La Femme pauvre/Partie 1/16

G. Crès (p. 114-117).
Première partie


XVI



On décida de dîner sur place. Gacougnol ne demandait qu’à prolonger la séance, naïvement heureux d’avoir pu rencontrer, le même jour, et d’avoir mis face à face deux personnages aussi rares que Clotilde et Marchenoir.

Ce dernier, stimulé par la présence de la jeune femme, dont il devinait la nature exquise, donna ce qu’il avait de meilleur dans l’esprit et dépensa plus d’éloquence que l’émancipation d’un peuple n’en réclame. Il étonna même Gacougnol en déployant une robuste gaîté connue seulement de ses plus intimes et que le peintre était loin de supposer à l’imprécateur.

— J’ai plusieurs mois de silence à récupérer, disait-il, plusieurs mois prêtés au labeur le plus improbe et je viens d’accoucher d’une œuvre prodigieusement inutile. Aujourd’hui, j’ai la fièvre puerpérale. Ceux qui me tombent sous la main doivent se résigner.

Cette soirée parut divine à Clotilde qui aurait bien voulu qu’elle durât indéfiniment pour ne s’achever que le jour où, devenue très vieille, elle aurait pu s’en aller sans amertume dans un cercueil trop étroit…

Mais il était déjà tard, il faisait nuit depuis longtemps et ce fut avec un sursaut de désespoir qu’elle se souvint qu’il fallait rentrer. Rentrer à Grenelle, dans cette horrible chambre où elle avait cru tant de fois mourir ! Il lui faudrait subir les questions venimeuses de sa mère, et, — à moins qu’il ne fut ivre-mort et vomissant, — les réflexions de ce bandit, plus salissantes que son ivresse… Sa toilette, il faudrait pourtant l’expliquer, et comment ces âmes ignobles, étroites comme le péché, pourraient-elles croire à son innocence ?

Et tout cela n’était rien encore. Il y avait ce lit, cet épouvantable lit, ce matelas de pourriture et d’horreur ! Est-ce qu’elle allait y coucher de nouveau, maintenant ? Ah ! non, par exemple. Ce matin, cela se pouvait, c’était tout simple, puisqu’elle était elle-même une ordure au fil de l’égout. Mais, après une telle journée, c’était impossible !

Elle le sentait bien, parbleu ! cette jolie toilette avait modifié son cœur. On ne se transforme pas seulement au dehors. C’est une sottise de le prétendre. Et puis, ce monsieur Marchenoir, que paraissait admirer lui-même son protecteur bénévole et dont les paroles inouïes se répandaient en elle comme de la lumière et des parfums, ne lui avait-il pas fait l’honneur incroyable de lui parler amicalement, de la traiter en égale ? Ne faisait-il pas exactement pour son âme, depuis trois heures qu’on était ensemble, ce que monsieur Gacougnol avait fait pour son pauvre corps de mendiante guenilleuse, affamée et désespérée ?… Son épouvante et son dégoût furent si énormes que la pensée lui vint de ne pas rentrer du tout, de marcher toute la nuit, toutes les nuits, et de supplier Gacougnol, puisqu’elle irait chez lui tous les jours, de la laisser dormir une heure dans un coin.

Elle en était là de ses pensées, lorsque des consommateurs nouveaux apparurent. La malheureuse ne put retenir un cri d’effroi.

Ces arrivants frappaient du pied sur le seuil et secouaient leurs vêtements couverts de neige. C’était la première de ce crucifiant hiver parisien où les balayeurs municipaux se virent contraints de l’entasser sur les boulevards, à la hauteur d’un premier étage.

Gacougnol, qui observait attentivement sa tremblante amie et qui pénétrait, en souriant, son inquiétude, s’empressa de la rassurer.

— Ma chère Clotilde, lui dit-il, ne vous tourmentez donc pas, je vous en prie. Cette neige n’a rien de menaçant pour vous. Croyez-vous, par hasard, que je vais vous abandonner ? Prenez plutôt un petit verre de cette excellente chartreuse. C’est ce qu’il y a de meilleur contre la neige… De quel côté allez-vous, Marchenoir ?

— Oh ! ne vous occupez pas de moi, mon domicile est à deux pas, à l’extrémité de la rue de Buffon. Quittons-nous ici. J’irai vous voir prochainement, puisque je suis enfin débarrassé de mon livre. Vous reverrai-je, mademoiselle ?

— Je l’espère, monsieur, répondit Clotilde, peu capable, en ce moment-là surtout, de fourbir un protocole. Je pense que vous me reverrez chez monsieur Gacougnol. Vous m’avez rendue très heureuse ce soir. C’est tout ce que je peux vous dire et vous avez une grande place dans mon cœur.

— Elle est délicieuse ! pensait Marchenoir en s’éloignant. D’où vient-elle ? Il n’est pas possible qu’elle soit la maîtresse de ce gros fantassin de Pélopidas. Il ne me l’aurait certes pas caché… Comme elle m’écoutait ! Il y a donc encore des âmes sur la terre !…