La Femme pauvre/Partie 1/26

G. Crès (p. 174-186).
Première partie


XXVI



Grande soirée chez Gacougnol. À l’exception de Clotilde, il n’y a que des hommes. Une dizaine d’hommes, en comptant pour tel un serpent à moitié coupé, de l’espèce la plus venimeuse, lequel rampe habituellement dans les crachoirs de divers bureaux de rédaction, et que sa langue féroce a rendu célèbre. On ne le désigne que par le sobriquet diagnostique d’Apémantus. On lui a, autrefois, cassé les reins à coups de canne et, depuis cette époque, il vaque à ses insolences coutumières en traînant le râble, assez conforme à une cucurbite où se distilleraient de très sûrs poisons.

Réunion bizarre, si on peut dire avec profondeur que quelque chose soit bizarre. C’est la fantaisie de Gacougnol de grouper ainsi, de temps en temps, les individus les plus disparates.

Qui n’admirerait, par exemple, dans le voisinage immédiat de Léopold et de Marchenoir, la cocasse enveloppe du vieux graveur Klatz, youtre crasseux et puant, mais irréparablement dénué de génie, dont le bafouillage apophtegmatique de brocanteur alsacien est apprécié comme un pharmaque sans rival contre toutes les mélancolies ?

Il fut beau, dit-on. À quelle époque ? justes cieux ! car on lui donnerait bien cent ans. La première fois qu’il est rencontré, on peut se croire en présence d’Ahasvérus. Sa barbe longue, dont le blanc terreux ferait peur à la cendre des os des morts, paraît avoir traîné dix-neuf siècles sur tous les chemins et tous les tombeaux. Malgré leur vivacité apparente, les yeux sont si lointains qu’un télescope, semble-t-il, serait expédient pour les observer. Peut-être, alors, qu’on découvrirait, — tout au fond, — la face morose du bon Titus regardant mourir Jérusalem.

Assurément, de tels yeux durent ensorceler, autrefois, les filles folles de Tyr ou de Mésopotamie, qui venaient jouer de la cithare et du tympanon jusque sous les murs de l’imprenable tour d’Hippicos, pour la damnation du peuple de Dieu. Mais, depuis ces temps reculés, que de poussières ! que de pluies sur ces poussières ! que de vents brûlants ou glacés pour tout calciner, tout disséminer, tout abolir !

Enfin, ce personnage, qui a toujours l’air de chercher l’Arche d’alliance dérobée par les Philistins, quand il pénètre dans un lieu quelconque, doit réaliser, pour des ethnologues chenus, le définitif résultat de la plus irréfutable sélection juive.

Le nez lévitique implique, à lui seul, nécessairement, le Veelle Schemoth, le Schofetim, le Schir-Haschirim ou les Lamentations du Prophète, et la crasse de soixante générations vénérables que toutes les ruines planétaires ont saupoudrées, lui est acquise.

Zéphyrin Delumière n’est pas exclu. Ce mystagogue sans courroux a très certainement oublié l’accueil disgracieux de Pélopidas raconté plus haut. La mémoire des images est inapte à retenir ce qui n’est pas occulte. Celui-ci, d’ailleurs, se cramponne, depuis quelque temps, au bonhomme Klatz dont le remugle sémite le délecte et qui, par surcroît, lui infibule quelques mots hébreux.

Mais l’éclectisme de Gacougnol est attesté surtout par la présence de Folantin, le peintre naturaliste et préalable dont le succès, longtemps captif, se déchaîne.

On trouverait malaisément une chose plus instructive que le calendrier de ses produits.

Après une série liminaire de petits paysages pisseux égratignés avec labeur dans des banlieues sans verdure ; après le demi-triomphe d’un tableau de genre, où les amours indécises d’un jeune maçon et d’une brocheuse dessalée, au sein d’un garno, se coagulaient sous les yeux en mastic blafard, ainsi qu’un fromage visité déjà ; Folantin, lassé de ne paraître point un penseur, s’avisa de répandre un peu de morale philosophique sur ses enduits.

On vit poindre alors, à l’inexprimable découragement de plusieurs fantoches de l’appui-main, la surprenante image d’un cocu en cassonade reconduisant, bougeoir en main, avec la plus froide politesse, un individu sébacé qu’il vient de surprendre, après minuit, aux bras de sa femme. Cela s’appelait : En ménage !. Mais la louange fut moindre que pour le garno dont la vogue, hélas ! périclitait, et il fallut trouver autre chose.

Changeant tout à fait son tube d’épaule, il peignit, décidément, un grand seigneur, un enfant de tous les preux dont il étudia le type chez un authentique gentilhomme qui s’est donné la fonction de ramasser les bouts de cigares de la Poésie contemporaine sans parchemins.

