Amyot (p. 256-267).
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XVII

GUAYMAS.

Les Mexicains ne sont que des enfants, enfants terribles, il est vrai, et sur lesquels il est impossible de compter, de n’importe quelle façon.

Leur déplorable conduite dans toutes les circonstances, depuis qu’ils sont parvenus à se constituer en nation indépendante, prouve qu’à moins d’un changement total dans leur caractère, il n’y a pas davantage à espérer d’eux dans l’avenir qu’ils n’ont fait dans le passé.

Curieux, changeant, poltron, téméraire, méfiant, cruel et superstitieux, tel est le Mexicain.

Que l’on ne croie pas que c’est par haine que nous parlons ainsi de ce peuple, au milieu duquel nous avons longtemps vécu ; non, au contraire, nous aimons les Mexicains, nous les plaignons, nous voudrions les voir enfin prendre au sérieux leur position de peuple libre et se conduire en hommes ; mais, nous le répétons, ce sont des enfants terribles, rageurs et mutins, dont il n’y a, nous le craignons sincèrement, rien de bon à tirer.

Une des manies de ce peuple est de chercher à attirer chez lui par les plus belles promesses, les offres les plus fallacieuses, les démonstrations les plus amicales, les étrangers qu’ils croient susceptibles à un titre quelconque de leur être utiles.

Ils reçoivent ces étrangers les bras ouverts, pleurent dejoie en les embrassant, leur prodiguent les caresses les plus tendrement fraternelles, leur donnent plus que ceux-ci n’oseraient leur demander ; puis un beau jour, tout à coup, sans raison, sans motif, sans le plus léger prétexte enfin, ils changent du blanc au noir, se mettent à haïr de toutes leurs forces ces étrangers qu’ils ont tant choyés, les insultent, les trahissent, leur tendent des guet-apens, et définitivement les maltraitent ou les assassinent, et cela toujours en leur tendant la main et en leur souriant.

Si nous voulions récriminer, combien de noms pourrions-nous citer, combien d’ombres il nous serait facile d’évoquer à l’appui de nos paroles, sans compter le noble et infortuné de Raousset-Boulbon et le bonifiant et généreux Lapuillade, victimes offertes lâchement en holocauste à ce hideux préjugé mexicain, préjugé qui forme le fond de la politique de ce malheureux peuple et qui le perdra ; non par la haine de l’étranger, sentiment noble et national, mais par la haine des Européens, qu’ils désespèrent d’égaler jamais, et auxquels ils portent, dans leur ignorance et leur incurie, une jalousie et une envie mortelles.

Il est évident que pendant les dix ans de luttes que le Mexique a eues à soutenir contre l’Espagne, ce pays a produit de grands et nobles caractères ; mais il semble qu’épuisé par cet effort gigantesque, il soit incapable d’en jeter d’autres semblables dans le creuset, car depuis sa première heure de liberté jusqu’aujourd’hui, il n’a pas produit un seul homme digne de marcher, même de loin, sur les traces des illustres fondateurs de son indépendance.

Ceci est fort triste à dire, et pourtant on nous reprocherait, si nous le passions sous silence, de ne pas être vrai et d’avoir reculé devant la tâche que nous nous sommes imposée en écrivant cette histoire, et dont, par un sentiment qu’on appréciera, nous avons seulement changé les noms.

Cependant à Guaymas on attendait impatiemment l’arrivée de la compagnie française.

Les bruits les plus absurdes et les plus contradictoires couraient sur elle, sur son chef et sur le but de l’expédition.

Comme toujours, partout et en tout temps, c’étaient les bruits les plus absurdes qui obtenaient la plus grande et la plus ferme créance.

Déjà même avant l’arrivée des Français la malveillance veillait dans l’ombre et cherchait sourdement à exciter les mauvais instincts de la population sonorienne contre nos compatriotes.

Ce que le colonel Florès avait dit dans sa conversation avec don Antonio Pavo était vrai de tout point ; à peine l’organisation de la société Atrevida était-elle terminée en Californie, que deux maisons américaines de San-Francisco, comprenant parfaitement les avantages de cette entreprise, dans laquelle, pour des raisons que nous tairons pour leur honneur, on n’avait pas voulu les admettre, avaient fondé traîtreusement une compagnie rivale destinée à entraver par tous les moyens, même les moins honnêtes, les opérations de son aînée.

