Amyot (p. 207-217).
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XIII

PRÉPARATIFS.


L’époque où se passe notre histoire était le bon temps pour les entreprises désespérées et les expéditions flibustières.

En effet, les commotions politiques qui avaient bouleversé l’Europe quelque temps auparavant, avaient fait monter à la surface et jeté dans le mouvement les esprits inquiets, les imaginations désordonnées et bon nombre de ces hommes sans principes bien arrêtés, dont le seul but est de pêcher dans l’eau trouble des révolutions qui désolent leur pays des positions, sinon complétement honorables, du moins très-lucratives, et pour lesquels l’anarchie est la seule branche de salut.

Mais lorsqu’après les premières convulsions inséparables d’une révolution, l’effervescence populaire commença peu à peu à se calmer, que le torrent débordé rentra peu à peu dans son lit ; en un mot, lorsque la société, fatiguée de luttes mesquines soutenues sans motifs avouables, entretenues seulement afin de satisfaire les ambitions honteuses de quelques hommes sans valeur, eut compris que le rétablissement de l’ordre était la seule voie de salut, tous ces individus qui, pendant quelque temps, avaient joué un rôle plus ou moins important, se trouvèrent tout à coup jetés sans ressources sur le pavé des villes ; car, avec l’imprévoyance inhérente à leurs natures atrophiées, usant au jour le jour des faveurs que l’aveugle fortune leur avait à pleines mains prodiguées, ils n’avaient rien conservé pour les temps mauvais, naïvement convaincus que l’état de choses qu’ils avaient fait durerait toujours.

Pendant quelques mois ils luttèrent, non pas courageusement, mais opiniâtrement, contre l’adversité, cherchant, par tous les moyens, à ressaisir la proie qu’ils avaient si sottement laissé échapper.

Mais bientôt ils furent contraints de reconnaître que les temps étaient changés, que leur heure était passée, et que le sol qui jusqu’alors les avait soutenus manquait de toutes parts sous leurs pas et menaçait de les engloutir à jamais.

La position devenait critique pour eux ; reprendre leurs humbles et paisibles occupations, rentrer dans le néant dont un fou caprice du hasard les avait tirés, cela était impossible ; l’idée ne leur en vint même pas.

Ils avaient goûté du luxe, des honneurs ; ils ne pouvaient plus, ils ne voulaient plus travailler.

L’orgueil et la paresse le leur défendaient impérieusement.

Cincinnatus n’a jamais trouvé de pendant dans l’histoire, voilà pourquoi son souvenir s’est conservé si précieusement dans la mémoire de tous jusqu’à présent.

Les hommes dont nous parlons étaient loin d’être des Cincinnatus, bien qu’à l’instar du dictateur romain ils eussent prétendu gouverner les peuples.

Que faire ?

Heureusement, la Providence, dont les voies sont incompréhensibles, veillait sur eux.

La découverte des riches placeres de la Californie, dont la nouvelle avait été à peu près étouffée sous le coup des terribles commotions politiques européennes, revint tout à coup sur l’eau et prit en peu de temps une extension considérable. Les récits les plus extravagants circulèrent sur les richesses incalculables enfouies presque à fleur de terre, dans le sol du nouvel Eldorado. Alors, toutes les imaginations vagabondes commencèrent à fermenter ; tous les yeux se fixèrent sur l’Amérique, et les oiseaux de proie auxquels la curée manquait en Europe, s’élancèrent avec un long cri de joie vers cette terre inconnue où ils croyaient retrouver en quelques jours toutes les joies dont ils s’étaient gorgés et qu’ils espéraient, cette fois, enfin assouvir.

Malheureusement, en Californie comme ailleurs, la première condition pour acquérir du bien-être, est un travail incessant, soutenu et réglé.

En mettant le pied sur la terre américaine, de nombreux et poignants déboires attendaient les aventuriers ; les mines existaient, à la vérité, elles étaient riches, mais l’or qu’elles renfermaient ne pouvait être extrait qu’avec de grandes difficultés, de grandes fatigues et surtout de grandes dépenses : trois impossibilités que nos chercheurs d’or ne pouvaient vaincre.

