Amyot (p. 218-230).
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XIV

LE RETOUR DE VALENTIN.

Ainsi que nous l’avons dit plus haut, en entendant frapper à la porte de la maison dans laquelle il se trouvait, le comte s’était redressé.

— Qui peut venir à cette heure ? murmura-t-il ; je n’attends personne.

Et il se dirigea vers la porte, qu’il ouvrit.

Deux hommes entrèrent, enveloppés dans les larges plis de leurs manteaux ; l’obscurité qui régnait dans la chambre empêchait don Luis de distinguer leurs traits, à demi cachés, du reste, par les ailes de leurs sombreros en poil de vigogne.

— Bonsoir, messieurs, leur dit-il ; qui êtes-vous et que me voulez-vous ?

— Oh ! oh ! répondit un des nouveaux venus en riant, voilà, sur ma foi, une sèche réception.

Don Luis tressaillit au son de cette voix, qu’il reconnut aussitôt.

— Valentin ! s’écria-t-il avec émotion.

— Pardieu ! fit gaiement celui-ci en jetant son manteau, me croyais-tu mort, par hasard ?

— Et moi, señor don Luis, ne me reconnaissez-vous pas ? dit le second personnage en se débarrassant aussi de son manteau.

— Don Cornelio ! Mon ami, soyez le bien-venu.

— À la bonne heure ! reprit Valentin, nous commençons enfin à nous entendre ; ce n’est pas malheureux. Est-ce que tu allais sortir ?

— Oui, mais pour rien de bien urgent.

— Je ne te dérange pas, alors ?

— Au contraire, mets-toi à ton aise et causons.

— Je ne demande pas mieux.

— As-tu soupé ?

— Ma foi non, pas encore, et toi ?

— Ni moi non plus, cela tombe à merveille ; nous souperons ici en petit comité ; de cette façon nous pourrons dire ce que bon nous semblera, sans craindre les indiscrets, à moins que tu ne préfères aller à l’hôtel.

— Moi ? du diable si j’en fais rien ; soupons ici, non ami, nous serons mieux de toutes les façons.

— C’est aussi ce que je pensais ; laisse-moi donner quelques ordres, et je suis à toi.

Louis sortit.

— Ouf ! fit Valentin en s’étalant sur un fauteuil, je commence à être fatigué, et vous, don Cornelio ?

— Moi ! répondit celui-ci avec un soupir, je ne puis plus remuer ni bras, ni jambe ; je marche comme un somnambule.

— Bah ! vous, un gaillard si solide !

— Solide, solide ; tant que vous le voudrez ; savez-vous qu’il y a sept nuits que nous ne nous sommes couchés et que nous n’avons dormi ?

— Vous croyez ? fit négligemment le Français.

Capa de Dios ! si je le crois ? j’en suis sûr ; à preuve que, pendant ces sept jours nous avons fait trois cents lieues et que nous avons crevé dix chevaux.

— C’est ma foi vrai, tout autant.

— Ah ! vous voyez…

— C’est vrai. Eh bien, que concluez-vous de cela ?

— Dame ! que vous étiez pressé.

— Et cependant, malgré toute notre diligence, notre ami trouve que nous avons été trop lents.

— Ma foi, je vous avoue alors qu’il n’est pas raisonnable.

— Mais est-ce que nous allons laisser le chef croquer le marmot à la porte ?

— Au fait, je n’y songeais plus, moi, fit Valentin en se levant.

Et il se dirigea vers la porte.

Au même instant, Curumilla parut d’un côté pendant que don Luis rentrait de l’autre, précédant plusieurs domestiques.

Louis posa les flambeaux qu’il tenait à la main sur la table, et se tournant vers son ami :

— Où vas-tu ? lui demanda-t-il.

— J’allais à la recherche de Curumilla, que j’avais laissé à la garde des chevaux. Mais le voilà.

— Ne t’occupe pas de tes animaux, j’ai donné des ordres.

— À table alors, car je meurs de faim ; il y a seize heures que moi et mes compagnons nous n’avons mangé.

Louis ne répliqua pas. Les quatre hommes s’assirent autour de la table, qui avait été abondamment garnie de plats de toutes sortes.

Le repas commença ; les convives mangèrent assez longtemps sans échanger une parole. Les arrivants avaient un impérieux besoin de réparer leurs forces.

Enfin, lorsque la première faim fut un peu apaisée, Valentin se versa à boire, et, s’adressant à son frère de lait, il entama l’entretien :

— Eh ! Louis, lui dit-il, sais-tu que tu n’es pas difficile à trouver dans cette diable de ville ? Il paraît que ta réputation est énorme !

— Comment cela ? fit Louis en souriant.