La haine ne dort pas ; l’affaire marcha rapidement, si rapidement même, que la seconde société avait déjà toutes ses batteries prêtes à jouer efficacement, que la compagnie française n’avait pas encore quitté San-Francisco.

Cette opération fut conduite avec un machiavélisme si grand, le secret fut si bien gardé, que le comte, malgré ses relations étendues, ne se douta de rien et s’embarqua pour la Sonora le cœur plein d’espoir et d’illusions.

Valentin attendait son ami avec la plus vive impatience ; le chasseur s’était consciencieusement acquitté des commissions que le comte lui avait données ; tout en apparence avait réussi à ses souhaits ; un logement confortable était préparé pour la compagnie ; l’agent français avait été tout miel et s’était mis de la façon la plus galante et la plus charmante à la fois à la disposition du chasseur pour tout ce qu’il pourrait désirer. Cependant celui-ci n’était pas satisfait. Sans raison plausible, sans que rien vînt en apparence démentir ces témoignages de bonne fraternité, Valentin, par un de ces pressentiments que Dieu envoie à ceux qu’il aime ou qu’il veut sauvegarder, sentait que toute cette aménité cachait un piége ; les lèvres souriaient, il est vrai, mais les sourcils restaient froncés et les fronts ridés.

Le général Guerrero, tout en témoignant de la joie de voir arriver la compagnie, et en se mettant aux ordres du chasseur, s’était sous différents prétextes obstiné à demeurer à Hermosillo, au lieu de venir recevoir, ainsi qu’il l’aurait dû, la compagnie à Guaymas, d’abord en qualité de gouverneur de sa province, ensuite comme membre de la société, deux raisons plus que suffisantes pour motiver son dérangement.

Valentin était donc fort inquiet, et cela d’autant plus que tout en sentant qu’un orage se formait, il ne pouvait prévoir d’où il viendrait ; aussi demeurait-il une grande partie du jour les yeux fixés sur la mer, épiant avec anxiété chaque voile qui apparaissait à l’horizon, espérant à chaque instant voir arriver son ami, supposant avec quelque apparence de raison que la présence du comte et de ses braves compagnons suffirait pour imposer silence à ceux qui cherchaient à lui nuire, d’autant plus que la masse de la population, non-seulement n’était pas hostile à l’expédition, mais au contraire paraissait fort bien disposée à son égard.

Les choses en étaient là lorsqu’un matin que, selon sa coutume, Valentin se préparait à se rendre à son observatoire — c’est ainsi qu’il nommait le rocher sur lequel il se tenait pendant des journées entières, — don Antonio Pavo et le colonel Florès entrèrent tout effarés dans le cuarto qui lui servait d’habitation en criant, en gesticulant et en répétant tous deux à la fois :

— Les voilà ! les voilà ! ils arrivent ! ils arrivent !

— Qui ? leur demanda Valentin, qui n’osait encore ajouter foi à une aussi heureuse nouvelle.

El conde ! el conde !

— Dans une heure, au plus tard, il sera ici, fit don Antonio.

— Peut-être avant, appuya le colonel.

— Nous allons au-devant de lui.

— Et moi aussi, s’écria Valentin.

Ils sortirent.

La nouvelle s’était répandue avec la rapidité d’une traînée de poudre.

Guaymas était en fête.

Immédiatement, sans qu’aucun ordre eût été donné par les autorités de la ville, les maisons s’étaient subitement trouvées pavoisées, et cela d’autant plus facilement que quelques jours plus tard on devait célébrer la Fête-Dieu, et que tous les pavois étaient prêts.

Les habitants, revêtus de leurs plus beaux habits, les Indiens hiaquis, dont un grand nombre se louent comme ouvriers et domestiques aux particuliers, tout ce monde, enfin, se hâtait, courait et se bousculait vers la plage en criant, en riant, en chantant et en poussant des hurras à n’en plus finir.

C’était réellement un spectacle curieux que celui de cette foule qui se précipitait joyeuse vers ces quelques Français dont, avec cet instinct intelligent qui partout caractérise les masses, elle avait deviné les bonnes intentions à son égard.

Les autorités de la ville suivaient le mouvement de la population, mais il était facile de deviner qu’elles n’agissaient pas par leur propre volonté, et qu’elles venaient plutôt entraînées par l’opinion publique qu’obéissant à leur libre arbitre.