Beaucoup périrent, soit de misère, soit de mort violente à la suite de querelles de cabaret, soit à cause du changement de climat, auquel ils n’avaient pas encore eu le temps de s’accoutumer. Ceux qui restaient, hâves et déguenillés, promenaient dans tous les mauvais lieux de San-Francisco leurs faces faméliques, prêts à tout faire pour la moindre somme d’argent qui pût endormir la faim canine qui les minait.

Cependant, aux premiers aventuriers en avait succédé d’autres, puis d’autres encore, d’autres toujours ; les quelques privilégiés de la fortune qui étaient parvenus à regagner l’Europe, riches en quelques mois, avaient naturellement éveillé la cupidité des innombrables déclassés de la civilisation, et San-Francisco, cette terre bénie du ciel, dont le climat est si beau et le sol si fertile, menaçait de devenir un vaste et lugubre cimetière.

Alors il arriva que quelques hommes entreprenants, voyant leurs illusions évanouies et reconnaissant que cet or qu’ils convoitaient si ardemment fuyait constamment devant eux sans que jamais ils pussent l’atteindre, tournèrent leurs regards d’un autre côté, et, désespérant de s’enrichir dans les mines, ils résolurent de s’emparer, l’épée d’une main et le révolver de l’autre, de ces richesses qu’il leur était impossible d’acquérir autrement ; c’est-à-dire, en deux mots, qu’ils ressuscitèrent, à leur profit, les expéditions flibustières des seizième et dix-septième siècles.

C’était une nouvelle voie ouverte pour sortir de l’affreuse misère dans laquelle ils croupissaient ; les aventuriers s’y jetèrent avec empressement.

Des entreprises flibustières se montèrent alors de tous les côtés avec autant d’ordre que s’il se fût agi d’opérations financières commerciales nullement répréhensibles, et le trop plein de San-Francisco commença, au grand soulagement de la population paisible, à déborder sur les contrées environnantes.

Le comte Luis était donc arrivé dans un moment propice pour mettre à exécution le projet qu’il méditait.

Le comte appartenait à l’une des plus nobles, et des plus vieilles familles de France. Il jouissait, à juste titre, d’une réputation sans tache en Californie ; de plus il était fort sévère sur le choix des hommes qu’il enrôlait ; enfin, ce qui flatte surtout les individus qui n’ont rien à perdre, il offrait un but honorable à leur ambition : il n’en fallait pas davantage pour éveiller l’émulation de tous les porte-guenille et les exciter à venir es placer sous ses ordres.

Parmi les aventuriers, il en était beaucoup qui, à plus d’un titre, étaient des gens fort estimables, qui ne méritaient nullement le triste sort qu’ils subissaient, et qui, séduits par l’inconnu, avaient été attirés en Californie par les fallacieuses promesses des exploiteurs européens et avaient été les victimes des loups cerviers qui, dans le principe, les avaient fait émigrer.

Ces hommes supportaient noblement leur misère, attendant, avec la patience des cœurs bien trempés, l’occasion de reprendre leur revanche et de reconquérir la position qu’un instant de folle ivresse et de naïve crédulité leur avait fait perdre.

Le comte, avec ce coup d’œil infaillible qu’il possédait et la connaissance des hommes que de longs malheurs l’avaient mis à même d’acquérir, avait su, dans la foule qui, dès que son intention fut connue, envahit chaque jour sa maison, faire un tri et s’assurer la coopération de compagnons dévoués, rompus à la fatigue, d’un courage éprouvé, et qui, envisageant l’entreprise du comte comme le seul moyen de sortir de leur affreuse position, s’y attachèrent avec la ferme résolution de se sacrifier sans arrière-pensée à sa réussite.

Aussi, nous constaterons ici que de toutes les expéditions réunies à cette époque en Californie, la seule réellement honorable et qui renfermât en soi tous les éléments de succès désirables, fut l’expédition du comte Louis de Prébois-Crancé.

À peine la compagnie commençait-elle à se former depuis quelques jours, les enrôlements à se faire, que déjà l’esprit de corps avait pris naissance parmi ces hommes, qui se considéraient comme formant une seule et même famille.

Nous n’avancerons rien de trop en disant que le comte était adoré de ses compagnons.

