CHAPITRE XV.


Pour bien se faire une idée de ma position, il faut se représenter une jeune personne de vingt ans, élevée dans la mollesse, n’ayant jamais eu que des malheurs domestiques, et ne connaissant aucune des privations de la vie, portant le havre-sac sur le dos, entreprenant une route longue et dangereuse à pied, exposée à l’intempérie de la saison, mal couchée, plus mal nourrie, (car la disette pesait alors sur toute la France). Mais que ne fait point entreprendre l’amour ? Je cherchais à en imposer aux autres et à moi-même. Il était bien prouvé que j’avais eu le courage de supporter le départ de mon frère, et que celui de Lavalé m’avait seul déterminée à courir les champs, au risque de tout ce qui pouvait en arriver. J’étais avec lui, et je me persuadais qu’aucun accident ne pouvait m’atteindre.

Nous fîmes six lieues à notre première journée ; l’étape que nous reçûmes nous fût d’une grande ressource. Dans tous les villages où nous avions passé, il nous avait été impossible de nous procurer du pain.

Nous fûmes logés chez une vieille dévote, qui s’en prenait à tous les militaires de ce qu’on ne disait plus la messe ; à peine avait-elle daigné nous donner un lit pour deux, composé d’un mauvais matelas et d’une paillasse, où toutes les souris de la maison avaient établi leur domicile ; un drap très-petit et sale, une chaise de bois et une mauvaise table, composait tout notre mobilier. Nous étions soldats, et nous ne pouvions exiger, comme les officiers, qu’on nous couchât seuls. Lavalé était désolé ; je pris mon parti plus vite que lui. Notre hôtesse ne nous avait point donné de lumière ; nous allâmes en acheter ; elle fit beaucoup de difficultés pour nous prêter un flambeau : elle prétendait que tous les soldats qu’elle avait eu le malheur de loger, l’avaient volée, et que sûrement, nous ne valions pas mieux que les autres. Nous fûmes obligés de nous servir de la bouteille que nous avions achetée, pour poser notre chandelle. Notre faiblesse faisait sa force ; nous ne jurions point, nous ne lui faisions aucune menace, et elle se vengeait sur nous de ce qu’elle avait éprouvé de ceux qui nous avaient précédés.

Nous ôtâmes le matelas que Lavalé mit par terre ; il arrangea nos habits sur la paillasse, m’enveloppa de la couverture ; il se fit un oreiller de nos havre-sacs, et se coucha sur le matelas, qui n’avait pas quatre pouces d’épaisseur. Allons, mon ami, lui dis-je, à la guerre comme à la guerre. Tâchons de dormir, nous avons besoin de nous reposer pour recommencer demain notre route.

Le lendemain nous étions moulus ; mon lit m’avait plus fatiguée que la marche de la veille. Nous quittâmes notre hôtesse sans lui dire adieu, tant nous avions d’humeur contre elle.

Notre bonne étoile nous fit rencontrer, en sortant du bourg, un charretier qui tenait la même route que nous. Nous le priâmes de nous recevoir dans sa voiture, bien entendu, en payant ; il y consentit. Au premier village, il nous fallut descendre, et déjeûner avec notre conducteur, qui nous fit donner, moyennant un écu de trois livres, tout ce dont nous eûmes besoin : après quoi nous remontâmes dans la charrette. J’achetai quelques bottes de paille sur lesquelles je me couchai : je dormis beaucoup mieux que sur la paillasse de la veille. Nous prîmes en passant notre pain d’étape, et nous continuâmes notre route, le voiturier allant à Rennes, et ayant consenti à nous y conduire. Mais le destin ne l’avait pas décidé ainsi. Nous fûmes rencontrés le lendemain par une vingtaine de chouans, qui nous arrêtèrent et nous forcèrent de les suivre : la résistance eût été inutile. On nous mena dans un château, où nous fûmes reçus par des femmes, qui nous accablèrent d’injures, et nous menacèrent de nous faire souffrir tous les maux qu’elles pourraient imaginer. On commença par nous dépouiller de la tête au pied, et l’on nous donna une belouse de toile grise, qui pesait au moins vingt livres. On nous laissa nos assignats, et l’on me prit environ dix louis que j’avais sur moi. Je ne sais comment fit Lavalé, mais il trouva le moyen de soustraire, à leur rapacité, plus de cent louis dont il était porteur.

