Amyot (p. 230-243).
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XV

LE DÉPART.


Les émigrations françaises, en Amérique ou ailleurs, ont rarement, ou plutôt, pour être plus vrai, n’ont jamais réussi.

D’où cela provient-il donc ? Le Français est brave jusqu’à la témérité, intelligent, travailleur ; il rit et chante toujours, supportant avec la plus grande philosophie les plus rudes coups du sort et se confiant insoucieusement dans l’avenir. Tout cela est vrai ; mais le Français n’est pas colonisateur, c’est-à-dire qu’en tout, pour tout et partout, il est et demeure Français et ne veut pas être autre chose.

L’émigrant français, lorsqu’il quitte son pays, conserve toujours, non-seulement le désir, mais l’intention de le revoir un jour, tous ses efforts tendent à acquérir la somme nécessaire à retourner dans la ville ou le village où il est né ; n’importe où le hasard le mène, il se considère toujours comme voyageur et non comme habitant ; quelle que soit la position qu’il parvienne à se faire, ses yeux se fixent incessamment vers la France, le seul pays dans son opinion où l’on puisse mourir et vivre heureux.

Infatué à tort ou à raison de sa nationalité, ne consentant jamais à faire les plus minimes concessions aux habitudes, aux croyances on aux mœurs des peuples, avec lesquels il est provisoirement forcé de vivre, les estimant comme bien au-dessous de lui en intelligence et en civilisation, le Français passe à travers les nations étrangères les lèvres plissées par un sourire ironique, le regard moqueur en haussant les épaules avec dédain à tout ce qu’il voit, sans chercher à s’en rendre compte, préférant un sarcasme à une bonne leçon.

Aussi arrive-t-il généralement que le Français, non-seulement n’est pas aimé, mais encore, malgré son caractère bon et serviable, franc et ouvert, est presque détesté à l’étranger.

À San-Francisco, l’émigration française, sans liens entre elle, composée d’individus de toutes sortes, qui se fuyaient ou cherchaient à se nuire, au lieu de se réunir, de s’aider et de se soutenir, était, nous devons l’avouer, fort peu estimée des Américains, ces colonisateurs par excellence. Seuls, quelques hommes énergiques avaient su individuellement faire respecter le nom français.

L’expédition du comte de Prébois-Crancé fut donc, sons tous les rapports, un bienfait pour nos malheureux compatriotes, d’abord en les délivrant de l’affreuse misère qui les enserrait dans ses griffes de fer, ensuite en les relevant à leurs propres yeux et à ceux des aventuriers de tous les pays, que, selon l’énergique expression américaine, le mineral yellow fever, c’est-à-dire la fièvre jaune métallique, avait attirés dans ces parages.

L’entreprise du comte eut pour résultat de constituer fortement et rendre respectable la colonie française, si méprisée dans le principe, et que maintenant les Américains commençaient sourdement à jalouser et à envier.

L’enrôlement de la compagnie française, pour l’exploitation des riches placeres de l’Apacheria, était la nouvelle importante du jour ; partout on en parlait ; nombre d’aventuriers brûlaient de faire partie de l’expédition et employaient tous les moyens pour se faire accepter.

Mais nous l’avons dit, le comte de Prébois-Crancé s’était, à cet égard, tracé une ligne de conduite dont il ne déviait pas.

La principale condition à l’enrôlement était la qualité de Français ; aussi Dieu sait combien de pauvres diables furent repoussés par le comte ! et combien de haines terribles il amoncelait sur sa tête ; mais peu lui importaient les criailleries et les réclamations de ceux qu’il évinçait ainsi ; il continuait imperturbablement son œuvre. Aussi, nous l’avons dit, lorsque Valentin arriva à San-Francisco, la compagnie était presque complète et composée d’hommes d’élite.

Le chasseur apprit avec le plus grand plaisir ces nouvelles de la bouche de son ami.

— Eh ! lui dit-il, tu n’a pas perdu de temps ?

— N’est-ce pas.

— Parbleu ! en moins de deux mois, constituer une société minière, former une compagnie, il est impossible d’aller plus vite ; je te félicite, cordieu ! de tout mon cœur.

— Merci. Du reste, malgré tout, sans toi rien n’était fait ; car, remarque ceci, Valentin, c’est que bien que dans l’Atrevida, ainsi se nomme ma société, je compte comme actionnaires les plus riches capitalistes et les hommes les mieux posés du Mexique, aucun d’eux ne m’aurait avancé un ochavo pour payer les frais d’organisation, que je suis tenu de faire seul.

— Manière commode, frère ; tu as affaire à des actionnaires madrés.

— Tant mieux ! je leur prouverai bientôt qu’ils ont eu tort de ne pas avoir en moi toute la confiance que je mérite.