— Pardieu ! tout le monde connaît ton adresse ; on ne te nomme que le général. Je n’ai pas eu besoin de demander beaucoup de renseignements pour arriver ici, chacun s’offrait à m’y conduire ; il paraît que cela va bien, hein ?

Le comte sourit doucement ; mais avant de répondre, il fit signe aux domestiques qui servaient de sortir, puis lorsque la porte se fut refermée sur eux :

— Cela va très-bien, dit-il, mais maintenant que te voilà arrivé, cela ira mieux encore.

— Ah ! ah ! tu crois, fit Valentin, en dégustant en amateur le bordeaux contenu dans son verre.

— Je l’espère.

— Eh bien ! tu ne te trompes pas, frère, moi aussi je l’espère.

Louis fit un mouvement de joie.

— Tu as bien tardé à venir, dit-il.

— Tu trouves ?

— Si tu savais avec quelle impatience je t’attendais.

— Je m’en doute ; mais, mon ami, crois-le bien, quand je t’aurai raconté ce que j’ai fait, une seule chose t’étonnera, c’est que je sois déjà ici.

— Que veux-tu dire ?

— Patience ! explique-moi d’abord ce que tu as fait depuis notre séparation. Mais un mot auparavant, as-tu des lits pour nous ?

— Oui.

— Eh bien ! puisque le souper est fini, par pitié pour don Cornelio, qui dort là dans son fauteuil, fais le conduire à un lit où il puisse se reposer tout à son aise ; il en a besoin, je t’assure.

— Le fait est, balbutia l’Espagnol, que malgré tous mes efforts pour les tenir ouverts, je sens mes yeux qui se ferment.

Louis s’était levé ; sur un signe de lui, un domestique s’empara de don Cornelio et l’emmena avec lui.

Curumila avait allumé son calumet et fumait silencieusement.

— À nous deux, dit Valentin.

— Mais le chef, observa Louis, ne veut-il pas se reposer.

— Ne t’occupe pas de lui, il est de fer ; mais si par hasard le sommeil le prend, ne t’en inquiète pas, il s’étendra dans un coin de cette chambre, et tout sera dit.

— Bon, très-bien ! alors, écoute-moi.

— Je suis tout oreilles.

Louis, sans se faire prier davantage, donna à son ami une explication détaillée de tout ce qu’il avait fait depuis son retour à San-Francisco.

Le récit fut long, car le comte avait bien des choses à dire. Valentin l’écouta avec la plus grande attention, sans l’interrompre une seule fois. La nuit était fort avancée déjà lorsque Louis termina enfin son récit.

Curumilla fumait toujours.

Lorsque le comte se fut arrêté, il y eut un moment de silence.

Enfin Valentin prit la parole :

— Tu as fait des miracles, dit-il, tu as accompli l’impossible.

— Alors tu es content de moi ?

— Je t’admire ! tu as déployé dans toute cette affaire une énergie et une intelligence incroyables ; maintenant, arrivons à la question financière.

— Oui, c’est la question sérieuse en ce moment ; malheureusement celle-là ne sera peut-être pas aussi facile à vider que les autres.

— Qui sait ? Ainsi tu dois beaucoup d’argent ?

— Une somme énorme.

— Oh ! oh !

— Dame ! tu comprends… j’avais tout un matériel à acheter.

— C’est juste. Et tu possédais ?

— Tu le sais, rien.

— Rien ! hum ! le compte est clair… Alors, tu dois tout ?

— À peu près.

— Tes comptes sont-ils en règle ?

— Pardieu ! puisque je n’attendais que toi pour partir.

— Voyons.

Louis ouvrit un tiroir, dont il tira plusieurs papiers couverts de chiffres qu’il étala sur la table en étouffant un soupir.

— Pourquoi soupires-tu ? lui demanda Valentin.

— Parce que je suis inquiet.

— Inquiet de quoi ?

— Du paiement, parbleu !

Valentin sourit.

— Bah ! fit-il, voyons toujours !

Le comte se pencha sur les papiers.

— Que fais-tu ? dit Valentin.

— Je calcule.

— À quoi bon ? Dis-moi seulement les totaux, cela ira plus vite.

— Tu as raison ; dix-sept mille cinq cent trente-trois piastres six réaux.

— Bien, répondit Valentin, qui, avec un crayon, inscrivait la somme sur une feuille volante ; après ?

— Vingt et un mille deux cent sept piastres cinq réaux.

— Très-bien ; ensuite ?

— Douze mille huit cent vingt-trois piastres.

— Pas de réaux ?

— Non.

— Continue.

— Sept mille six cent soixante-quinze piastres six réaux.

— Six réaux, fort bien ; ensuite ?

