La Femme et le Féminisme avant la Révolution/II/2

Éditions Ernest Leroux (p. 365--).

CHAPITRE II
LA NATURE DE LA FEMME
i. Les théoriciens de l’égalité absolue. — ii. Voltaire : ses hésitations et ses contradictions. — iii. Rousseau chef de l’école antiféministe.


Le christianisme, la loi romaine ont envisagé l’assujettissement des femmes, non comme un phénomène accidentel qui aurait pu ne pas être, mais comme l’une des parties essentielles de l’ordre universel. Cet assujettissement est déterminé, par la nature imparfaite de la femme qui, pour le juriste romain, est, un fait qu’il faut accepter sans commentaire pour le théologien, une conséquence de la volonté du Créateur. La théologie catholique et le droit romain forment, à la veille de la Révolution française, les assises de la société et la conception commune des droits et des devoirs de la femme. Qui veut donc réformer la condition des femmes, soit les émanciper plus complètement et mettre les lois d’accord avec les mœurs, soit les assujettir tout à fait et remettre les mœurs en harmonie avec les lois, doit donc s’efforcer de détruire les idées chrétiennes et romaines sur la nature de la femme ou d’en montrer le bien fondé.

La question capitale est donc celle-ci : quelle est la nature de la femme et quelle est la vraie place que lui assigne l’ordre naturel ? Cette question, résolue, entraînera la solution de toutes les autres.

Pour les uns, toute l’école libérale de Montesquieu, d’Helvétius, de Voltaire, dont relèvent tous les féministes, l’infériorité actuelle de la femme est non un fait nécessaire, mais simplement contingent. Les circonstances seules l’ont amenée, les circonstances peuvent la faire disparaître.

i. Théoriciens de l’égalité

Montesquieu est sur ce point très net : « C’est une question de savoir, dit-il, si la loi naturelle soumet les femmes aux hommes. Non, me disait l’autre jour un philosophe très galant, la nature n’a jamais dicté aux hommes une telle loi. L’empire que nous avons sur elles est une véritable tyrannie. Elles ne nous l’ont laissé prendre que parce qu’elles ont plus de douceur que nous et par conséquent plus d’humanité et de raison. Ces avantages, qui devraient leur donner la supériorité sur nous si nous avions été raisonnables, la leur ont fait perdre parce que nous ne le sommes point.

Or, s’il est vrai que nous n’avons sur les femmes qu’un pouvoir tyrannique, il ne l’est pas moins qu’elles ont sur nous un empire naturel, celui de la beauté à qui rien ne résiste. Le nôtre n’est pas de tous les pays, mais celui de la beauté est universel. Pourquoi aurions-nous donc un privilège ? Est-ce parce que nous sommes les plus forts ? Mais c’est une véritable injustice. Nous employons toute sorte de moyens pour leur abattre le courage. Les forces seraient égales si l’éducation l’était aussi. Éprouvons-les avec les talents que l’éducation n’a point affaiblie et nous verrons si nous sommes forts[1]. »

Supprimons les phrases galantes sur l’empire naturel de la beauté, qui est une concession du goût de l’époque et au genre léger traité par l’auteur, et nous trouvons là la thèse féministe. Les deux sexes étaient créés égaux par la nature : la supériorité présente de l’homme est le résultat de l’usurpation masculine. Voulant assurer la supériorité acquise par une sorte de coup d’État, l’homme a maintenu la femme dans l’ignorance et dans la faiblesse. Cette ignorance et cette faiblesse acquises, non innées, lui ont permis par la suite de fonder en droit son usurpation.

À vrai dire, Montesquieu affirme sans se donner la peine de prouver. Et il ne se demande ni comment les hommes, s’ils n’étaient pas plus forts que les femmes, ont pu accomplir leur usurpation, ni s’il n’y a pas cependant sinon inégalité, du moins des différences spécifiques tant morales qu’intellectuelles entre les deux sexes.