— Ce sera bien fait pour eux, j’approuve cette manière de te venger. Mais dis-moi ?…

— Quoi ?

— Parmi tes actionnaires, comptes-tu des hommes influens ?

— Qu’entends-tu par hommes influens ?

— Dame ! j’entends des hommes dont la position politique t’offre une garantie certaine contre les ennuis que l’on cherchera inévitablement à te créer là-bas pour entraver le succès de ton entreprise et la faire péricliter.

— Je ne crains rien de pareil.

— Tant mieux.

— Juges-en toi-même ; j’ai au nombre de mes actionnaires le ministre de France à Mexico, le consul français à Guaymas, le gouverneur de la Sonora, et que sais-je encore.

— N’as-tu pas dit le gouverneur de la Sonora ?

— Oui.

— Ah ! ah ! ah !

— Eh bien ?

— Rien, rien.

— Si, tu as quelque chose, parle.

— Au fait, pourquoi en ferais-je un mystère ? Connais-tu ce gouverneur ?

— Ma foi non ; je sais seulement qu’il est colossalement riche, qu’il se nomme don Sebastian Guerrero, et qu’il est général.

— Voilà tout ?

— Oui.

— Eh bien ! si tu crois ne pas le connaître, tu te trompes.

— Bah !

— Oui ; tu lui as même, à ce qu’il paraît, rendu un grand service.

— Tu plaisantes ; jamais je ne l’ai vu.

— Eh bien ! voilà où est l’erreur ; tu l’as vu si bien que, en digne chevalier errant que tu es, tu l’as, il paraît, arraché des mains des mécréans.

— Voyons, parlons sérieusement.

— Je ne demande pas mieux ; en un mot, tu as sauvé la vie à lui et à sa fille.

— Moi ! tu es fou.

— Pas le moins du monde ; de sorte que le père et surtout la jeune fille, qui, entre nous, est charmante, conservent de toi le plus touchant souvenir.

— Qui diable a pu te faire cette belle histoire ?

— Pardieu ! le général lui-même.

— Ceci est fort, par exemple.

— Voyons, réfléchis un peu : il y a trois ou quatre ans, je ne sais pas trop au juste, en sortant de Guadalajara, je crois, n’as-tu pas…

— Attends donc, fit vivement le comte : il serait étrange que la personne que je sauvai effectivement alors fût la même…

— Étrange ou non, c’est elle.

— Eh ! mais ceci est fort bon pour nous, alors.

— Parbleu ! nous avons un ami influent qui nous défendra unguibus et rostro envers et contre tous : c’est charmant. Définitivement le ciel se déclare pour nous.

— Et je ne savais pas les Mexicains doués d’une aussi bonne mémoire.

— Je crois que, dans le cas présent, la mémoire est plutôt du côté des Mexicaines.

— Peu importe, cette circonstance est de favorable augure.

— J’espère que tu en profiteras ?

— Le plus possible.

— Bravo ! maintenant que voilà tes affaires réglées ou à peu près, quand comptes-tu te mettre en mouvement ?

— J’ai encore certaines dispositions à prendre, je ne pourrai guère quitter San-Francisco avant dix jours.

— À quoi puis-je t’être bon ?

— Ici à rien, là-bas à beaucoup.

— C’est-à-dire…

— Es-tu fatigué ?

— Fatigué de quoi ?

— Dame ! d’avoir couru à cheval, ainsi que tu le fais depuis quelque temps.

— Une fois pour toutes, et que cela soit bien convenu entre nous, souviens-toi que je ne me fatigue jamais.

— Bon ! alors tu peux me rendre un service ?

— Lequel ?

— Je ne puis partir avant dix jours, c’est vrai, mais toi, au lever du soleil, tu peux être en selle, n’est-ce pas ?

— Parfaitement.

— Il s’agirait de retourner par terre en Sonora, afin de porter trois lettres que je te remettrai, une pour don Antonio Pavo, agent consulaire à Guaymas, l’autre pour le gouverneur de la Sonora, et la troisième pour un certain chasseur canadien que tu trouveras probablement à l’hacienda del Milagro, aux environs du Tépic.

— Je trouverai. C’est tout ?

— Oui ; tu comprends que je ne veux pas arriver là-bas sans que rien soit préparé pour me recevoir.

— Tu as raison. Ainsi, je pars…

— Demain.

— C’est-à-dire ce matin : il est deux heures.

— C’est ma foi vrai ! Comme le temps passe !

— Où t’attendrai-je ?

— À Guaymas.

— C’est entendu ; écris tes lettres pendant que Curumilla et moi nous sellerons nos trois chevaux.

— Est-ce que tu emmènes ton Espagnol ?

— Oui, il me sera utile là-bas.

— Comme tu voudras.

