La Femme pauvre/Partie 1/27

G. Crès (p. 186-191).
Première partie


XXVII



Le prétexte avoué de ce groupement insolite, de cet invraisemblable synode machiné par le protecteur de Clotilde, était l’exhibition de Rollon Crozant, musicien brucolaque, fameux depuis, mais, à cette époque, besogneux encore d’être inventé.

L’intention réelle de Pélopidas était d’offrir à la jeune femme le rare divertissement d’une mêlée d’animaux féroces, triés par lui avec une sagacité de vénitien.

L’aimable créature, innocente de ce complot, ayant servi avec beaucoup de grâce quelques rafraîchissements préliminaires et l’encens de plusieurs cigares parfumant déjà le tabernacle, Crozant s’assit au piano, non sans avoir attentivement vérifié son lest, comme un voyageur installé pour toute la nuit dans un train rapide.

Il chanta longtemps, d’une voix aussi souple que le corps d’un clown, on ne sait quelles traductions mélodiques de quelques-uns des plus douloureux poèmes de Baudelaire. Il se montra le virtuose frénétique et dépravant de la tristesse qui étouffe, du désespoir noir, de la démence cuisinée par les démons. Il fit entendre des cris de damnés, des plaintes de fantômes, des vagissements de goules. On ne sortit pas de la griffe des mauvais morts et de la plus basse peur. Incapable de débrouiller le spiritualisme chrétien du haut poète qu’il croyait interpréter en lui supposant son âme, il paralysa bientôt un auditoire qui n’exigeait pourtant pas des cataplasmes de népenthès.

En dépit de quelques rythmes de bravoure frappés avec une certaine puissance, malgré même d’incontestables éclairs de simplicité, cette musique de vertige et de tétanos, qui devait assurer à son producteur le suffrage de toutes les névroses contemporaines, parut, ce soir-là, très puérile et, pour tout dire, la virtuosité du chanteur fit à quelques-uns l’effet d’une acrobatie qui ne méritait pas de pardon.

La séance, d’ailleurs, à l’insu du ménestrel, ne s’était pas ainsi prolongée sans quelques gloses. Folantin, perclus d’ennui, mais intéressé plus qu’un autre à ne laisser paraître aucun trouble, avait exhalé à demi-voix, dans un accès de rage lucide, sa préférence d’une lecture silencieuse des Fleurs du Mal au coin de son feu.

— Au coin de votre pot-au-feu, voulez-vous dire, avait aussitôt rectifié Apémantus, qui feignit un instant l’admiration pour le roucouleur funèbre.

— Tout ça est chentil, disait à Delumière le vieux Klatz, en fouillant sa barbe vermineuse, mais ché né fois pas très pien pourquoi ce cheune homme fait te la mussique chez les prâfes chens. Chai connu autrefois un chôli carsson qui téterrait les catâfres tans les cimetières pour les mancher. Ah ! ah ! c’était pien plus trôle !

Le silencieux Léopold n’avait pas desserré les lèvres et Marchenoir avait fini par s’emparer d’un carton qu’il feuilletait dans l’ombre de Gacougnol.

Celui-ci, exclusivement occupé d’observer Clotilde, regardait passer les navires de l’émotion sur ce visage limpide où se peignirent successivement la surprise, l’effroi, la tristesse, le dégoût et, peu à peu, quelque chose qui ressemblait à l’humiliation.

Interrogée, elle lui répondit : — J’ai honte de la mort, tellement votre chanteur la profane et l’avilit.

Sur ce mot, le maître du lieu se leva et s’approchant du piano :

— Mon cher Monsieur Crozant, dit-il, vous nous voyez à moitié défunts, à force de joie. Vous devez avoir besoin de repos. Nous serions, d’ailleurs, ambitieux, je ne saurais vous le cacher plus longtemps, d’apprendre de votre bouche la genèse d’un art aussi extraordinaire que le vôtre. Je devine que vous tenez en réserve des explications peu banales.