La position où se trouvent les individus, change leur opinion, et les sentimens qui les animent, leur font blâmer ou approuver les événemens. Nous avions été reçus par des domestiques, et leurs injures nous avaient peu affectés ; mais les mauvais traitemens de la maîtresse de la maison, nous furent très-sensibles ; elle ordonna qu’on ne nous donnât que ce qu’il faudrait pour nous empêcher de mourir ; qu’on nous fît coucher dans l’écurie, et que personne ne communiquât avec nous jusqu’à ce que nous eussions consenti à nous joindre au parti qui protégeait la religion. Une espèce de prêtre hibernois vint nous catéchiser. Ses discours remplis du fiel de la vengeance, m’inspirèrent une horreur que je ne pus m’empêcher de manifester. Alors il nous menaça d’aller rendre compte de notre résistance à madame la marquise de Roucheterre. Madame de Roucheterre, m’écriai-je ! Est-elle la maîtresse ici ? Oui. La connaissez-vous ? De nom ; mais j’ai eu des liaisons avec des personnes de sa famille. Il nous quitta ; et un moment après vint nous reprendre pour nous conduire devant ma tante ; car madame de Roucheterre était la sœur de mon père. Je ne l’aurais pas su, que sa parfaite ressemblance avec M. de Chabry, me l’eût fait soupçonner ; elle nous reçut avec toute la hauteur d’une marquise bretonne, me questionna sur mes liaisons avec sa famille. Je lui répondis que j’avais été élevé dans le même collège que monsieur le vicomte de Chabry, que l’amitié la plus vive nous unissait, que nous ne nous étions quittés qu’au moment où, sous un nom supposé, il avait été obligé de partir pour l’armée ; que j’avais appris qu’il était à l’hôpital à Rennes, et que, malgré ma grande jeunesse, je m’étais déterminé à prendre l’habit de volontaire, pour venir apporter des secours et des consolations à mon ami ; que mon camarade, qui était aussi l’ami du vicomte, avait bien voulu m’accompagner dans ce pénible voyage ; que nous nous rendions en droiture à Rennes, lorsque nous avions été conduits dans ce château ; que si elle voulait se faire apporter les effets qu’on nous avait pris, elle y verrait un portrait de monsieur le marquis de Chabry, son frère, que je portais à son neveu, qui s’était engagé de le remettre à sa sœur, qui était à Londres avec monsieur le marquis, et que je n’avais entrepris le voyage que pour faciliter à mon ami les moyens de se réunir à son père et à sa sœur.

Qu’on vienne nous dire que le sang parle, et qu’un certain je ne sais quoi nous entraîne vers nos proches parens. Je vous jure qu’il n’en est rien. Madame de Roucheterre continua de me traiter malgré l’explication avec beaucoup de froideur. Elle se fit apporter le portrait de mon père, fut un peu émue, et me dit que puisque notre intention n’était point de nous joindre aux bleus, elle consentait à ce que nous continuassions notre route ; qu’elle allait nous faire délivrer les passe-ports nécessaires pour que nous ne fussions point arrêtés par l’armée royale. On nous donna à chacun un pain de sarrasin ; mais on ne nous rendit aucuns de nos effets, pas même le portrait de mon père. On nous conduisit après hors du château, dont le pont levis se releva à l’instant.

Nous nous regardâmes, Lavalé et moi ; il avait l’air de me dire, vous l’avez voulu : je me repends d’y avoir consenti. Je compris parfaitement son silence, et je le rassurai : Une seule chose m’inquiète, lui dis-je, nous sommes sans argent. Il me fit un signe rassurant, et paraissait craindre de me parler, de peur d’être surpris ; nous traversâmes en hâte l’avenue du château ; et quand nous en fûmes sortis, nous dévorâmes notre pain de sarrasin : depuis la veille, nous n’avions pris aucune nourriture.

Convenez, mon ami, dis-je à Lavalé, que l’appétit est un excellent cuisinier ; si l’on m’eût offert ce pain, pendant que nous étions à J… je l’aurais rejeté loin de moi ; aujourd’hui, il me paraît délicieux.

Lavalé était étonné de mon courage et de ma sécurité.

J’ai tremblé de tout mon corps, me dit-il, quand nous avons paru devant madame de Roucheterre. J’avais une frayeur mortelle que vous ne vous compromissiez ; votre tante ne vous aurait jamais pardonné, si elle vous eût reconnu, et j’aurais été chassé impitoyablement.