L’optimate fut représenté, bien malgré lui, sur un bidet, lisant des vers de vingt-cinq pieds. Or, il arriva, contre toute attente sublunaire, que ce portrait allégorique fut une manière de bas chef-d’œuvre, et la noblesse de France, — la première du monde, jadis, — une fois de plus, se vérifia si charogne que le simulacre engendré par Folantin, confronté à l’original, procura quelques instants, l’hallucination de la force.

L’heureux peintre érigea son front parmi les étoiles et put s’annexer quelques disciples. Impossible de le nier. Si ennemi qu’on pût être de Folantin et de son odieuse peinture documentée à la manière d’un roman de la sotte école, son personnage avait une tenue équestre sur ce vase devenu comme un piédestal.

À partir de cet instant, le maître nouveau repoussa du pied les châssis de faible étendue et se précipita aux vastes toiles.

On s’est bousculé autour de sa Messe noire et de ses Trappistes en prière, crépis énormes, léchotés au petit blaireau, qu’il faut scruter par centimètre carré, au moyen d’une loupe de géologue ou de numismate, sans espoir de réaliser la vision béatifique d’un ensemble.

Le premier de ces engins paraît avoir été calculé pour le branle et pour le brandon d’une récente portée de bourgeois que démange la convoitise des lubricités de l’enfer. L’habile homme, toutefois, se croyant, quand même, désigné pour instruire ses contemporains, c’est, en même temps, le prodige d’une sorte de jocrisserie peinturière s’exaspérant jusqu’à devenir tourbillon, mais tourbillon noir, combien fétide et profanant !

Les Trappistes en prière ont voulu être le contre-pied, le rebrousse-poil de la précédente révélation. Folantin, dont la crête augmente et dont la moutarde s’affiche de plus en plus, tenait à montrer comment un artiste assez audacieux pour baiser le croupion du Diable savait, en revanche, tripoter l’extase.

Folantin, tout à coup sorcier, découvrit le Catholicisme !

Clairvoyance peu récompensée. La vindicative bondieuserie de Saint-Sulpice, appelée en duel, lui passa son goupillon au travers du cœur. Cette fois encore, pourtant, il bénéficia du renouveau de crédit que semblent avoir les préoccupations religieuses, aux approches de la fin du siècle, et sa robe d’initiateur n’est pas devenue l’humble veste qu’on aurait pu croire, après un tel coup.

La forme extérieure de ce pontife est analogue à celle d’un de ces arbres très pauvres, noyers d’Amérique ou vernis du Japon, dont l’ombre est pâle et le fruit vénéneux ou illusoire. Il est fier, surtout, de ses mains qu’il juge extraordinaires, « des mains de très maigre infante, aux doigts fluets et menus ». Telles sont ses amicales expressions, car il ne se veut aucun mal.

— Je me fais à moi-même, déclarait-il à un reporter, l’effet d’un chat courtois, très poli, presque aimable, mais nerveux, prêt à sortir ses griffes au moindre mot.

Le chat paraît être, en effet, sa bête, moins la grâce de ce félin. Il est capable de guetter indéfiniment sa proie, et même la proie des autres, avec une douceur féroce que ne déconcerte nul outrage. Il accueille tout sur la pointe d’un demi-sourire figé, laissant tomber, de loin en loin, quelques minces phrases métalliques et tréfilées qui font, parfois, les auditeurs incertains d’écouter un être vivant.

Il est celui qui « ne s’emballe pas ». Le pli dédaigneux de sa lèvre est acquis, pour l’éternité, à tout lyrisme, à tout enthousiasme, à toute véhémence du cœur, et sa plus visible passion est de paraître un fil de rasoir dans un torrent.

— Celui-là, c’est l’Envieux ! dit, un jour, avec précision, Barbey d’Aurevilly qui l’assomma de ce mot.

Sa malignité, cependant, est circonspecte. Très soigneux de sa renommée, qu’il cultive en secret, comme un cactus frileux et rare, il ne néglige pas de prendre contact avec des journalistes qu’il pense avoir le droit de mépriser ou avec certains confrères pleins de candeur dont il subtilise les conceptions. On tient pour sûre l’histoire malpropre de cette esquisse de la Messe noire carottée pour quelques louis à un artiste mourant de misère, — ébauche superbe qu’il se hâta d’avilir de son pinceau, après avoir ignominieusement congédié le malheureux qui lui faisait une telle aumône.

Il pourra paraître peu croyable que l’indépendant Gacougnol reçoive chez lui un personnage si fait pour l’exaspérer. Mais le brave homme, on l’a vu, ne connaît que son bon plaisir et c’est à coup sûr dans l’espoir de quelque conflit qu’il a réuni sous le même toit des antagonismes si certains.