Lorsque Valentin et les deux hommes qui, bon gré malgré, s’étaient faits ses compagnons, arrivèrent sur la plage, elle était déjà envahie par la population tout entière.

À quelques encâblures au large, on apercevait distinctement le bâtiment sur lequel se trouvait la compagnie ; il s’avançait majestueusement, poussé par une bonne brise, légèrement incliné sur le flanc ; il avait ses perroquets hauts et ses basses voiles carguées, ce qui permettait d’apercevoir ses gaillards couverts de monde.

Lorsque le navire eut un peu dépassé l’île del Venado, mouillage ordinaire des gros bâtiments, il vint au lof, amena ses perroquets et ses huniers, qu’il cargua du même coup et brassa carré ; alors il laissa tomber son ancre, puis il amena son grand foc et cargua la brigantine.

Il était mouillé.

Valentin sauta, d’un mouvement brusque, dans une pirogue, et avant que don Antonio ni le colonel pussent le suivre, il avait poussé au large.

Sans paraître remarquer les signes que lui faisaient ses compagnons, le chasseur s’éloigna rapidement dans la direction du navire, vigoureusement aidé par l’homme qui se trouvait avant lui dans la pirogue et qui n’était autre que Curumilla.

En quelques minutes, ils atteignirent le navire.

Louis les avait aperçus de loin, de sorte que lorsqu’ils accostèrent, ce fut lui qui les reçut et les aida à monter à bord.

Avant même d’embrasser son frère de lait ou seulement de lui serrer les mains, Valentin se retourna et lança un regard perçant vers la plage.

— Bon ! fit-il, ils n’ont pas encore trouvé d’embarcation ; tiens, frère, descendons dans ta chambre : j’ai à te parler sans retard.

— Laisse-moi au moins te dire bonjour, répondit Louis en souriant.

— Viens ! nous n’avons pas un instant à perdre.

Le comte regarda le chasseur : la figure de celui-ci était grave. Louis comprit qu’en effet il devait avoir d’importantes nouvelles à lui communiquer. Il ne résista pas davantage ; il donna en quelques mots ses ordres à un de ses officiers, afin de tout préparer pour le débarquement, et il suivit son frère de lait, qui l’attendait un pied sur l’iloire du panneau de la chambre.

Louis le fit entrer dans le modeste réduit qui lui avait servi d’appartement pendant la traversée ; arrivé là, il voulut fermer la porte.

— Non, fit Valentin en l’arrêtant, laisse-la ouverte, au contraire ; de cette façon nous verrons ceux qui viendront.

— À ton aise, parle.

— Je n’ai que deux mots à te dire, mais deux mots dont je t’engage à faire ton profit.

— Sois tranquille.

— Tu as des ennemis puissans, ici ; qui sont-ils, je l’ignore, mais il y a contre toi une sourde malveillance.

— Que me dis-tu là ?

— Une chose dont je suis sûr.

— Mais, mon ami, quels que soient ces ennemis, je n’ai rien à redouter d’eux ; mes papiers sont parfaitement en règle, ma concession est claire, enregistrée avec soin ; j’ai non-seulement l’autorisation, mais encore l’appui du gouvernement, je n’agis que d’après des ordres formels, je ne crains rien.

— Frère, répondit sentencieusement Valentin, quand on a affaire aux Mexicains, il faut toujours craindre une trahison ; je les connais de longue date, et malheureusement je sais à quoi m’en tenir là-dessus avec eux.

— Tu m’effraies !

— Non, je t’avertis, voilà tout ; c’est à toi d’être constamment sur tes gardes.

— Sais-tu que je réponds devant Dieu de la vie de tous ces braves gens qui se sont confiés à moi ?

— Voilà pourquoi je te conseille d’être prudent et de ne te confier à qui que ce soit ; il y a surtout deux hommes dont je te recommande de te méfier.

— Leurs noms ?

— Don Antonio Pavo, et le colonel don Francisco Florès.

Don Luis ne put retenir un geste d’étonnement, et regardant son ami en face.

— Mais ce n’est pas possible ! s’écria-t-il, tu te trompes.

— Parce que ?