Mme  de Lambert, Helvétius soutiennent à peu près la même thèse. Pour l’un comme pour l’autre, la femme est faite par la nature l’égale de l’homme. La mauvaise éducation que l’homme lui impose la rend inférieure.

« Si les femmes sont en général inférieures aux hommes, dit Helvétius, c’est qu’en général elles reçoivent une plus mauvaise éducation[2]. »

D’Alembert pense presque comme Montesquieu. « Si vous aviez raison, écrit-il à Rousseau, de vous écrier : « Où trouvera-t-on une femme honnête et vertueuse… Quelle en serait la triste cause ? l’esclavage et l’espèce d’avilissement où nous avons mis les femmes, les entraves que nous donnons à leur esprit et à leur âme, l’éducation funeste, je dirai presque meurtrière, que nous leur donnons sans leur permettre d’en avoir d’autre. Nous traitons la nature en elles comme nous la traitons dans nos jardins. Nous cherchons à l’orner en l’étouffant. Si la plupart des nations ont agi comme nous à leur égard, c’est que partout les hommes ont été les plus forts et, que partout, le plus fort est l’oppresseur du plus faible »[3].

Pour d’Alembert, moins absolu que Montesquieu, il y a au moins une inégalité naturelle entre les deux sexes : celle de la force, qui ne justifie pas d’ailleurs l’inégalité des conditions.

L’égalité des aptitudes et des cerveaux, si nettement établie par Poulain de la Barre, est un dogme pour la plupart des féministes.

Aucun, sans doute, ne reprend la fameuse discussion sur l’identité ou la différence des cerveaux de l’un et l’autre sexe. Cependant, ils ont vu la difficulté et la résolvent à leur manière.

Quelques-uns d’entre eux admettent qu’il y ait en effet quelque différence entre la manière dont s’accomplissent chez l’homme et chez la femme les opérations de l’esprit. Sensualiste, et faisant dériver celles-ci de la conformation des sens, Helvétius note que sans doute l’organisation des deux sexes est différente à certains égards, mais que cette différence ne saurait être regardée comme la cause de l’infériorité de l’esprit des femmes… La preuve du contraire, c’est que « nulle femme n’étant organisée comme un homme, aucune ne devrait avoir autant d’esprit ». Cependant, que de femmes célèbres ne le céderait aux hommes de génie !

Pour Helvétius aussi, toutes les différences viennent de l’éducation.

L’une des apologistes les plus convaincues et les plus hardies du beau sexe, Mme  de Puisieulx, déclare « point de plus grande absurdité que l’entière différence qu’ils ont mise entre leur sexe et le nôtre » [4].

La supériorité masculine c’est, en réalité, l’usurpation masculine appuyée sur un préjugé commun. On reconnaît ici la thèse de Poulain de la Barre, qui sera reprise au xixe siècle par Stuart Mill.

Il est curieux de constater que des écrivains catholiques sont pleinement d’accord sur ces points avec les plus libres des philosophes et les plus émancipés des apologistes de la femme. Pour Philippe de Varennes, « les âmes des deux sexes sont également parfaites, et si la disposition organique du cerveau, différente dans toutes les têtes, fait qu’elles produisent différemment leurs pensées, raisonner un peu moins solidement est peu de chose eu égard aux qualités excellentes que les femmes ont en commun avec nous ».

