La Femme pauvre/Partie 1/17

G. Crès (p. 117-125).
Première partie


XVII



Ma chère enfant, dit Gacougnol, en s’asseyant auprès de Clotilde dans une nouvelle voiture qui les emporta sans bruit sur la neige ; il est temps de vous faire connaître mes intentions. J’ai envoyé une dépêche à votre mère.

— Ah !…

— Oui. Cette dépêche, qu’elle a dû recevoir, il y a au moins deux heures, l’informait que vous ne rentreriez pas… Silence ! que diable ! Laissez-moi m’expliquer. Vous comprenez bien, ma pauvre petite, que je ne vous ai pas fait raconter votre histoire uniquement pour m’amuser. J’avais besoin de vous connaître. Or, j’ai pris la résolution de m’occuper de vous très sérieusement. Pour commencer, vous ne pouvez pas rentrer dans cette volière à cochons. J’ai mes raisons pour croire que vous méritez qu’on s’intéresse à votre personne et, à moins que vous ne l’exigiez d’une manière absolue, je ne vous laisserai certes pas retourner à Grenelle, auprès de monsieur Chapuis, pour y crever de dégoût et de froid. Regardez cette neige. On nous annonce un hiver atroce et le voici qui commence… Écoutez bien. Je connais une maison honorable où je vais vous conduire. C’est dans l’avenue des Ternes, pas très loin de mon atelier. Une pension décente que dirige une de mes vieilles amies, institutrice un peu ridicule, mais supportable, qui vous fera, je pense, le plus doux accueil, vous voyant amenée et recommandée par moi. Ses pensionnaires sont de jeunes personnes étrangères venues de diverses parties du monde, à qui elle serine un peu de français et dont elle décrasse l’imagination. Vous n’aurez rien à démêler avec cette école. Vous aurez votre chambre, comme à l’hôtel, vous prendrez vos repas à la table commune et nous travaillerons ensemble dans l’après-midi. Cela vous convient-il ?

Elle ne répondit pas, mais il l’entendit pleurer.

— Qu’avez-vous encore ? Voyons, je ne peux donc pas vous parler sans que vous fondiez en larmes ?

— Monsieur, dit-elle enfin, je suis trop heureuse et c’est pour cela que je pleure. Vous avez deviné juste. La pensée de retourner à Grenelle me désespérait. Après cette journée délicieuse que vous m’avez fait passer, après avoir entendu monsieur Marchenoir, l’idée de revoir l’horrible Chapuis me rendait folle… Pensez donc ! Je ne suis pas habituée à tout cela, moi. Je n’entends jamais que des malédictions ou des saletés. J’étais presque décidée à marcher toute la nuit, en pensant à ce pauvre homme dont votre ami nous a raconté l’histoire. Mais je ne sais si j’en aurais eu la force. Maintenant, vous m’offrez un refuge, après m’avoir donné tant de choses. Comment pourrais-je refuser ? Seulement…

— Seulement, vous avez une objection, n’est-ce pas ? Eh bien ! la voici votre objection. Vous ne savez pas de quel droit ni à quel titre je me mêle de vous protéger. Mais, mon amie, c’est bien simple. Je suis chrétien. Un fichu chrétien, c’est vrai, mais tout de même, un chrétien. Et comme je vois très clairement que vous êtes en danger de mort, si vous continuez l’existence entre votre bonne mère et son aimable compagnon, je serais une canaille si je ne vous en retirais pas. Mes ressources me le permettent, soyez sans craintes à cet égard. Je ne suis pas un millionnaire, Dieu merci ! mais j’ai le moyen de secourir les autres, quand l’occasion s’en présente et vous ne serez pas la première. Puis, encore une fois, remarquez bien que je ne vous fais pas l’aumône. N’oubliez pas que nous devons travailler ensemble.