— Pardieu, parce que ces deux hommes, dont l’un est l’agent du gouvernement français ici, et l’autre le délégué des actionnaires de l’Atrevida, font tous deux partie de la Société, que je leur suis recommandé particulièrement, et que même j’ai des lettres pour eux.

— Tout ce que tu voudras ; mais je te certifie que ces deux hommes te trahissent.

— As-tu quelque preuve ?

— Aucune.

— Comment le sais-tu, alors ?

— Je ne le sais pas, pourtant j’en suis sûr. Crois-moi, frère : tu sais que je me trompe rarement.

Louis hocha tristement la tête.

— Tout cela est étrange ! dit-il.

En ce moment un homme se pencha sur le panneau, et une voix prononça ce seul mot :

— Espions ! assez bas, mais cependant de façon à être entendu des deux hommes.

— Hein ? s’écria Louis en tressaillant.

— Rien, répondit Valentin, c’est Curumilla qui nous avertit que nos deux hommes arrivent. Remontons, il ne faut pas qu’ils se doutent que nous avons des soupçons ; examine attentivement ces individus, lorsque tu te trouveras en leur présence, et je suis certain que tu te rangeras à mon opinion après ; viens, remontons.

Louis ne répondit pas.

Ils remontèrent ; Valentin quitta son ami dès qu’ils furent sur le pont.

— Je retourne à terre, dit-il, tu me trouveras sur la plage.

Puis le chasseur s’affala dans sa pirogue que Curumilla, afin de ne pas être remarqué, avait fait filer à l’arrière, sous le couronnement ; l’embarcation déborda pour regagner la plage, juste au moment où le colonel et don Antonio accostaient à tribord et mettaient le pied sur le pont du navire.

Nul peuple ne possède à un degré aussi éminent que le peuple mexicain les raffinements de la politesse et de la plus gracieuse galanterie ; ils savent, par leurs manières félines et doucereuses, lorsqu’ils le veulent, séduire et charmer les personnes qu’ils ont intérêt à tromper.

Malheureusement, malgré tous les efforts qu’ils firent et toutes les câlineries qu’ils employèrent pour convaincre don Luis de leur sincérité et de leur profond attachement pour lui, don Antonio et son compagnon avaient des dehors si peu attrayants, on lisait si bien sur leurs visages les honteuses passions qui les minaient, qu’ils en furent pour leurs frais d’amabilité.

Ainsi que Valentin l’en avait averti, à l’approche de ces deux hommes le comte avait malgré lui éprouvé un sentiment de répulsion tellement fort qu’il fut obligé de se faire violence pour ne pas leur laisser deviner l’effet qu’ils avaient produit sur lui.

Le comte cependant jugea prudent de feindre d’être leur dupe afin de profiter des fautes que la sécurité qu’il leur donnerait leur ferait commettre, et tirer d’eux tous les renseignements dont plus tard il pourrait avoir besoin.

Il répondit donc à leurs avances et à leurs offres de service avec une effusion et un laisser-aller si parfaitement joués qu’il parvint à tromper ces trompeurs émérites qui le crurent complétement leur dupe.

À peine le comte était-il arrivé en Sonora, il n’avait pas encore mis le pied à terre que déjà il lui fallait commencer son apprentissage de diplomate et lutter de ruses et de mensonges avec des gens chez lesquels il devait au contraire s’attendre à trouver la plus franche amitié et le dévouement le plus absolu, rude tâche pour un caractère aussi loyal et aussi foncièrement honnête que celui du comte ; mais le succès de l’expédition dépendait de son adresse et de la finesse avec lesquelles il déjouerait les piéges qui seraient incessamment tendus sous ses pas ; il le comprit, et bien qu’à contrecœur, il en prit son parti.

La raison d’État était toute puissante ; il fallait réussir.

Après avoir causé assez longtemps avec les deux hommes, le comte voyant que tout était enfin prêt pour descendre à terre, donna l’ordre du débarquement.

Immédiatement les aventuriers s’installèrent avec un ordre admirable dans les chaloupes amenées du port pour les recevoir, les bagages furent placés sur les chalands, et au commandement de : Pousse ! articulé d’une voix ferme par le comte, la petite flotille déborda du navire et s’avança en bon ordre vers le rivage, aux acclamations de la foule entassée sur la grève et au bruit de toutes les cloches de la ville sonnant à grande volée, en signe de réjouissance.