« Si les femmes sont aujourd’hui considérées comme inférieures, ce n’est pas seulement la nature qui l’a voulu, ni la volonté divine, car Dieu n’a mis la femme dans la dépendance de l’homme que conséquemment à l’ordre de ses desseins, mais cette différence n’a rien de la dépendance ni de la servitude… et Dieu punit toute supériorité comme une supériorité usurpée. » En réalité, c’est toujours l’usurpation masculine qui a amené cette infraction aux ordres du Créateur, Cette usurpation, une abdication volontaire des femmes l’a facilitée. « Les femmes n’estiment point assez leur sexe, elles apportent peu de soin à en défendre les prérogatives » [5]. Remarque d’allure paradoxale et cependant bien profonde. Elle restera vraie pendant plus d’un siècle. Car du jour où les femmes désireront fortement l’égalité des sexes, elles l’obtiendront en effet. La théologie et la morale naturelle de J. Philippe de Varennes sont peut-être moins orthodoxes[6] qu’il n’imagine. Quant au P. Caffiaux, il pratique le féminisme intégral, absolu, et juge la femme meilleure, plus intelligente, plus courageuse que l’homme, faite mieux que lui pour conduire le monde dans les voies de la Providence. C’est que, malgré eux, les hommes d’Église même se laissent gagner par les nouvelles idées et ils s’efforcent de montrer que l’esprit du christianisme est d’accord avec elles.

Pour Boudier de Villemert, comme pour Philippe de Varennes, il y a bien de légères différences entre les sexes et, comme le chapelain du roi les déclare conforme aux desseins de la Providence, le philosophe les juge en pleine harmonie avec les desseins de la nature. Les qualités différentes des deux sexes se complètent pour former un ensemble qui est l’homme parfait. Les deux sexes doivent vivre l’un pour l’autre. Le mâle courage de l’un est tempéré par la souplesse de l’autre qui, à son tour, emprunte ce même courage, « Les idées des hommes prennent une teinte plus gracieuse dans la compagnie des femmes, tandis que, auprès d’eux, elles perdent ce qu’elles ont de trop léger.

Leurs différentes qualités se balancent et de ce mélange naît un accord heureux. La différence des esprits doit être comparée à celle qui se trouve dans les voix. C’est un agréable concert plutôt qu’une dissonance ». C’est donc la théorie des deux sexes complémentaires qui est ébauchée. Poussée, développée ; elle sera le fond de la doctrine des saint-simoniens.

ii. Voltaire : hésitations et contradictions

Voltaire n’affirme pas avec autant de conviction l’égalité naturelle des deux sexes. Sur ce point sa pensée est pleine de contradictions et de réticences. Sans doute il se montre à maintes reprises, nous le verrons, défenseur des droits de la femme, mais n’est-ce pas plutôt parce qu’elle est un être faible opprimé, que parce qu’elle est vraiment une égale privée par l’usurpation masculine de ses droits ?

Ses articles du Dictionnaire philosophique permettraient de le supposer.

Il semble que Voltaire y reprenne le vieux préjugé sur l’infériorité naturelle du sexe. « Au physique, dit-il, la femme est de par sa physiologie plus faible que l’homme, les émissions périodiques de sang qui affaiblissent les femmes et les maladies qui naissent de leur suppression, les temps de la grossesse, la nécessité d’allaiter les enfants et de veiller assidûment sur eux, la délicatesse de leurs membres les rendent peu propres à tous les travaux, à tous les métiers qui exigent de la force et de l’endurance. »

Et, comme le physique gouverne toujours le moral, l’infériorité spirituelle accompagne l’infériorité corporelle. « L’homme a d’ordinaire beaucoup de supériorité par la force du corps et même de l’esprit[7]. »

Ainsi Voltaire, moins hardi, moins profond que Montesquieu ou Helvétius, constate l’infériorité présente des femmes sans se demander si elle a toujours existé, et il ne s’étonne ni ne s’indigne de leur assujettissement. « Il n’est pas étonnant, dit-il, qu’en tout pays, l’homme se soit rendu maître de la femme, tout étant fondé sur la force. »

Ne retire-t-il pas d’ailleurs aux femmes les facultés les plus précieuses ? ses bras ne sont pas assez forts pour se livrer aux travaux de la mécanique, de la charpente, de la maçonnerie, de la métallurgie, ni son esprit assez puissant pour faire jaillir ces inventions qui sont la source du progrès humain. « Il y a eu des femmes savantes comme il en fut de guerrières, mais il n’y a jamais eu d’inventrices ».[8]

Nettement inférieures, les femmes ont cependant les qualités capables de compenser, dans une certaine mesure, cette infériorité. Elles sont plus faibles, mais plus adroites et plus souples.

