La Femme pauvre/Partie 2/21

G. Crès (p. 350-357).
Deuxième partie


XXI



Malheur à l’homme qui a des pensées divines et qui se souvient de la Gloire dans le tabernacle des pourceaux ! dit, un soir, Druide, revenu d’un pays lointain et qui résumait ainsi toute une intérieure lamentation, à propos de Marchenoir et de ses hôtes qui venaient de lui raconter leurs aventures.

— Assurément, dit Léopold, après notre cher Caïn, tel est le cas de L’Isle-de-France dont nous n’entendons plus parler depuis longtemps. Qu’est-il devenu ?

Un flot de peines et de colères passa sur le livre ouvert du visage de ce bon Lazare.

— Ce qu’il est devenu ! Ah ! mes amis, on est heureux de croire à une justice qui n’est pas des hommes ! Je dis cela pour chacun de nous. Mais ce pauvre Bohémond ! en vérité, c’est par trop épouvantable ! Comment ! vous ne savez donc rien ! Ah ! c’est vrai, pardon. J’oubliais déjà que vous sortez à peine du gouffre. Eh bien voici il meurt doucement dans les bras de Folantin…

Folantin ! ce peintre de plomb, ce grisailleur foireux, ce plagiaire du néant, ce bourgeois envieux et ricaneur qui pense peut-être que l’Himalaya est une idée basse, vous ne savez pas ce qu’il a fait ? C’est bien simple. Il s’est rendu adjudicataire des derniers jours du poète, le client unique de son agonie. Nul ne peut le voir sans son ordre ou sa permission. J’entends, nul de ceux qui seraient capables de l’avertir… Je sais bien que ce que je vous dis là est difficile à croire. Mais ce n’est, hélas ! que trop vrai, et vous voyez en moi l’une des victimes les plus stupéfiantes et les plus stupéfiées de ce système d’exclusion de tous ceux qui ont véritablement aimé L’Isle-de-France. Depuis deux jours que je suis à Paris, j’ai bien fait une dizaine de tentatives à l’hôpital des frères Saint-Jean-de-Dieu, son dernier domicile, vraisemblablement, jusqu’à l’heure où on le portera au cimetière. Obstacles invincibles, portes infranchissables ! C’est tout juste si mes cris d’indignation ne m’ont pas fait jeter dans la rue.

— Mais, mon cher Lazare, interrompit Léopold, êtes-vous dans votre bon sens ? On ne confisque pas ainsi les personnes. La séquestration illégale ! dans un lieu public !!! Voyons, mon ami, un peu de lumière.

— Patience ! vous allez voir clair, à moins cependant que les larmes ne vous aveuglent. L’Isle-de-France est un séquestré volontaire, un séquestré par persuasion. Oh ! cela remonte à plusieurs mois. La dernière fois que nous le vîmes ensemble, un peu avant mon départ, vous vous en souvenez, il se sentait déjà gravement atteint. Ce dut être environ le temps où le Folantin se manifesta. Ses tableaux ont beau être exécrables, sa conquête de L’Isle-de-France est un chef-d’œuvre, décidément.

Vous savez si notre ami le méprisait, l’abhorrait. Certains mots de lui sur ce vitrier sont à faire peur. On n’imaginera jamais deux êtres aussi contraires, aussi parfaitement antipathiques l’un à l’autre. Mais que voulez-vous ? Bohémond, quoi qu’on ait pu dire, est surtout un sentimental. N’ayant pas, comme Marchenoir ou comme vous, Léopold, une règle rigide, un credo que n’ont pu faire plier les siècles, faussé par l’hégélianisme et saccagé par les curiosités les plus dangereuses, parfois incroyablement privé d’équilibre, on l’a toujours vu sans résistance contre tout individu assez habile pour se prévaloir hypocritement d’un service réel ou d’un acte de bonté feinte.

— L’esquisse est ferme, dit Léopold. Il m’a semblé pourtant qu’il y avait en lui un railleur d’une rare vigilance qu’il ne devait pas être aisé de surprendre.