Ces rudes aventuriers, si durement éprouvés par le sort, avaient deviné avec cette infaillible perspicacité des hommes qui ont beaucoup souffert, l’inépuisable bonté, la loyauté à toute épreuve et la vaste intelligence renfermée dans le cœur de leur chef, et, combien sous la tristesse de son visage et la sévérité imposante de son grand œil bleu si fier et si limpide, il cachait de tendre sollicitude et d’amitié pour eux ; aussi n’était-ce pas seulement du respect qu’il leur inspirait, mais de la vénération et un dévoûment porté presque jusqu’au fanatisme.

Une expédition comme celle que préparait le comte n’était pas chose facile à organiser, surtout avec les faibles ressources dont il disposait, n’étant efficacement aidé par personne, ne recevant que de vagues promesses de ses associés, et contraint de chercher en soi-même les moyens de faire face à tout.

Le riche placer dont Belhumeur et la Tête-d’Aigle lui avaient révélé le gisement, avait été exploité au temps de la monarchie espagnole ; mais depuis la déclaration de l’indépendance, l’incurie et le désordre ayant pris la place de l’énergie déployée par les Castillans, les Indiens avaient bientôt chassé les mineurs ; le placer avait donc été provisoirement abandonné ; puis, peu à peu, les Apaches et les Comanches, devenant plus audacieux au fur et à mesure qu’ils reconnaissaient que les blancs étaient plus faibles, s’étaient avancés, avaient reconquis de vastes territoires, sur lesquels ils s’étaient définitivement établis, sachant que jamais les Mexicains n’essaieraient de les en chasser ; si bien que le placer dont nous parlons, jadis situé sur les possessions de la Nouvelle-Espagne, se trouvait aujourd’hui enclavé dans le territoire indien, et que pour l’atteindre il fallait entamer une lutte mortelle avec les deux nations les plus redoutables du désert, c’est-à-dire les Apaches et les Comanches, qui ne souffriraient sous aucun prétexte l’envahissement de leurs frontières par les blancs et défendraient pied à pied le terrain contre eux.

Le gouvernement mexicain n’avait autorisé la formation de la société minière fondée par le comte, et à la tête de laquelle il s’était mis, et n’avait permis l’exploitation de la mine qu’à la condition sine qua non que les mineurs, formés et organisés militairement, courraient sus aux Indiens, leur livreraient combat partout où ils pourraient les atteindre, et les chasseraient définitivement des territoires qu’ils avaient usurpés depuis la proclamation de l’indépendance, et sur lesquels, ainsi que nous l’avons dit, ils s’étaient installés et fixés à demeure.

C’était une rude tâche et une mission presqu’impossible que le comte avait acceptée ; tout autre à sa place, devant les conditions léonines qui lui étaient faites, aurait reculé et refusé enfin de les accepter au risque de renoncer à l’expédition et de faire péricliter ses intérêts.

Mais le comte Louis était un homme d’élite, doué d’une rare énergie, que les obstacles au lieu de l’abattre ne faisaient qu’augmenter. Et puis, à lui personnellement, que lui importait l’issue de l’affaire ? ce n’était pas la richesse, c’était la mort qu’il cherchait ; seulement il voulait ne succomber qu’après avoir donné à ses compagnons ce bien-être qu’il leur avait promis et les mettre pour toujours à l’abri de l’adversité.

Il accepta donc.

Seulement il n’accepta ni en aveugle, ni en égoïste, ni en ambitieux ; il accepta en homme de cœur qui se sacrifie pour une idée et pour le bien général, et qui, tout en reconnaissant les difficultés presqu’insurmontables qui s’opposent à la réussite de ses nobles projets, espère parvenir à les vaincre à force de courage, de persévérance et d’abnégation.

Ce que le comte déploya d’énergie, de patience, et surtout d’intelligence pendant les deux mois qui s’étaient écoulés depuis sa séparation, à San-José, d’avec Valentin, nul, si ce n’est lui, n’aurait pu le dire.

Une des clauses de son contrat avec le gouvernement soupçonneux et tracassier du Mexique l’obligeait à ne pas emmener avec lui plus de trois cents hommes.