D’un autre côté, vous pouvez craindre certaines interprétations. Eh ! ma pauvre enfant, prenez donc avec simplicité ce qui vous arrive d’heureux et moquez-vous du reste. Si vous connaissiez le monde ! Je le connais, moi, et il y a belle lurette que je me gausse éperdument de tout ce qu’on peut débiter sur mon compte, — à condition, toutefois, qu’on ne vienne pas me chatouiller la membrane pituitaire, parce qu’alors je casse la gueule tout de suite. On le sait, d’ailleurs, et on ne m’embête pas… Voici. Dans un instant, je vous présente à mademoiselle Séchoir. Je lui déclare simplement que vous êtes une jeune amie que je me suis chargé d’installer. Un point, c’est tout. Elle n’a pas le droit de vous en demander davantage. On essaiera de vous tirer les vers du nez, ne vous prêtez pas à l’opération.

Clotilde ne trouva rien à répondre. Elle prit seulement la main de Pélopidas, ainsi qu’elle avait déjà fait le matin même, et la porta à ses lèvres par un mouvement instinctif qui la fit ressembler à quelque innocente captive invraisemblablement affranchie par un musulman généreux.

Il était près de dix heures quand Gacougnol sonna à la porte de mademoiselle Virginie Séchoir, au troisième étage d’une des plus belles maisons de l’avenue des Ternes.

— Comment ! c’est vous, monsieur Gacougnol, à pareille heure ! quel bon vent vous amène ? s’écria, du fond d’une chambre voisine, la maîtresse du lieu accourant à la voix du peintre qui parlementait avec la bonne.

La personne qui s’offrit alors avait été comparée quelquefois par celui-ci, avec plus d’exactitude que de respect, à un sac de pommes de terre à moitié vide. Elle en avait la tournure et, si on peut dire, la démarche.

Du premier coup, on sentait une de ces vertus fortifiées qui ne pardonnent pas. Quelques vieillards affirmaient qu’elle avait été jolie, mais imprenable, et il coulait d’elle une si abondante mélasse de pudeur qu’il fallait être Gacougnol pour en douter.

Elle ne paraissait pas avoir beaucoup plus de quarante ans, mais son visage, boucané par l’expérience et passé à l’encaustique de la dignité professionnelle, donnait à conjecturer une maturité indicible.

Cependant, elle accueillit Pélopidas de façon cordiale et même avec un certain élan de frégate qui largue ses voiles pour se précipiter au-devant du chef d’escadre. Évidemment, l’artiste était en posture de haute considération.

— Chère amie, dit-il, j’espère que vous voudrez bien me pardonner de venir si tard, quand vous saurez ce qui m’amène. Souffrez, avant tout, que je vous présente mademoiselle Clotilde Maréchal, une jeune personne à laquelle je m’intéresse très vivement et que je recommande à vos bons soins. Pouvez-vous, ce soir même, lui donner l’hospitalité ?

À la vue de Clotilde s’approchant d’un air timide, mademoiselle Séchoir prit son attitude suprême qui consistait à redresser le torse en ramenant le train de derrière pour appuyer le mouvement de bascule des vertèbres cervicales, et regarda cette étrangère avec des yeux morts où toutes les lampes des vierges sages auraient pu s’éteindre.

Ces yeux, de la couleur de l’eau des lavoirs, avaient la langueur pâmée des sentimentales professoresses du Septentrion. Il aurait fallu être aveugle pour n’y pas déchiffrer l’habitude sublime de noyer toutes les trivialités de la vie dans l’intime joie des spéculations transcendantes et des attendrissements supérieurs.

Ce fut donc avec ce mélange de rondeur amicale pour Gacougnol et de condescendance polaire pour Clotilde, qu’elle daigna parler après avoir superbement désigné des sièges.

