CHAPITRE XIV.


Je fus réveillée par un message de M. Durand, qui me priait de remettre notre visite à l’après-midi, étant forcé d’aller à Corbeil faire quelques emplettes. Il avait eu la précaution de m’envoyer sa lettre par son nouveau domestique ; les nôtres nous étaient entièrement dévoués, et nous pouvions, chose extrêmement rare alors, compter sur leur discrétion.

Lavalé fut étonné du calme de Dorothée ; elle paraissait aussi tranquille que si elle eut dû être du voyage. Je lui expliquai cette espèce d’énigme, et il m’avoua que personne n’avait l’art comme moi de faire adopter son opinion. Nous causâmes long-tems de nos nouveaux projets ; il me dit que M. Durand était allé nous acheter tout ce qui nous était nécessaire, et qu’il croyait que nous serions en état de partir sous très-peu de jours.

Pour éviter que Lavalé ne fût vu des personnes étrangères qui auraient pu venir, et qui se seraient apperçu qu’il n’était pas un domestique, nous passâmes la journée dans mon appartement ; sur la brune, nous nous rendîmes chez M. Durand ; il n’était pas encore de retour. On apporta un paquet de lettres, timbrées de l’année. Je ne pus tenir à mon impatience. Après avoir pris et repris vingt fois ce paquet, je rompis le cachet ; il contenait plusieurs lettres des volontaires, et une du jeune Durand, qui nous mandait qu’il venait de recevoir des nouvelles de son frère ; qu’étant dans la division qui avait été repoussée, on les avait incorporés sur-le-champ dans un bataillon qui partait pour la Vendée. Il témoignait son étonnement de n’avoir reçu aucune réponse à vingt lettres qu’ils avaient envoyées. Ce silence avait beaucoup inquiété Saint-Julien, et avait retardé sa guérison ; il était toujours à l’hôpital, et déterminé, aussitôt que ses forces le lui permettraient, à venir s’assurer par lui-même s’il n’était rien arrivé à ses amis.

Il me serait difficile de vous peindre la joie que me causa cette lettre. J’avais un point fixe ; je pouvais en très-peu de tems me réunir à mon frère, sans courir les hasards d’une recherche inutile. Dorothée partageait mon bonheur, et se persuadait que notre retour serait très-prochain. M. Durand revint peu de tems après ; je lui fis mes excuses d’avoir décacheté le paquet qui lui était adressé ; mais que mon impatience ne m’avait pas permis de réfléchir que je commettais une indiscrétion.

Il trouva mon pardon dans mon inquiétude, qui était fort naturelle. Il était comme nous très-satisfait d’avoir des nouvelles de ses enfans. Il faut avouer, me dit-il, que le sort vous sert bien mieux que la raison.

M. Durand avait fait toutes les emplettes nécessaires pour notre voyage ; et il avait, de plus, amené avec lui un tailleur. J’envoyai Lavalé chercher un des habits de mon frère, que je revêtis, afin de faire prendre ma mesure. Je ne paraissais point empruntée dans ce déguisement ; et je vous assure que ma grande taille élancée était moins ridicule en homme qu’en femme.

Madame Daingreville et Dorimond vinrent nous rejoindre chez M. Durand, où nous passâmes le reste de la soirée. Les nouvelles que nous avions reçues de mon frère, nous avaient causé à tous de la joie ; et nous ne paraissions pas être les mêmes personnes qui, la veille, étaient accablées de chagrin.

Il s’écoula une semaine entière avant notre départ ; nous passions toutes les soirées ensemble, et le jour à faire nos préparatifs ; mais cela allait lentement, parce que nous étions obligés de nous cacher de Dorimond et de madame Daingreville. Enfin, le moment tant désiré arriva. Je vous avoue que j’aurais été beaucoup moins affectée, si j’eusse parti aussitôt que j’en formai le projet.

M. Durand, comme procureur de la commune, pouvait écrire sur les registres sans consulter le maire, qui, heureusement, se trouvait absent pour quelques jours ; il nous inscrivit tous deux comme deux volontaires allant à la Vendée, sous le nom de Bontems ; il n’y avait aucun inconvénient à prendre ce nom à J… où nous ne l’avions jamais porté. La prudence de M. Durand lui fit prendre une précaution, qui ne nous fut pas inutile dans la suite.

Il fit un écrit dans lequel il déclarait notre intention d’aller rejoindre Saint-Julien à l’armée de la Vendée. Il y mettait nos véritables noms, et les raisons qui nous forçaient à les cacher. Un des notables qui avait une grande confiance en lui, qui ne savait point lire, mais qui signait, accola son nom à côté des nôtres.

Je suivis avec Dorothée la même marche qui avait été observée lors du départ de mon frère ; je la trompai sur le jour de notre séparation ; je redoutais sa douleur, qui aurait inquiété son père et ma tante, surtout dans un moment où rien ne paraissait devoir nous alarmer. Je lui écrivis deux lettres, une ostensible et une pour elle seule : je lui en laissai une pour madame Daingreville.

À deux heures du matin, M. Durand et Lavalé vinrent me prendre ; j’allai au lit de ma Célestine, que je pressai contre mon cœur, en la baignant de mes larmes. Je ne pus me refuser au plaisir d’aller voir ma bonne Dorothée, et je lui dis adieu tout bas, cherchant à m’excuser par cette démarche de l’avoir trompée.

J’ai su depuis que sa douleur avait été si forte à son réveil, quand elle aperçut les lettres que j’avais déposées sur son lit, que Dorimond et madame Daingreville avaient été convaincus qu’elle ignorait comme eux ma résolution. M. Durand nous accompagna jusqu’à Versailles, où l’on nous distribua nos feuilles de route. Nous ne quittâmes point ce respectable ami, sans répandre un torrent de larmes ; je lui renouvelai ma prière de consoler Dorothée, et ma bonne tante de veiller sur Célestine. N’oubliez pas, mon ami, lui dis-je, que mon être est partagé en deux, que j’en laisse la moitié à J… sous la garde de l’amitié.