Valentin et Curumilla sortirent ; Louis commença ses lettres.

Valentin, après avoir sellé les chevaux, s’était fait conduire à la chambre où don Cornelio était couché. Nous devons rendre à l’Espagnol cette justice de reconnaître qu’il opposa la plus opiniâtre résistance au chasseur, et que ce ne fut que de guerre lasse et vaincu par la force qu’il consentit à quitter le lit où il dormait si bien et à se lever. Enfin, lorsque Valentin fut parvenu, moitié par persuasion, moitié en le portant presque, à le mettre à cheval et à le confier à Curumilla, il rentra dans la salle où il avait laissé son frère de lait.

Les lettres étaient terminées.

Valentin les prit.

— Maintenant, frère, dit-il, au revoir et bonne chance !

Les deux hommes se tinrent longtemps et affectueusement embrassés.

Louis connaissait trop bien le chasseur pour essayer de le faire consentir à prendre quelques heures de repos. Il l’accompagna jusqu’à la porte ; arrivés là, les quatre hommes échangèrent un dernier adieu, puis, sur un signe de Valentin, les chevaux partirent à fond de train.

Ils ne tardèrent pas à disparaître dans la nuit mais le bruit de leurs pas résonna assez longtemps sur la terre durcie.

Louis demeura immobile sur le seuil de la porte tant que le moindre bruit de cette course arriva à ses oreilles, puis il rentra en murmurant :

— Il faudrait être maudit de Dieu, pour ne pas réussir avec des amis aussi dévoués.

Le comte travailla toute la nuit, sans songer à prendre une seconde de repos.

Le soleil était haut déjà sur l’horizon que Louis, toujours courbé sur la table devant laquelle il était assis, entassait encore chiffres sur chiffres.

La porte de la chambre s’ouvrit, et le personnage que nous avons vu la veille causer intimement avec le comte entra.

Louis se retourna au bruit ; en reconnaissant le visiteur un sourire dérida son visage austère.

— Soyez le bienvenu, monsieur le consul, dit-il gaiement, en lui tendant une main que celui-ci serra, vous ne pouviez arriver dans un meilleur moment ; venez-vous me demander à déjeuner ?

— Ma foi, oui, mon cher comte, d’autant plus que j’ai à causer sérieusement avec vous.

— Tant mieux alors, je vous conserverai plus longtemps ; prenez un siége ; veuillez m’excuser de me laisser surprendre ainsi, mais j’ai passé la nuit à mettre en ordre toutes ces paperasses. Le diable soit de celui qui a inventé l’écriture et la comptabilité.

Le consul, car ce personnage n’était autre que le représentant de la France en Californie, s’assit en souriant, et sur l’ordre du comte, un appétissant déjeuner fut servi presque instantanément.

Les deux convives se placèrent en face l’un de l’autre, et commencèrent une attaque vigoureuse contre les mets étalés sur la table :

— Eh bien ! demanda Louis au bout d’un instant, quelles nouvelles ?

— Mauvaises, répondit le consul.

— Ah ! ah ! ce brave Jonathan[1] crie, n’est-ce pas ?

— Plus fort que jamais.

— Voyez-vous cela ! et pourquoi, s’il vous plaît ?

— Vous devez vous en douter.

— À peu près ; mais c’est égal, dites toujours.

— Vous n’ignorez pas que vous vous êtes fait beaucoup d’ennemis ici.

— Que voulez-vous ! ce n’est certes pas ma faute.

— C’est vrai ! Or, ces ennemis se remuent, ils crient, ils clabaudent.

— À propos de quoi ?

— Pardieu ! tout leur est bon ; vous savez que lorsqu’on veut on trouve toujours à mordre ; donc, ils disent que l’expédition avortera, que vous êtes réduit aux expédients, que vous ne savez plus comment sortir de la position dans laquelle vous vous trouvez.

— Est-ce tout ?

— Non. Ils ajoutent que vous avez contracté des dettes énormes, que jamais vous ne parviendrez à liquider.

— Tiens, tiens, tiens !

— Vous comprenez que ces calomnies produisent un fort mauvais effet.

— Pardieu !

— Je suis donc venu vous trouver, mon cher comte ; je ne suis pas riche, malheureusement, cependant je puis en ce moment disposer d’une vingtaine de mille piastres ; je suis actionnaire de la Compagnie ; c’est donc pour moi un devoir de lui venir en aide, et ma foi, je viens tout franchement vous offrir cet argent, qui vous aidera toujours un peu.

Le comte tendit cordialement la main à son convive.

— Merci, lui dit-il avec une émotion contenue, touché par la délicatesse de ce procédé si noble et si généreux.

— Oui, continua le consul, en fouillant à sa poche et en tirant une liasse de billets, il faut imposer silence à ces drôles. Tenez, voici la somme complète.