« Exclues de toutes les professions qui pervertissent la nature humaine et qui la rendent atroce, moins adonnées aux liqueurs fortes qui inspirent la férocité, elles sont moins méchantes que les hommes. Une preuve évidente, c’est que, sur 1 000 victimes de la justice, vous comptez à peine 4 femmes ».[9]

Plus douce, plus rapidement policée, ayant acquis avant l’homme l’esprit de société et d’agrément, elle semble faite pour adoucir les mœurs des hommes.

Dans ses articles du Dictionnaire philosophique qui ne sont pas de ses meilleurs, la psychologie de Voltaire apparaît comme assez banale et sa philosophie de l’histoire assez peu pénétrante.

Rien de plus pauvre que ce qu’il dit sur l’absence des facultés inventives chez les femmes. Car, et quelques-uns de ses contemporains l’ont montré, il est vraisemblable que la femme ait une part prépondérante dans les premières inventions.

Rien de moins juste non plus que la supériorité morale de la femme qui s’est montrée, comme l’homme, capable de férocités atroces et des crimes les plus monstrueux !

Heureusement là n’est pas toute la pensée de Voltaire. Dans l’épître dédicatoire d’Alzire, adressée à Mme  du Chatelet, il montre les femmes capables de s’élever aux plus hautes spéculations de la mathématique et de la philosophie. « Nous sommes au temps où, j’ose le dire, un poète doit être philosophe et une femme le peut être hardiment, »

La même année où il envoie à Mme  du Chatelet cette épître, il déclare nettement à M. Berger[10], rendant compte de l’opéra les Génies, de Mlle  Duval, que « les femmes sont capables de tout ce dont nous sommes capables ».

Ainsi sa doctrine n’est pas très nette et, ce qui ne l’empêchera pas d’ailleurs nullement de protester à plusieurs reprises contre les injustices dont les femmes sont victimes, il ne peut entièrement se dégager des préjugés anciens.

Comme Voltaire, Diderot et Thomas, bien qu’en principe favorables à la femme et jugeant, comme nous le verrons, que la condition à elles faite par la société est au-dessous de leur valeur, ne peuvent se résoudre à reconnaître l’égalité foncière de l’homme et de la femme. Diderot, malgré lui, sans doute, influencé par les jugements des moralistes romains, voit dans la femme un être impulsif, en qui le sentiment, la passion l’emportent toujours sur la raison.

C’est que, chez la femme, « les sens dominent, non l’esprit ; elle porte en dedans d’elle-même un organe incoercible, susceptible de spasmes terribles…, sa tête parle encore le langage de ses sens, même lorsqu’ils sont morts » [11].

De cet empire des sens dérivent des facultés intuitives et imaginatives qui font presque entièrement défaut à l’homme. Parmi elles les grandes mystiques : « les femmes étonnent par la manière dont elles partagent les émotions théologiques et populaires…, jamais un homme ne s’est assis à Delphes sur le trépied sacré. » Mais si elles sont susceptibles de passionnés élans d’enthousiasme qui peuvent la conduire jusqu’à la plus absolue abnégation, comme à la plus terrible férocité, elles se laissent aussi facilement abattre qu’elles ne s’exaltent. La constance, la ténacité leur font défaut. Pour Diderot, donc, qui suit Racine, et annonce les romantiques, les contradictions passionnelles expliquent et résument toute la femme. Si elle n’est pas inférieure à l’homme, elle est profondément différente de l’homme. Mais cette différence ne justifiait nullement l’assujettissement et Diderot s’indigne de voir « la cruauté des lois civiles se réunissant contre elles à la cruauté de la nature, les femmes partout traitées comme des enfants imbéciles ».