— D’accord, mais je crois que, vers la fin, cette faculté s’est émoussée. Quel que soit son mal, il meurt surtout de lassitude. Il était vraiment trop peu fait pour les négoces de ce monde, et la misère, contre laquelle il fut toujours désarmé, l’avait aux trois quarts détruit. Rappelez-vous ses inconcevables absences, l’impossibilité de fixer son attention quand il parlait à ses fantômes, la seule réalité pour lui. Je n’ai connu que Marchenoir qui pût, quelquefois, dompter, un instant, sa chimère, et encore !

Puis, faites-y bien attention, Folantin est un dénicheur de merles très subtil qui sut arriver au bon moment. Il s’empara d’abord d’un pauvre garçon très dévoué à L’Isle-de-France et qui le voyait sans cesse. Celui-là, criminel sans le savoir, mit une si niaise persévérance à lui vanter les qualités d’âme du peinturier, tout en faisant le meilleur marché possible de ses ridicules ou de ses infirmités d’esprit, que Bohémond finit par craindre de s’être trompé sur le personnage et consentit à le bienvenir. Folantin, qui n’est pas avare, sut déployer un tact infini pour lui faire accepter des services d’argent, dont il savait que le besoin était fort pressant, n’attendant pas que le malheureux rêveur avouât ou trahît son embarras, dépassant même le désir secret de ce pauvre, avec une bonhomie, une rondeur parfaites. Le moyen était infaillible et réussit au delà de toute espérance.

Bref, abusant de la double détresse, physique et intellectuelle, de sa victime dont il paraissait être le bienfaiteur, il parvint — à l’instar d’une maîtresse basse et jalouse, — à éloigner tous les amis anciens, quoi qu’ils pussent faire, et réussit, Dieu sait par quelles pratiques de mensonges et de perfidies ! à lui en inspirer l’horreur. C’est par la volonté formelle de Bohémond que je n’ai pu arriver jusqu’à lui.

Or, cela n’est rien ou presque rien. Écoutez la suite.

Vous pensez bien, n’est-ce pas ? que je n’ai pas dû accepter facilement la consigne. Pour tout dire, j’ai tenté de pénétrer de force. C’est alors qu’on a fait donner la garde. À mon épouvante inexprimable, j’ai vu se dresser une abominable souillasse qui m’a déclaré n’être pas une moindre personne que la comtesse de L’Isle-de-France, épouse légitime et in extremis du moribond, dont elle rinça dix ans le pot de chambre et qui, naguère, dans un soir d’ivresse ou de folie, lui avait fait un enfant.

N’ayant déjà presque plus de forces et parfaitement isolé de tous ceux qui eussent pu penser à sa place, il avait fini par céder aux obsessions pieuses de Folantin qui ne lui laissa pas entrevoir d’autre moyen de légitimer ce fils, qu’il lui eût été si facile de reconnaître sans prostituer son Nom à la mère. J’ai pu comprendre que l’aumônier de l’hôpital, religieux d’une bonne foi indiscutable, mais qui fut, en cette occasion, admirablement roulé, se chargea lui-même d’emporter les résistances dernières. J’ai donc pris la fuite et me voici, noyé de chagrin, suffoqué par le dégoût.

Un silence lourd suivit ce récit.

À la fin, Clotilde murmura, comme se priant à elle-même :

— Rien n’arrive en ce monde que Dieu ne le veuille ou ne le permette, pour sa Gloire. Nous sommes donc forcés de penser que cette chose laide est en vue de quelque résultat inconnu et certainement adorable. Qui sait si le passage terrible de la mort ne sera pas rendu facile à ce pauvre homme par cette immolation préalable de ce qui était le principe de sa vie terrestre ? Mais les menteurs se trompent eux-mêmes. Je ne serais pas étonnée que M. Folantin crût avoir fait une action louable…

Hercule Joly, présent et silencieux jusque-là, intervint alors.

— Monsieur Druide, je suis parfaitement étranger au monde des artistes et j’ignore tout de leurs passions ou de leurs mœurs. Voulez-vous me permettre une question ? Quel a pu être le mobile de ce monsieur Folantin, et quel a pu être son intérêt à désoler ainsi l’agonie de M. de L’Isle-de-France ? Il est inconcevable qu’il ait voulu jouer gratuitement le rôle d’un de ces démons dont c’est l’emploi de désespérer les mourants.