— C’est tout.

— Comment, pas davantage ?

— N’est-ce donc pas assez ?

— Je ne dis pas cela, mais de la façon dont tu parlais, je m’attendais à un chiffre formidable.

— Celui-ci ne l’est-il donc point ?

— Pas trop. Enfin, additionnons.

— Cela est bien facile ; vois : total, cinquante-neuf mille deux cent trente-neuf piastres sept réaux.

— Sept réaux ; le total est juste. N’as-tu pas quelques menus frais à ajouter en sus ?

— Tu comprends que j’ai certaines choses personnelles à solder ; et puis, je ne voudrais pas partir les mains vides.

— Ce serait maladroit. Enfin, d’après ce que je vois, il te faudrait à peu près quatre-vingt ou cent mille piastres pour être parfaitement à jour ?

— Oh ! alors j’aurais plus qu’il ne me faudrait.

— Il vaut mieux avoir trop que pas assez.

— C’est vrai ! mais où trouver une pareille somme ?

— Laisse-moi te raconter une histoire.

— Hein ? fit Louis avec surprise ; plaisantes-tu, frère ?

— Je ne plaisante jamais dans les circonstances sérieuses. Écoute mon histoire, je suis convaincu qu’elle t’intéressera.

Louis ne put réprimer un mouvement de mauvaise humeur ; il se laissa aller sur le dos de son fauteuil et croisant les bras sur la poitrine :

— Parle, dit-il, je t’écoute.

— Patience, fit Valentin en souriant.

Le comte hocha la tête.

— Je commence, reprit le chasseur. Tu te rappelles, n’est-ce pas, de quelle façon tu nous quittas dans la venta de San-José ?

— Parfaitement.

— Le lendemain je vendis le troupeau en bloc. Plus tard, je t’expliquerai de quelle façon ; j’aurai même certains renseignements à te demander à ce sujet. Quant à présent, qu’il te suffise de savoir que je fis une excellente affaire, et que je le cédai pour quatorze mille six cent trente piastres.

— Belle somme ! Malheureusement, nous sommes loin de compte encore.

— Patience ! Ainsi, l’affaire est bonne ?

— Excellente ! ici je n’en aurais pas tiré autant.

— Tant mieux ; à Guaymas j’ai pris une traite sur la maison Wilson et Baker. La connais-tu ?

— Parfaitement ; elle est solide.

— Bien ! Alors demain nous toucherons. Après avoir vendu le troupeau, je quittai San-José avec nos deux amis, ne sachant trop, je dois te l’avouer, comment me prceurer l’argent que je t’avais promis, et dont tu avais un si pressant besoin.

— Besoin que j’ai encore, observa Louis.

— D’accord, continua Valentin. Après avoir galopé pendant assez longtemps, sans trop savoir où nous allions, je résolus de m’ouvrir à mes compagnons et de leur demander conseil. Naturellement don Cornelio ne trouva rien ; il se contenta de râcler sa guitare d’un air mélancolique ; tu sais que c’est sa ressource dans les circonstances embarrassantes. Ainsi que moi, tu connais Curumilla depuis longtemps ; le digne chef ne parle que lorsqu’il y est contraint ; mais lorsqu’il ouvre la bouche, il parle d’or, et, cette fois, ce fut ce qui arriva réellement.

En disant cela, Valentin ne put s’empêcher de sourire. Louis se tourna vers le chef, auquel il tendit la main, celui-ci la serra avec une grimace de plaisir.

Le chasseur continua.

— D’après les renseignements que tu m’avais donnés, je connaissais à peu près la position de la mine dont tu t’es fait le cessionnaire. Curumilla m’offrit de nous y rendre. Nous serions bien malheureux si nous ne parvenions pas, nous qui connaissons si bien le désert, à dépister les Indiens et atteindre la mine, et une fois là, nous prendrions autant d’or natif qu’il nous en faudrait pour satisfaire les besoins de notre ami. Le conseil était bon, je résolus de le suivre.

— Comment ! s’écria Louis en se levant précipitamment, tu as fait cela, frère ?

— Parfaitement.

— Mais tu risquais d’être assassiné à chaque pas !

— Je le savais, mais je savais aussi qu’il te fallait absolument une forte somme.

— Oh ! frère ! frère ! s’écria Louis avec émotion ; tant de dévouement, tandis que moi, je t’accusais !

— Tu ignorais ce que je faisais, tu avais raison.

— Oh ! je ne me le pardonnerai jamais.

— Laisse donc ! Ne nous sommes-nous pas juré une fois pour toutes d’être entièrement l’un à l’autre ?

— C’est vrai. Oh ! tu as noblement tenu ton serment, partout et toujours, frère.