Après avoir déclaré que, comme Fénelon, il va démontrer « que les femmes sont susceptibles de toutes les qualités que la politique, la religion ou le gouvernement voudraient leur donner », après s’être élevé contre l’injustice de l’homme qui offense partout la femme, son égale par la raison, après avoir dans un large tableau, le seul qu’on ait tracé jusqu’à nos jours, de l’évolution féminine à travers les siècles, montré qu’à maintes reprises les femmes ont su être, par la force du corps et de l’esprit, et en dépit de toutes les lois restrictives, les égales des hommes, Thomas tourne brusquement, et c’est au détriment des femmes qu’il résout le problème de la différence spécifique des deux sexes.

Sans doute, la femme n’est pas inférieure à l’homme par quelques-unes des qualités les plus brillantes de l’esprit et du cœur, l’imagination semble son partage ; intuitive, elle ressent mieux que l’homme toutes les impressions, mais sans pouvoir les défendre avec force car « les images qui se pressent dans leur esprit s’ordonnent rarement en tableau »[12].

Attachant un grand prix à l’opinion publique, réfléchissant sur ce qui la fait naître, elles connaissent les hommes qu’elles jugent d’un jugement rapide et sûr, et « jouent de la société comme d’un clavecin ». Mais voulant utiliser pour des fins politiques cette connaissance pratique de l’homme, de ses faiblesses, de ses passions, elles échouent, car a il leur manque les grandes vues et l’art de distinguer les talents ». Mille exemples montrent qu’elles mêlent toujours aux grandes conceptions du gouvernement, de petites faiblesses.

Toute vertu qui repose sur des idées plus que sur des sentiments leur est normalement étrangère : épouse, mère passionnée, la femme est rarement une grande patriote ; moins encore leur convient l’amour de l’humanité.

Ce manque d’ampleur dans l’esprit, cette impuissance à s’élever au-dessus des réalités politiques, empêchent la femme d’être un génie créateur.

Mais ces différences entre l’homme et la femme viennent-elles de la nature ou de l’éducation ? Rien qu’il ne soit pas d’une netteté parfaite sur ce point, Thomas semble bien avoir cru à une différence de nature.

Il ressort d’ailleurs de son étude que, si c’est aux grandes esprits masculins surtout, seuls capables de s’élever à la hauteur de la nature, que l’humanité est redevable de ses progrès, la moyenne des femmes est, abstraction faite des génies, sensiblement égale à la moyenne des hommes et que les différences que l’on constate entre les sexes ne sont pas assez grandes pour justifier l’assujettissement de l’un d’entre eux.

L’Encyclopédie, qui représente l’officielle opinion des philosophes, n"a pas une doctrine beaucoup plus nette que Diderot, Voltaire, Thomas : elle n’ose ni affirmer nettement l’égalité intellectuelle des deux sexes, ni réfuter les théories des scolastiques qui considèrent la femme comme un spécimen d’humanité moins parfait que l’homme. À celui-ci, elle reconnaît « une puissance naturelle ». Et cependant, elle admet que cette puissance naturelle a été augmentée par les lois que les hommes ont dictées, que les divers préjugés sur le rapport d’excellence de l’homme à la femme ont été produits par la coutume des anciens peuples et les systèmes politiques et religieux. Mais nulle affirmation nette de l’égalité intellectuelle des deux sexes, nulle protestation véhémente contre l’assujettissement des femmes. À peine ose-t-elle soutenir que les femmes sont propres à l’étude.