Brusquement, Léopold se leva.

— C’est moi, dit-il, qui vais vous répondre, à la Marchenoir, si je le peux. Vous êtes un chrétien, monsieur Joly et, je le crois, un homme de prière. Je n’ai donc pas à vous apprendre la définition sublime du catéchisme : « L’Envie est une tristesse du bien d’autrui et une joie du mal qui lui arrive ». Nos psychologues peuvent déposer leurs analyses le long de ce mur, ils n’entameront pas le granit et le bronze d’une pareille démarcation.

Il y a quelques années, je me présentai un jour chez Folantin, qui n’était pas encore le personnage radieux qu’il est devenu. À mon arrivée, il achevait la lecture d’un journal qu’il jeta sur la table, comme s’il se débarrassait d’une couleuvre, avec cet air d’ennui suprême et ce sourire à donner des engelures que vous lui connaissez, mon cher Lazare. Voici, en propres termes, ce qu’il crut devoir me dire : — Quand une de ces feuilles me tombe sous la main, je vais tout de suite à l’article nécrologique et si je n’y trouve pas le nom de quelqu’un de mes amis, j’avoue que je suis très désappointé.

Depuis, je n’ai pu le voir ni entendre prononcer son nom sans me rappeler ce mot, bien plus spirituel qu’il ne le croyait lui-même, car son âme en fut éclairée pour moi dans ses profondeurs immortelles, et je la vis en plein, son âme affreuse, telle qu’elle sera, sous des « cieux nouveaux », dans dix mille siècles !

Il est fort possible, comme vient de le dire ma femme, qu’il ait cru faire, dans le cas de Bohémond, une chose héroïque. Il s’est donné certainement beaucoup de mal, et son désintéressement absolu n’est pas douteux. Le vrai envieux est le plus désintéressé, quelquefois même le plus prodigue des hommes. Il n’y a pas de divinité aussi exigeante que l’Idole blême.

L’Isle-de-France est, sans doute, celui de tous les contemporains qui a dû le plus lui crever le cœur. Les disparates signalées, il y a quelques instants, par Druide, étaient, entre eux, infinies. Le très haut poète qui va mourir, qui meurt peut-être à cette minute, paraissait avoir reçu tous les dons, la beauté, le génie, la noblesse, l’absolu courage, la sympathie expansive et toute-puissante. Ses facultés imaginatives et lyriques en activité permanente, et qui faisaient penser à ces feux errants du Livre Saint, mais surtout la promptitude archangélique de ses épigrammes, qui ne s’en souvient ? On peut à peine se figurer combien toutes ces choses déchirèrent un homme profondément disgracié, que les circonstances mettaient très souvent en face de son lumineux repoussoir.

Il s’est vengé hideusement, ainsi qu’il lui convenait de le faire, et je crois, en effet, qu’il a dû déployer une habileté, une persévérance de démon. Le résultat en valait la peine. Songez donc ! Amener ce cygne noir que fut Bohémond, ce dernier représentant d’une race fière, d’une lignée quasi-royale, à donner — fût-ce dans le crépuscule de l’agonie, — à une tireuse de cartes de lavoir, son Nom magnifique ! Le contraindre à finir comme un libertin gâteux subjugué par sa cuisinière ! Quelle revanche !

… Vous verrez, mon bon Lazare, que nous ne pourrons même pas assister à son enterrement. Sans vous, je n’aurais même pas su que le pauvre garçon était mourant. En supposant qu’on daignât nous aviser officiellement de la cérémonie funèbre, ce qui est au moins improbable, il nous faudrait, n’est-ce pas ? défiler à la façon des Sarmates vaincus, dans le cortège du triomphateur, marcher dans les larmes de la douairière, entendre, en crevant de honte et de rage, les discours humides où il sera parlé de « l’ami de la dernière heure ». Non, vraiment, j’aimerais mieux, dussé-je me condamner à la famine, payer d’humbles messes, pendant tout un mois, dans notre église solitaire !…