Je vous avoue, repris-je, qu’elle m’a révolté avec sa hauteur. Dites-moi, mon ami, j’étais donc aussi ridicule avant que les sentimens que vous m’avez inspirés m’eussent corrigée ? Il me baisa la main pour toute réponse.

La nuit commençait à nous envelopper de son ombre, que nous n’avions encore rencontré que quelques paysans cachés derrière des haies, et qui semblaient attendre les passans. Enfin, nous aperçûmes une espèce de hameau ; nous nous hasardâmes d’y entrer. Le curé fût aussitôt averti de notre arrivée, et vint nous interroger.

À son aspect mélancolique, à son teint blafard, je le pris pour un Énergumène. Nous lui exhibâmes les passe-ports qu’on nous avait délivrés chez madame de Roucheterre ; il y mit sa signature, et nous souhaita de n’être pas rencontrés par les bleus.

Nous étions entrés chez une jeune femme qui, entendant les souhaits que son curé nous faisait, nous prodigua ses soins ; elle nous fit à souper, fut nous chercher de quoi nous rafraîchir en attendant. Elle nous dit qu’elle ne pouvait nous offrir de lit, parce que son mari dormait depuis trois jours, et qu’elle ne pouvait le déranger ; que demain il devait se réveiller, que son curé le lui avait assuré. Je demandai à voir ce dormeur ; j’en fus effrayé : la putréfaction commençait à se faire, et j’appris, non sans le plus grand étonnement, que ces bonnes gens étaient convaincus, lorsqu’ils allaient se battre pour leur prêtre, que si ils étaient atteints d’un coup mortel, le curé avait le pouvoir de les ressusciter. Ces bons prêtres, me dit-elle, ne les rappellent pas tous à la vie ; il faut qu’il n’ait jamais murmuré contre la religion pour que le miracle s’opère. Mais je suis bien sure que mon mari n’est qu’endormi ; monsieur le curé me l’a assuré, et j’ai donné mon dernier sac de farine pour l’armée royale, en reconnaissance du service que ce saint homme me rend de rappeler mon mari à la vie.

Cette malheureuse femme nous contait cela avec une bonne foi, qui m’inspirait pour elle infiniment de pitié. Dans toute autre circonstance, j’aurais cherché à la dissuader ; mais dans celle où nous nous trouvions, le silence était tout ce que nous avions à observer. Je me contentai intérieurement de gémir sur les opinions des hommes, qui pour satisfaire leur haîne, se livrent à des passions qui déshonorent l’humanité. Je blâmais dans mon cœur les Vendéens ; j’abhorrais leurs prêtres, et je détestais ceux qui leur avait mis le poignard à la main.

Nous nous couchâmes dans la grange sur de la paille fraîche. Il y avait à peine une heure que nous y étions, qu’un grand bruit se fit entendre : nous y courûmes ; les cris des femmes et des enfans se confondaient ; nous voyions, à la lueur de la lune, le brillant des armes ; le tumulte était à son comble. Lavalé aperçut un uniforme national ; il me prit par la main, et nous nous jetâmes au milieu du peloton, en demandant protection. C’était en effet un détachement de gardes nationaux, qui venait délivrer plusieurs de leurs camarades, qui avaient été conduits dans ce hameau. On alla les chercher ; ils étaient enchaînés dans la cave du curé qui nous avait interrogés. On leur avait coupé les cheveux : le lendemain ils devaient être faits mourir.

Le curé avait pris la fuite aussitôt qu’il avait été instruit de l’arrivée de la troupe ; c’était un parti fort sage, car la fureur était si grande du mauvais traitement qu’il avait fait aux volontaires, que je suis convaincue qu’il en aurait été puni bien cruellement.

Quand on eût délivré les prisonniers, on s’éloigna du hameau, et nous fûmes réunis au bataillon. Un sergent vint nous prendre pour nous conduire devant le commandant ; jugez de notre joie et de notre étonnement, quand nous reconnûmes dans ce sergent le fils aîné de notre ami Durand. Nous nous jetâmes dans ses bras avant qu’il eût eu le tems de nous reconnaître ; je le priai de garder le secret sur mon sexe et sur mon nom : il me le promit, nous conduisit auprès du commandant, à qui il nous présenta comme ses amis.