Et il tendit les billets au comte ; celui-ci les repoussa doucement avec un sourire.

— Vous vous êtes mépris sur le sens de la parole que j’ai prononcée, monsieur le consul, dit-il ; je vous ai dit merci, non pas parce que j’accepte votre offre généreuse, mais parce qu’elle me prouve l’estime que vous faites de moi.

— Cependant… insista le consul.

— Merci, vous dis-je ; toutes mes dettes seront payées avant une heure. J’ai en ce moment chez moi près de deux cent mille piastres.

Le consul le regardait avec des yeux ébahis.

— Mais hier ? fit-il.

— Oui, interrompit vivement le comte ; hier, je n’avais rien ; aujourd’hui, je suis riche. Je vais vous expliquer ce miracle bien simple.

Lorsque le comte eut terminé son récit, le consul lui serra joyeusement la main.

— Vive Dieu ! dit-il, vous ne savez, mon cher comte, quel plaisir vous me faites en ce moment ; vous avez de bons amis.

— Au nombre desquels vous êtes, monsieur le consul.

— Oh ! moi, répondit-il avec une fine bonhomie qui était un des points saillans de son caractère, ce n’est pas étonnant, ne suis-je pas un de vos actionnaires ?

Aussitôt le déjeuner terminé, le comte se mit en devoir d’aller satisfaire ses créanciers, ou plutôt ceux de la compagnie, afin d’ôter tout prétexte à la malveillance et de fermer la bouche aux envieux.

Du reste, ri le comte et son expédition étaient bien attaqués, ils étaient aussi bien et chaudement défendus.

La presse française en Californie donna alors un bel exemple de patriotisme et d’indépendance en soutenant, envers et contre tous, le comte de la façon non-seulement la plus énergique, mais encore la plus spirituelle.

Nous constaterons en passant que les quelques journalistes français, que l’esprit d’aventure avaient à cette époque amenés à San-Francisco, avaient su, grâce à leur conduite noble et désintéressée, porter haut le nom français et le faire respecter de tous : ce qui alors était d’autant plus beau de leur part, qu’il leur fallait résister héroïquement à des enivrements continuels et à des obsessions de toutes sortes.

Nous sommes heureux d’adresser ici ce juste tribut d’éloges à des hommes modestes, intègres et pleins de talent, qui pour la plupart ont été fort mal récompensés de leurs efforts pour faire le bien, et dont plusieurs sont morts courageusement sur la brèche.

Le comte ne perdit pas un instant pour prendre ses derniers arrangements et enrôler les quelques hommes qui lui manquaient encore.

Enfin, ainsi qu’il l’avait dit à Valentin en le quittant, dix jours s’étaient à peine écoulés depuis leur entrevue nocturne que tous les préparatifs étaient terminés, et la compagnie n’attendait plus qu’un moment favorable pour s’embarquer et partir.

Ce fut un grand jour pour San-Francisco, que celui où la compagnie française s’embarqua pour la Sonora !

L’Américain du nord, sous son apparence froide et compassée, cache un cœur chaud et prompt à l’enthousiasme.

Lorsque les Français montèrent dans les chaloupes qui devaient les conduire à bord du navire destiné à les transporter à Guaymas, pour un instant, et comme par enchantement, toutes les haines se turent, et une foule enthousiaste, groupée sur le môle, les accompagna de ses vivats et de ses souhaits de bon succès, en frappant des mains et en frisant voler en l’air les chapeaux et les mouchoirs.

Le comte, comme c’était son devoir, s’embarqua le dernier ; plusieurs de ses amis, au nombre desquels se trouvait le consul, lui tenaient compagnie.

Au moment de sauter dans la chaloupe qui l’attendait, le comte se retourna, et serrant une dernière fois la main du consul :

— Adieu, lui dit-il ; je réussirai, ou la Sonora sera mon tombeau.

— Au revoir, mon ami, répondit celui-ci ; au revoir, et non pas adieu ! vous réussirez, j’en suis convaincu.

— Dieu le veuille ! murmura Louis en sautant dans la chaloupe et en secouant mélancoliquement la tête.

Un formidable hourra s’éleva de la foule ; le comte salua en souriant et la chaloupe partit.

Une heure plus tard, les voiles blanches du navire qui portait les aventuriers n’apparaissaient plus que comme une aile d’alcyon à l’horizon.

Le consul, qui, jusqu’au dernier moment, était demeuré sur le bord de la mer, regagna lentement sa demeure en murmurant à part lui.

— Quoi qu’il arrive, cet homme ne sera jamais un aventurier, c’est un héros ! Il a plus de génie que Cortez ; sera-t-il aussi heureux ?




  1. Surnom donné aux Américains du Nord.