D’ailleurs, sans parler de Léopold, de Marchenoir ou de lui-même, n’y a-t-il pas là Bohémond de L’Isle-de-France et Lazare Druide, et l’excessive répulsion que peut inspirer un Folantin ne doit-elle pas être vingt fois contrebalancée par ces deux êtres lumineusement sympathiques ?

Le premier est connu de toute la terre, c’est-à-dire des quelques centaines de songeurs éparpillés pour qui chante un vrai poète, et c’est à peine si celui-ci, qu’on nomme parmi les plus grands, chante pour lui-même. Persuadé que le silence est sa vraie patrie, il emprunte volontiers le cri des aigles, parfois même le barrissement d’un rhinocéros écorché, pour informer toutes les étoiles qu’il est en exil.

Accoutré, pour la risée de la populace littéraire, d’un nom sublime dans lequel il meurt, tout son effort est de s’élancer hors de l’affreux monde où une Providence carnassière le claquemura.

On pourrait le comparer un de ces diptères éblouissants, éclos, semble-t-il, dans le lit des fleuves de la lumière, qui se précipitent jusqu’à en mourir, mais toujours frémissants du même espoir, sur la vitre sans compassion qui les sépare de leur ciel. Un cloporte, sûrement, trouverait une autre issue. Lui ne la cherche même pas. Il s’acharne à l’évasion impossible, précisément parce qu’il la sait impossible et que c’est sa loi de n’entreprendre que ce qui est tout à fait déraisonnable.

On connaît sa haine d’archange pour le Bourgeois, la férocité de templier qu’il tient en réserve pour les occasions de confondre ce Réprouvé honorable, ce « Tueur de cygnes », ainsi qu’il le qualifie, dont Satan même doit rougir dans son enfer. C’est au point qu’il ne paraît pas concevoir une autre manière de se sanctifier.

— Ah ! je suis forcé de subir ton voisinage, se dit-il, je suis condamné à entendre ta voix goujate, l’expression ridicule de tes idées basses, tes maximes d’avare et l’ignominie sententieuse de ta vomitive sagesse. Nous allons donc pouvoir rire un peu ! Tu ne sortiras pas de mon sarcasme ! Alors, il se fait, une minute, l’ami du bourgeois, son ami très cher, son plus proche parent, son disciple, son admirateur. Affectueusement il l’invite à répandre son âme, à dérouler devant lui ses intestins, l’amène peu à peu aux aveux complets, puis, démasquant son étincelante armure, le transperce d’un mot vengeur…

La raillerie blanche de ce collatéral des Dominations égarées descend, quelquefois, à une telle profondeur que les victimes ne s’en aperçoivent même pas. N’importe, il lui suffit que cela soit enregistré par les Invisibles.

Encore un peintre, ce Lazare Druide qui l’accompagne, mais jusqu’à ce jour peu célèbre et aussi différent de Folantin qu’un encensoir balancé devant l’autel est différent d’un pot de moutarde anglaise dans la salle à manger d’un négociant.

Il est peintre, celui-là, comme on est lion ou requin, tremblement de terre ou déluge, parce qu’il est absolument indispensable d’être ce que Dieu a voulu et pas autre chose. Seulement, il faudrait un peu plus que le langage des hommes pour exprimer combien Dieu a voulu qu’il fût peintre, le malheureux ! car il semblait que tout en lui dût s’opposer à cette vocation.

Ah ! il peut faire tout ce qu’il voudra, il peut affoler d’admiration ou d’effroi une horde plus ou moins nombreuse d’intellectuels et de passionnés ; probablement même lui arrivera-t-il, un prochain jour, d’éclater sur la multitude par quelque trouvaille gigantesque ; — eh bien ! non, quand même, ce n’est pas cela.

On peut se le représenter vagabond, chef de brigands incendiaire, pirate sans merci, combattant des deux mains comme ce flibustier de cauchemar qui ne bondissait sur les galions de Vera-Cruz ou de Maracaïbo qu’après avoir allumé une chandelle dans chacune des boucles de ses interminables cheveux noirs. Il est encore plus facile de le rêver bonnement gardant des pourceaux sous les chênes de quelque vieux monastère, en un paysage de vitrail, et la tête coiffée du nimbe des saints bergers, car c’est une âme d’une simplicité adorable.

Mais la peinture, ou si on préfère, la syntaxe de la peinture, ses préceptes et ses méthodes, ses lois, ses canons, ses rubriques, ses dogmes, sa liturgie, sa tradition, rien de tout cela n’a jamais pu dépasser son seuil.