— Et toi ! n’as-tu pas fait de même ? d’ailleurs, cette fois, l’idée ne m’appartient pas, je n’ai fait que suivre les conseils du chef.

— Oh ! lui, il est comme toi ; on ne peut rien lui dire, il se fâcherait.

Curumilla quitta un instant son calumet, se leva, et, s’approchant du comte, il lui posa la main sur l’épaule, et le regardant avec une expression indéfinissable en touchant tour à tour la poitrine des deux Français et la sienne :

— Koutonepi, dit-il d’une voix émue, Louis, Curumilla, trois frères, un cœur.

Et il se rassit.

Il y eut un long silence ; les deux blancs admiraient malgré eux le dévouement et l’abnégation de ce brave Indien, qui ne vivait que pour eux et par eux, et ils se demandaient intérieurement si, malgré la vive amitié qu’ils lui portaient, ils étaient réellement dignes d’un aussi profond attachement.

— Bref, reprit enfin Valentin, ce qui avait été dit fut fait. Je ne te rapporterai pas les incidents de notre voyage, cela nous ferait perdre un temps précieux ; qu’il te suffise de savoir que grâce à notre longue expérience des prairies, après avoir surmonté des obstacles sans nombre et risqué cent fois de tomber entre les mains des Peaux-Rouges, nous sommes enfin parvenus à la mine. Oh ! frère, je ne connais pas la richesse des placeres californiens, mais je doute qu’ils puissent se comparer à celui dont tu es aujourd’hui propriétaire.

— Ah ! s’écria Louis, c’est donc vrai, il est riche ?

— Mon ami, ses richesses sont incalculables ; l’or natif se trouve à fleur du sol. Moi, moi dont tu connais, je ne dirai pas le désintéressement, mais l’insouciance pour l’or, je fus ébloui, ébloui à ne pouvoir m’imaginer, pendant quelques instants, que ce que je voyais était réel ; à me demander enfin si j’étais bien éveillé et si je ne faisais pas un rêve.

Pendant que Valentin parlait ainsi, Louis marchait de long en large dans la chambre, essuyant la sueur qui perlait à son front.

— Oh ! s’écria-t-il avec agitation, maintenant je réussirai, quoi qu’il arrive !

— Ne défie pas le hasard, frère, répondit Valentin avec tristesse.

— Ne crois pas, frère, que ce soient ces richesses immenses qui me rendent fou. Non ! non ! que m’importe à moi ! je songe aux pauvres gens que j’ai attachés à ma fortune, à ceux qui ont eu confiance en moi, et qui par moi seront heureux ! Non, je ne porte pas un défi au hasard, je remercie la Providence !

Il revint s’asseoir, se versa un verre d’eau qu’il avala d’un trait, et passant la main sur son front :

— Continue, maintenant, dit-il, je suis calme.

— Il ne me reste plus grand chose à ajouter : j’avais emmené avec moi trois chevaux de trait, je les chargeai, je mis aussi de l’or dans mes alforjas, dans celles de Curumilla et dans celles de don Cornelio. Le digne gentilhomme était comme fou, il bondissait comme un poulain sauvage et râclait sa guitare avec fureur ; il ne voulait pas quitter le placer, où il prétendait attendre seul notre retour ; je fus presque obligé d’employer la force pour l’emmener tant la vue et le chatoiement de cet or l’avaient fasciné. Enfin, pour me résumer, tu me demandais quatre-vingt mille piastres ; voilà pour cent cinquante mille piastres de traites sur la maison Wilson et Baker ; ajoute le prix du troupeau vendu à San José, et tu te trouves à la tête de cent soixante-quatre mille piastres, ce qui, à mon avis, est un assez beau denier. Qu’en penses-tu ?

Il tira alors les traites de sa poitrine et les remit à son frère de lait.

Louis était confondu ; il ne trouvait pas une parole.

— Ah ! ajouta négligemment Valentin, j’oubliais. Comme j’ai supposé que peut-être tu ne serais pas fâché d’avoir un échantillon de ton placer à montrer à tes associés, je t’ai apporté ceci.

Il lui présenta un morceau d’or natif gros à peu près comme le poing. Louis le prit machinalement, le posa sur la table et le considéra un instant d’un œil fixe et hagard ; puis, deux larmes jaillirent sur ses joues pâlies, un sanglot déchira sa gorge ; il étendit les deux bras et saisissant Valentin et Curumilla, il les attira sur sa poitrine et les y pressa avec force en murmurant :

— Frères ! frères ! merci non-seulement pour moi, mais pour nos pauvres compatriotes que votre sublime dévoûment a sauvés de la misère et peut-être du crime.