La Femme pauvre/Partie 1/25

G. Crès (p. 170-174).
Première partie


XXV



Et il s’était expliqué :

— On oublie toujours que le Moyen Âge a duré mille ans. De Clovis et d’Anastase jusqu’au Christophore, en passant par Jeanne d’Arc et le dernier Constantin, la mesure est pleine. Mille ans ! N’est-ce pas inintelligible ?

Quand on nous dit que le soleil est quatorze cent mille fois plus gros que la terre et qu’un gouffre de trente-huit millions de lieues nous en sépare, ces chiffres nous paraissent absolument dénués de sens. Même observation pour la durée de telle ou telle période historique. L’homme est si surnaturel que ce qu’il réalise le moins, ce sont les notions de temps et d’espace.

Dix siècles ! cent soixante papes, six cents rois ou empereurs, sans compter les princes barbares, trente ou quarante dynasties et à peu près autant de révolutions qu’il y eut de batailles ! Allez donc vous y reconnaître, fussiez-vous archange !

Massacres, dévastations, villes en feu, villes en prière, populations suspendues à la frange de la robe des thaumaturges, carillons et tocsins, pestes et famines, interdits et tremblements, cyclones d’enthousiasme et trombes d’épouvante pas de halte, même sous les pieds des trônes, nul refuge certain, même dans la Maison de Dieu ! Les Saints, il est vrai, poussent dans les ruines et font ce qu’ils peuvent pour que « ces jours soient abrégés », mais ce sont des jours de vingt-cinq ans, hélas ! et il n’en faut pas moins de quarante.

Carême sans exemple dont la durée, plus encore que la rigueur, met en désarroi la faculté de penser. On conçoit que certains désespérés demandent à Dieu si cette pénitence incomparable était simplement pour aboutir aux alléluias dérisoires de la Renaissance et à la vacherie chrétienne de ce dernier siècle !

Moi, Marchenoir, je ne puis former une pareille interpellation, puisque, comme je viens d’avoir l’honneur de vous le dire, je suis un contemporain des derniers hommes du Bas-Empire et, par conséquent, fort étranger à ce qui a suivi la ruine de Byzance. Il me suffit de croire que tant de souffrances furent endurées pour que vînt un jour la merveilleuse passiflore du Moyen Âge qui s’est appelée Jeanne d’Arc, après laquelle, vraiment, le Moyen Âge pouvait bien mourir.

Il râla, cependant, jusqu’au Christophore qui devait le porter en terre et, seulement alors, l’abjecte modernité eut la permission d’apparaître. Mais la prise de Constantinople est la grande ligne de démarcation.

Le Moyen Âge sans Constantinople parut aussitôt comme un arbre immense dont on aurait tranché les racines. Pensez que c’était le Reliquaire du monde, l’œcuménique Châsse d’or, et que les ossements dispersés de ses vieux Martyrs, où l’Esprit-Saint s’était reposé parmi tant d’ingrates générations, ont pu couvrir toutes les villes de l’Occident d’une lumineuse poussière !

Elle avait beau être schismatique et très perfide, polluée d’ignominies, ruisselante d’yeux crevés et de sang pourri, elle avait beau faire horreur aux Papes et aux Chevaliers, c’était, quand même, la porte de Jérusalem où les bons pécheurs avaient tous l’espoir de mourir d’amour. Une porte si belle qu’elle éblouissait les chrétiens jusqu’en Bretagne, jusqu’au fond des golfes Scandinaves ! Quelque chose enfin comme un soleil qui ne se serait jamais couché !

Dites-vous, Monsieur l’enlumineur, que les somptueuses applications d’or qui font la gloire des missels du très vieux temps ne sont pas moins que le reflet de l’inimaginable Byzance dans le crépuscule de ces monastères de l’Irlande ou de la Gothie, autour desquels les loups affamés accompagnaient de leurs hurlements le chant des moines implorant Dieu pour les pèlerins du Saint Tombeau. Ainsi parle Orderic Vital, qui fut un conteur d’une ingénuité sublime.

Depuis le jour où l’empereur Anastase avait affublé Clovis des insignes de la dignité consulaire, il est bien certain que tout ce qui pouvait avoir en Europe quelque vibration de poésie s’était tourné vers cette Ville étrange, la seule au monde que le déluge barbare n’eût pas engloutie.

Rome, cela va sans dire, demeurait toujours la Mère. C’était là que résidait le Geôlier de Béatitude qui tient les Clefs en sa main, qui lie et qui délie. Oui, sans doute, mais ce Siège de l’incontestable Primauté, à force d’outrages, avait perdu tout son décor, tandis que de l’autre, la rivale de l’Éternelle, n’avait eu qu’à étendre les mains, un peu au-dessus de ses imprenables murs, pour tirer à elle toute la magnificence du globe. Comment des peuples si jeunes auraient-ils pu se défendre contre cette prostituée qui ensorcelait les califes ou les rois persans, et dont le mirage seul a fait sortir la Reine de l’Adriatique du sein des eaux ?

L’art de l’Enluminure, je l’ai déjà dit, fut une diffusion photogénique de Byzance à travers l’âme rêveuse et mélancolique des Occidentaux ; le miroir à contre-jour, et miraculeusement adouci par une enfantine foi, de ses mosaïques, de ses pierreries, de ses palais, de ses dômes peints, de sa Corne d’Or, de sa Propontide et de son ciel. Il fut, par excellence, l’Art du Moyen Âge et devait nécessairement finir avec lui. Lorsque Byzance devint l’auge à cochons des Musulmans, le prestige qui l’avait fait naître s’évanouit et les rêveurs au désespoir tombèrent dans l’encre indélébile de Gutenberg ou dans l’huile épaisse des Renaissants.

Ce devait être la fin de tout pour un individu tel que moi et pour la demi-douzaine de maniaques dont je suis frère. Vous avez l’avantage d’être un de ceux-là, mon cher monsieur Léopold, et si vous m’avez compris, nous pouvons attendre le Jugement universel en nous serrant affectueusement la main.