandit, tressaillit involontairement en se voyant ainsi découvert ; il lança un regard de vipère à l’homme qui l’avait démasqué, et lui saisissant fortement le bras :

— Prenez garde, don Antonio, il y a de ces secrets qui tuent ceux qui les possèdent.

— C’est possible, mon maître, répondit l’autre, triomphant intérieurement de l’effet produit par sa révélation ; mais comme, si je ne me trompe, nous allons conclure ensemble une affaire assez scabreuse sous tous les rapports, j’ai voulu vous prouver que si vous aviez mon secret, moi, j’ai le vôtre, et qu’il est de votre intérêt d’agir loyalement avec moi.

— Gens menacés vivent longtemps, fit le bandit en haussant les épaules.

— Je ne menace pas, seulement je prends mes précautions, voilà tout. Maintenant, causons.

Les deux hommes rapprochèrent leurs siéges et entamèrent un entretien, d’oreille à oreille, d’une voix si basse que nul n’aurait pu les entendre.

  1. « Mieux vaut un oiseau dans la main qu’un vautour qui vole. » — Proverbe espagnol.