— Soyez la bienvenue, Mademoiselle… Ma foi ! monsieur et cher ami, vous tombez on ne peut mieux. J’ai justement une chambre toute prête destinée à une pensionnaire américaine que j’attendais et qui vient de me télégraphier de Nice qu’elle n’arrivera qu’au printemps. Notre hiver parisien lui fait peur. Quelle neige ! ce soir… Eh bien ! vilain homme, pourquoi ne vous voit-on plus ? Où en êtes-vous de vos chefs-d’œuvre ? Allez-vous enfin publier ces poésies adorables dont je ne connais malheureusement que deux ou trois ? Et la musique ? Et la peinture ? Et la sculpture ? Car vous êtes universel, comme nos maîtres de la Renaissance… Si je ne craignais pas certaines rencontres bizarres qu’on peut faire chez un artiste, j’irais bien voir votre atelier, qui doit être plein de merveilles.

En même temps qu’elle roucoulait cette dernière phrase les yeux de la tourterelle parurent errer dans la direction de sa nouvelle pensionnaire. Toutefois, si ce regard impliquait la centième partie d’une allusion, ce fut si vague, si lointain, que la susceptibilité la plus ombrageuse n’aurait pu s’en alarmer.

Est-il besoin d’ajouter que sa voix correspondait à sa physionomie ? Elle avait cette espèce de prononciation rengorgée de certaines volailles qui ne cuisent bien qu’au bois vert, s’évadant parfois, il est vrai, comme une petite folle, dans les arpèges les plus éoliens, quand il s’agissait de prouver un peu d’enjouement ; puis redescendant aussitôt, quatre à quatre, l’escalier des sons pour se tapir dans la catacombe sévère d’un contralto mélodieux.

Accablé de tant de questions, Pélopidas se contenta de répondre qu’une telle visite, assurément, serait la plus enivrante faveur qu’il pût souhaiter, mais qu’en effet il lui serait, hélas ! impossible de cautionner absolument la modestie des individus qu’elle s’exposerait à rencontrer en venant chez lui.

— Allons ! soupira-t-elle, c’est encore une fête à laquelle il faut renoncer… Mais, j’y pense, Mademoiselle a, sans doute, besoin de repos, surtout si elle vient de faire un long voyage… Une tasse de thé vous serait-elle agréable ? Non. Alors voulez-vous me suivre ? je vais vous montrer votre chambre. Monsieur Gacougnol, je ne sais si je dois vous permettre de nous accompagner. Peut-être aimeriez-vous à voir l’installation de votre protégée, à moins que Mademoiselle ne trouve cela peu convenable…

— Mais, Madame, dit Clotilde qui n’avait pas encore ouvert la bouche, cela me paraît la chose du monde la plus simple. Je désire, au contraire, que monsieur Gacougnol sache comment je suis installée chez vous.

Les trois personnages arrivèrent enfin à une chambre des plus confortables.

— J’espère, mademoiselle, dévidait l’hôtelière dont s’appareillait l’institutrice, que vous serez satisfaite. Vous avez une vue ravissante, le soleil se couche au-dessus de votre lit et les petits oiseaux le saluent de leur chant tout autour de la maison, jusque dans les mois les plus rigoureux. Il y a même un nid d’hirondelles, sous le balcon supérieur, presque à portée de votre main. En qualité d’amie de monsieur Gacougnol, vous devez avoir l’âme poétique.

Cela, qui rappelait inopinément la mère Isidore, fut souligné d’un profond sourire de penseuse qui sait à quoi s’en tenir sur toutes les blagues dont s’accommode le vulgaire.

Pélopidas impatienté tira sa montre et fit observer à son tour que la nouvelle venue devait avoir besoin de sommeil.

— Bonsoir, mon enfant, dit-il en serrant la main à Clotilde, dormez bien et que les anges de Dieu soient avec vous. N’oubliez pas que, demain, je compte sur votre exactitude… Et vous, Mademoiselle, soyez assez bonne pour me mettre à la porte.

Clotilde, restée seule, se demanda, pour la première fois de sa vie, ce que pouvaient être les Anges de Dieu !…