La Femme pauvre/Partie 2/22

G. Crès (p. 358-360).
Deuxième partie


XXII



À ce moment on sonna, et Léopold cessa de parler pour aller ouvrir. Mais, s’approchant de la porte du jardin, il entendit les pas d’un individu qui prenait la fuite. En même temps, à l’extrémité de la rue, éclata le rire monstrueux de la Poulot.

Était-elle donc venue tout exprès ? C’était peu probable et, au fond, il n’importait guère qu’elle fût venue pour cela ou pour autre chose. Mais ce rire néfaste, ce hennissement de rosse apocalyptique, dont on commençait à perdre l’habitude et qui fit s’ouvrir toutes grandes plusieurs fenêtres, s’enroula bizarrement aux pilastres de la nuit, dans l’air sonore.

Il eut des soubresauts, des rebondissements, des à-coups, des reculs de grelin dans la rainure, de soudaines reprises, des élans, des bonds furieux ; puis il s’alanguit et déferla, quelque temps encore, dans un mode si funèbre que des chiens hurlèrent.

Cela — sous un ciel splendide, sous des étages d’étoiles, sous le poids effrayant de tous les silences de l’espace, — à la minute même où on était plein de cette pensée qu’un des êtres les plus nobles qu’il y eût au monde allait mourir, impressionna singulièrement les quatre auditeurs du pavillon diffamé.

— J’ai bien souvent entendu ce rire, dit Clotilde, et il m’a toujours fait horreur. Mais, ce soir, il a quelque chose que je ne sais définir… C’est pour moi comme si la malheureuse n’était plus parmi les êtres à la ressemblance de Dieu, et qu’en châtiment de quelque crime, — dont elle cherchait à s’étourdir en nous insultant, — elle se trouvât maintenant un peu au-dessous de ces animaux à qui elle fait peur. Ne vous semble-t-il pas, Messieurs, que son rire est l’expression la plus affreuse du désespoir ?

— Il me semble surtout l’expression de la démence qui n’a, certes, rien de comique ni de rassurant, fit observer bonnement Hercule Joly.

— Je crains, reprit Clotilde, de vous paraître moi-même une insensée. Mais je ne puis m’empêcher de vous dire ce que j’éprouve en ce moment… Il est bien certain que l’espace et le temps n’existent pas pour les âmes, et que nous sommes dans une ignorance infinie de ce qui s’accomplit autour de nous, invisiblement. Dans le délire de ma maladie, j’ai vu des êtres épouvantables qui riaient ainsi de me voir souffrir, qui me désignaient cruellement d’autres malades sans nombre, des moribonds, des agonisants lamentables, jusqu’au bout de la terre, et il m’était dit qu’il y avait entre tous ces malheureux et moi une correspondance, une relation mystérieuse. Eh bien ! je songe à celui de nos amis qui lutte cette nuit contre la mort, et je me demande si ce que nous venons d’entendre n’est pas un avertissement… Oui, mes amis, je me demande avec terreur si ce ricanement horrible n’est pas un glas, s’il n’existait pas, de M. de L’Isle-de-France à cette créature d’en bas, un fil spirituel analogue au lien de chair dont on a voulu garrotter ses dernières heures, et si chacun d’eux, — à cette même seconde, — ne tombe pas dans le gouffre qu’il a choisi !…

La voix de la femme de Léopold était changée, et les derniers mots furent dits comme si elle avait été jetée hors d’elle-même.

Druide, livré à une commotion extraordinaire, se souvint alors d’avoir entendu autrefois le bon Gacougnol affirmer qu’elle avait réellement quelque chose d’une prophétesse.

Les langues devinrent silencieuses et les cœurs pesèrent autant que le monde. La nuit, d’ailleurs, était avancée. On se sépara, et Clotilde, offrant à la fois ses deux belles mains à ses deux hôtes, leur dit, avec une douceur étrange, cette phrase étrange qui semblait continuer son rêve

— La vie, chers amis, c’est la main ouverte, et la mort, c’est la main, fermée…

Ensuite elle pria longtemps, avec une grande charité, pour les vivants et pour les défunts, et, dans son sommeil, elle vit un pain qu’elle partageait aux misérables. Ce pain, au lieu de jeter de l’ombre, jetait de la lumière

Le lendemain, on apprit que L’Isle-de-France était mort pendant la nuit, et que la Poulot, complètement folle, avait été enfermée à Sainte-Anne, section des agitées, pour n’en plus sortir que les deux pieds en avant et le cou tordu…

Léopold se prépara tranquillement à paraître devant Dieu.