— Ah ! oui, peu banales, vous pouvez le dire ! s’écria aussitôt le musicien qui, évoluant sur le tabouret, rejeta en arrière, d’un mouvement de bélier, son abondante chevelure ; cligna des yeux trois ou quatre fois ; fit exécuter au petit doigt de sa main gauche une danse furieuse dans le vestibule probablement cérumineux de son oreille ; tira de la poche de son gilet une tabatière gallicane dans laquelle il puisa copieusement selon tous les rites, à la surprise des assistants alarmés de voir monter tant de poudre noire dans un nez si jeune ; enfin se mit en posture pour un de ces prônes esthétiques dont il avait pris le besoin dans les caboulots du quartier latin, où il était regardé comme un beau parleur.

— J’ai été élevé, commença-t-il, sur les genoux de Mme Sand…

À ce moment, Bohémond de L’Isle-de-France, qui s’agitait sur sa chaise depuis une demi-heure en faisant des gestes inexplicables à son voisin Druide, et qui, par miracle, n’avait pas encore proféré un monosyllabe, se frappa tout à coup le haut du front comme un Archimède qui vient d’enfanter.

— Tout s’explique ! déclara-t-il avec rondeur, en s’accompagnant d’un de ces redoutables sourires à demi gâteux dont il masque son visage de dieu Vulcain abandonné par ses cyclopes, quand un malicieux esprit l’aiguillonne. Tout s’éclaire ! Monsieur Crozant a, sans doute, l’avantage d’être possédé de quelques démons ? Mes compliments bien sincères. Je ne connais rien de tel pour faire passer le temps de la vie. Combien de fois n’ai-je pas rêvé d’être moi-même le domicile de plusieurs archanges tombés autrefois du ciel, et d’aller ainsi par les grenouillères de cette vallée, à la confusion d’une prêtraille morose qui paraît avoir perdu le secret de leur pourchas !… La digne personne qui vous a élevé sur ses genoux, cher monsieur, dut encourager, cela va sans dire, vos premières tentatives de musique noire ?

— Oh ! n’en croyez rien, répondit l’autre, qui ne sentait pas le repli de blague féroce. Bien au contraire, je pourrais montrer des lettres où elle me conseillait, par exemple, de rafraîchir le répertoire mélodique des premières communiantes : — Mon bien-aimé ne paraît pas encore, — Le temps de la jeunesse passe comme une fleur,C’en est donc fait adieu plaisirs volages, à moins que je ne préférasse travailler dans les romances d’amour à l’usage des ouvrières pauvres dont la vertu est en péril, et qui ont besoin des consolations de la musique.

Bohémond parut alors attendri, presque sur le point de verser des larmes.

— Ah ! que la voilà bien ! comme c’est elle ! Quel cœur ! quel cerveau ! Non contente d’avoir enrichi tous nos cabinets de lecture de La Petite Fadette, du Péché de Monsieur Antoine et de combien d’autres poèmes que les couturières ne pourront jamais assez lire, elle voulut encore susciter à notre laborieuse patrie le musicien qui convenait à cette littérature admirable ! Vous avez essayé, n’est-ce pas ?

— À contre-cœur, je l’avoue, et sans succès. Assurément, je n’avais pas le droit de mépriser les avis de Mme Sand, en qui je voyais une âme jumelle de cet adorable Chopin qui fut sa dernière tendresse, mais un autre souffle me poussait. Il me fallait le fantastique, le macabre, les ténèbres denses, la peur verte, et j’ai compris de bonne heure que je ne devais pas répercuter autre chose que des hurlements de damnation.

— Sans doute ! conclut Gacougnol, on fait ce qu’on peut. Je vous en prie, mon cher Bohémond, ne retardez pas davantage Monsieur Crozant.

— Oh ! ce ne sera pas long, reprit celui-ci. Je n’ai nommé l’illustre et le lucide écrivain, dans les jupes de qui je m’honore d’avoir passé une partie de mon enfance, que pour expliquer précisément l’espèce de méthode qu’on peut entrevoir dans ma fureur démoniaque. Monsieur de L’Isle-de-France a touché le vrai point, quand il a parlé de possession. Je suis réellement un possédé. Mes hôtes habituels sont le démon des Apparences lugubres, le démon des Inhumations équivoques et des poings rongés dans les tombeaux, le démon des Cryptes marécageuses et des Puits noirs, enfin le démon de la Panique, du Trac sans mesure et perpétuel que rien ne pourrait guérir.

— Il pourrait ajouter le diable de la Sottise ! murmura Druide à l’oreille de Bohémond.