La Femme pauvre/Partie 1/18

G. Crès (p. 125-128).
Première partie


XVIII



Monsieur, vous êtes beau comme un ange. — Madame, vous avez de l’esprit comme un démon.

S’il y eut jamais un champ de manœuvres où se soient exercés avec ampleur les instincts de prostitution particuliers à la race humaine, c’est assurément le royaume des esprits célestes ou le sombre empire des intelligences réprouvées.

On a tellement compris que l’habitacle cellulaire de la Désobéissance est rempli de compagnons invisibles, qu’on a voulu, dans tous les temps, les associer en quelque manière aux actes visibles qui s’accomplissaient dans les divers cabanons.

Alors, on s’est appelé mon chérubin ! ou mon petit satan ! et toutes les cochonneries sublunaires, aussi bien que les sottises les plus triomphales, ont été pratiquées sous d’arbitraires invocations qui déshonoraient à la fois le ciel et l’enfer. Et pour assouvir les cœurs en travail de démangeaisons sublimes, la poésie et l’imagerie plastique se sont évertuées aux apothéoses !

Ils sont Sept, — ô mon tendre amour ! — qui vous regardent curieusement des sept encognures de l’Éternité ! On les croirait sur le point de coller leurs bouches aux épouvantables Olifants du rappel des morts et leurs indicibles mains, que n’inventerait aucun délire, sont déjà crispées autour des sept Coupes de la fureur.

Que la petite lampe qui brûle devant le plus humble autel de la chrétienté leur fasse un signe, et les habitants du globe voudront sauter dans les planètes pour échapper à la plaie de la terre, à la plaie de la mer, à la plaie des fleuves, à l’hostilité du soleil, aux immigrations affreuses de l’Abime, à l’effarante cavalerie des Incendiaires et surtout à l’universel regard du Juge !

En vérité, ce sont « les Sept, qui se tiennent en la présence de Dieu », nous dit l’Apocalyptique et c’est tout ce qu’on en peut savoir. Mais il n’est pas défendu de supposer, — comme pour les étoiles, — qu’il y en a des millions d’autres, dont le moindre est capable d’exterminer, en une seule nuit, les cent quatre-vingt-cinq mille Assyriens de Sennachérib ; — sans parler de ceux-là qu’on nomme précisément les démons et qui sont, au fond des puits du chaos, l’image renversée de tous ces flambeaux crépitants du ciel.

Si la vie est un festin, voilà nos convives ; si elle est une comédie, voilà nos comparses ; et tels sont les formidables Visiteurs de notre sommeil, si elle n’est qu’un rêve !

Lorsqu’un entremetteur d’idéal barytonne les splendeurs angéliques de Célimène, sa sottise a pour témoins les Neuf multitudes, les Neuf cataractes spirituelles que Platon ne connaissait pas : Séraphins, Chérubins, Trônes, Dominations, Vertus, Puissances, Principautés, Archanges et Anges, parmi lesquels il faudrait peut-être choisir… Si c’est l’enfer qu’on invoque, c’est, — à l’autre pôle, — exactement la même aventure.

Et pourtant, ils sont nos très proches, les voyageurs perpétuels de la lumineuse échelle du Patriarche, et nous sommes avertis que chacun de nous est avaricieusement gardé par l’un d’entre eux, comme un inestimable trésor, contre les saccages de l’autre abîme, — ce qui donne la plus confondante idée du genre humain.

Le plus sordide chenapan est si précieux qu’il a, pour veiller exclusivement sur sa personne, quelqu’un de semblable à Celui qui précédait le camp d’Israël dans la colonne de nuées et dans la colonne de feu, et le Séraphin qui brûla les lèvres du plus immense de tous les prophètes est peut-être le convoyeur, aussi grand que tous les mondes, chargé d’escorter la très ignoble cargaison d’une vieille âme de pédagogue ou de magistrat.

Un ange réconforte Élie dans son épouvante fameuse ; un autre accompagne dans leur fournaise les Enfants Hébreux ; un troisième ferme la gueule des lions de Daniel un quatrième enfin, qui se nomme « le Grand Prince », disputant avec le Diable, ne se trouve pas encore assez colossal pour le maudire, et l’Esprit-Saint est représenté comme le seul miroir où ces acolytes inimaginables de l’homme puissent avoir le désir de se contempler.

Qui donc sommes-nous, en réalité, pour que de tels défenseurs nous soient préposés et, surtout, qui sont-ils eux-mêmes, ces enchaînés à notre destin dont il n’est pas dit que Dieu les ait faits, comme nous, à sa Ressemblance et qui n’ont ni corps ni figure ?

C’est à leur sujet qu’il fut écrit de ne jamais « oublier l’hospitalité », de peur qu’il ne s’en cachât quelques-uns parmi les nécessiteux étrangers.

Si tel vagabond criait tout à coup : « Je suis Raphaël ! Je paraissais boire et manger avec vous ; mais ma nourriture est invisible et ce que je bois ne saurait apparaître aux hommes » ; qui sait si la terreur du pauvre bourgeois ne s’étendrait pas aux constellations ?

Fumant de peur, il découvrirait que chacun vit à tâtons dans son alvéole de ténèbres, sans rien savoir de ceux qui sont à sa droite et de ceux qui sont à sa gauche, sans pouvoir deviner le « nom » véritable de ceux qui pleurent en haut ni de ceux qui souffrent en bas, sans pressentir ce qu’il est lui-même, et sans comprendre jamais les murmures ou les clameurs qui se propagent indéfiniment le long des couloirs sonores.