Le président de la République, — c’était alors le général Arista, — redoutait sans doute l’envahissement et la conquête du Mexique par les Français, s’ils eussent été quatre cents.

Ces taquineries misérables sont tellement ridicules qu’elles seraient incroyables si elles n’étaient rigoureusement vraies ; nous pourrions, si cela nous plaisait, écrire ici les paroles prononcées en plein sénat de Mexico, où cette crainte d’envahissement est catégoriquement exprimée.

Le comte, afin de dissiper tous les doutes à cet égard, et surtout pour ne pas éveiller les soupçons, résolut, au lieu de trois cents hommes, de n’en emmener que deux cent soixante.

Mais cette compagnie de deux cent soixante hommes, destinée à traverser des pays fourmillant d’ennemis acharnés ; obligée, pendant ce trajet, de livrer peut-être combat plusieurs fois par jour ; contrainte, dans des contrées désolées, de se suffire à elle-même, sans avoir à espérer secours de nulle part, devait recevoir une organisation forte.

Ce fut à quoi le comte songea d’abord.

Les personnes qui n’ont jamais porté ce lourd harnais nommé habit militaire ne pourront se faire une idée, même lointaine, des mille et mille difficultés de détail qui se rencontrent à chaque pas dans l’organisation complète d’une compagnie, afin que le service se fasse bien et que le soldat ne souffre pas inutilement.

Le comte fut obligé d’improviser. Jamais il n’avait servi et ne se doutait nullement de ce que c’est qu’une tâche comme celle-là ; mais il était gentilhomme et Français, deux raisons pour inventer ce qu’on ignore, lorsqu’il s’agit de guerre ; l’esprit militaire est tellement inné dans notre nation, que nous pouvons dire avec orgueil que chez nous tout homme est soldat. Du reste, Louis le prouva d’une façon irrécusable.

Obligé de tout prévoir, de parer à toutes les éventualités, il fit face à tout, et en voyant la façon dont il installait chaque chose, ses hommes, tous anciens soldats et connaisseurs en pareille matière, furent convaincus que leur chef n’en était pas à son coup d’essai, et qu’il avait une longue habitude de l’état militaire. Cependant il n’en était rien ; mais le génie du comte avait suppléé en lui à ce qui lui manquait du côté de l’expérience.

Il fit de sa compagnie de deux cent soixante hommes une véritable armée, c’est-à-dire qu’elle eut infanterie, cavalerie et artillerie.

Afin que la surveillance fût plus facile à exercer et que la discipline fût plus forte, l’infanterie fut divisée en sections commandées par des officiers éprouvés et choisis par lui et non pas à l’élection ; quelques marins habitués à manœuvrer les pièces de canon furent désignés pour être artilleurs et servir un petit obusier de montagne que le comte emportait plutôt dans le but d’effrayer les Indiens que dans l’espoir qu’il lui serait jamais fort utile.

Enfin, une quarantaine d’hommes d’élite, anciens chasseurs d’Afrique pour la plupart, formèrent la cavalerie et furent placés sous les ordres d’un officier pour lequel le comte professait une estime particulière, qu’il connaissait depuis longtemps et sur la capacité duquel il se reposait entièrement.

Mais ce que nous venons de dire n’était rien en comparaison de ce qui restait à faire, acheter des armes, des provisions, les ustensiles nécessaires à l’exploitation de la mine, les munitions de guerre et surtout se procurer les moyens de transport.

Le comte ne se découragea pas : après s’être improvisé général, il s’improvisa intendant militaire et munitionnaire, et seul, seul toujours, nous le répétons, avec ses modiques ressources, car il avait refusé les offres de grandes maisons de banque américaines qui, devinant enfin sa valeur, lui avaient proposé de prendre un intérêt dans son entreprise, il avait tout fait, tout organisé, et il n’attendait plus que l’arrivée de son frère de lait pour solder ses reliquats de comptes, embarquer sa compagnie et mettre à la voile.

Maintenant que nous avons mis le lecteur bien au courant de ces faits, si importants pour l’intelligence de ce qui va suivre, nous reprendrons notre récit au point où nous avons été contraint de le laisser afin de donner ces éclaircissements indispensables.