Au fait, ne serait-ce pas là une manière sublime de concevoir et de pratiquer l’art de peindre, analogue à l’évangélique perfection qui consiste à se dépouiller de tout ?

On lui reproche, comme à Delacroix, l’indigence de son dessin et la frénésie de sa couleur. On lui reproche surtout d’exister, car vraiment il existe trop. Ceux de ses confrères dont l’imagination est une source de colle ne s’expliquent pas un bouillon de vie aussi impétueux. Comment pourrait-il s’attarder à une exactitude rigoureuse, même si elle était indispensable, dans l’exécution de ses tableaux ? Ne voit-on pas qu’il risquerait de ne plus rattraper son âme qui galope toujours devant lui sur une cavale sans frein ?

Eh ! oui, justement, il n’a que cela, son âme, la plus généreuse et la plus princesse des âmes ! Il s’en empare, il la baigne, il la trempe dans un sujet digne d’elle et la jette ruisselante sur une toile. C’est tout son « métier », cela, tout son procédé, tout son truc, mais c’est si puissant qu’on en crie, qu’on en pleure, qu’on en sanglote, qu’on en prend la fuite, en levant les bras !

N’a-t-on pas vu ce prodige se réaliser à l’exposition de son Andronic livré à la populace de Byzance ? Il est impossible d’oublier une telle œuvre, quand on l’a vue, fallût-il traîner encore cent ans sa carcasse dans les sales chemins qui sont au-dessous du ciel !

Ce tableau, qui l’a fait connaître, est ainsi ordonnancé. L’horrible Andronic premier, bourreau de l’Empire, inopinément jeté à bas de son trône, est abandonné à la racaille de Constantinople. Et quelle racaille ! Toutes les écumes de la Méditerranée : bandits venus de Carthage, de Syracuse, de Thessalonique, d’Alexandrie, d’Ascalon, de Césarée, d’Antioche ; matelots génois ou pisans ; aventuriers cypriotes, crétois, arméniens, ciliciens et turcomans ; sans parler de ce grouillement barbare, de cette vase dangereuse du Danube qui empuantit la Grèce depuis le Bulgaroctone.

On a jeté le prince infâme dans ce chaos, dans cette cohue effroyable, comme on jette un ver dans une fourmilière. On a dit au peuple : — Voici ton empereur, mange-le, mais sois équitable. Il faut que chaque chien ait son lambeau. Et ce peuple immonde, exécuteur d’une justice qu’il ignore, désarticule et grignote son empereur pendant trois jours.

Andronic, dit-on, souffrit en paix jusqu’à la fin, se bornant à soupirer, de temps en temps : — Seigneur, ayez pitié de moi, pourquoi froissez-vous encore un roseau déjà brisé ?…

La misère de ce creveur d’yeux, parricide et sacrilège, est si profonde et sa solitude si parfaite, qu’on croirait vraiment qu’il assume, à la façon d’un Rédempteur, l’abomination de la multitude qui le déchire. Ce monstre est si seul qu’il ressemble à un Dieu qui meurt. Sa face pleine de sang oriente les outrages de tout un monde et il traîne la douleur universelle comme un manteau.

Puisse la racaille, quand son œuvre sera finie, emporter dans ses yeux féroces l’éblouissement de ce soleil de tortures qui a étonné l’histoire ! Il fallait, sans doute, la sublimité piaculaire d’une telle horreur pour que l’écroulement du vieil empire fût retardé trois cents ans.

Que dire d’un peintre capable de suggérer de telles pensées ? Et la suggestion est si forte, une fois de plus, si spontanée, si victorieuse, que le cadre, tout démesuré qu’il soit, éclate, et que le drame pantelant s’échappe, se déroule, ainsi qu’un dragon, sur les spectateurs épouvantés.

La physionomie de l’homme, très jeune encore, est tumultuaire autant que ses œuvres. Jamais un artiste n’a pu porter plus que lui son art sur chacun des traits de son visage. On y peut lire l’enthousiasme continu, perpétuel, un enthousiasme comme il n’y en a plus ; la générosité merveilleuse, le zèle dévorant pour la Beauté où s’appareille à ses yeux la sainte Justice ; l’intuition d’éclair sur les somptuosités de la Douleur ; une indignation de fleuve contre la sottise qui lui fait obstacle ; et tout cela en capitales hautes comme des tours.

Aussi prompt et non moins sonore que les volcans, lorsqu’un maroufle est irrespectueux, sa colère, immédiatement pathétique, s’élance, à la confusion du Philistin, des entrailles d’une politesse tellement exquise que le grand maître des cérémonies de l’Escurial, comparé à lui, tombe sur-le-champ au niveau d’un débardeur.