En somme, la doctrine de l’Encyclopédie (exposée d’ailleurs par un écrivain de second ordre, Desmahis) est singulièrement timide et le problème a été à peine aperçu, nullement creusé.

iii. Rousseau, chef de l’école antiféministe

En face de ceux qui, plus ou moins hardiment, proclamèrent l’égalité naturelle des sexes, Rousseau se dresse, chef de l’école adverse, s’opposant, sur ce point comme sur tant d’autres, aux autres philosophes, particulièrement aux encyclopédistes, rattachant étroitement ses conceptions de la nature féminine à toute une philosophie naturelle et sociale et mettant au service de ses théories toute la passion, tout le parti-pris qu’il apporte à combattre l’inégalité sociale où à attaquer la civilisation.

Le point de vue dont il part est d’ailleurs fort curieux, et, comme il faut s’y attendre, paradoxal. Des contemporains ne mettent pas en doute que, malgré les adoucissements qu’apportent à leur sort la disparition progressive de la barbarie et la diffusion des lumières, les femmes ne soient toujours, suivant la lettre des lois, souvent si l’on considère leur application, des victimes de l’ordre social. Pour Rousseau, elles en sont les bénéficiaires. La femme, en effet, a fait une société à son image, frivole et corrompue, où elle règne, courbant l’homme sous le joug de l’amour, domestiquant le génie, rétrécissant les idées à la mesure de son esprit étroit. Chrétien malgré lui, Rousseau, tout comme les docteurs scolastiques, voit dans la femme l’instrument de perdition de la race humaine. Tout comme les docteurs scolastiques, il reproche à l’homme de subir le joug féminin. L’amour est la force fatale qui l’a privé de la sagesse et « forcé d’obéir celui qui devait commander ». Comment Rousseau peut-il professer pareille théorie sans apercevoir les innombrables faits qui l’infirment ? C’est que, par une de ces contradictions en lesquelles l’esprit et le caractère de Rousseau sont fertiles, alors que des esprits aristocratiques comme Voltaire, Montesquieu, Helvétius, des hommes d’Église comme Philippe de Varennes et Caffiaux, aperçoivent nettement et l’assujettissement auquel la loi civile condamne communément l’épouse, et les difficultés qu’une jeune fille trouve à s’instruire et les injustices de tout genre qui pèsent sur les femmes du peuple, l’auteur du Contrat social, l’époux de la pauvre Thérèse Levasseur, ne veut voir que les petits cercles d’élégantes émancipées qui se forment autour de Mme  d’Epinay, de Mme  d’Houdetot, de Mme  de Francueil, et il lui est, dès lors, assez facile d’affirmer (pour peu qu’il oublie les avatars conjugaux de Mme  d’Epinay) que les femmes, échappées à la tutelle des hommes, régnent et gouvernent et que le monde végète sous l’empire féminin. Lorsqu’il soutient la thèse de l’infériorité des femmes, lorsqu’il demandera leur assujettissement rigoureux, Rousseau n’aura donc pas le sentiment d’être le défenseur des préjugés les plus antiques, de traditions fondées sur les droits de la force et les prestiges du clergé, mais d’être en cette matière, comme en tant d’autres, hardi novateur. Il l’avait d’autant plus que, presque seul tout d’abord à soutenir franchement le dogme de l’infériorité féminine, il combattait l’opinion du monde et celle des autres écrivains.

« Ceux qui regardent la femme comme un homme imparfait ont tort, sans doute, mais l’analogie extérieure est pour eux. Les femmes semblent, à bien des égards, n’être jamais autre chose… que des grands enfants[13]. »

Cette réflexion de l’Émile semble bien résumer assez exactement la pensée de Rousseau. La femme est un enfant, c’est-à-dire un être dont les facultés corporelles et spirituelles n’ont pas atteint le même degré de développement que celles de l’homme et qui, lui étant moralement et physiquement inférieure, lui doit obéissance comme l’enfant à ses parents.

Donc, tandis que les autres écrivains n’osent se prononcer franchement sur l’infériorité des femmes, Rousseau ne la met pas plus en doute que les Pères de l’Église eux-mêmes.

Il ne se demande même pas si cette infériorité est native ou acquise. L’infériorité de la femme, les conséquences sociales qui en découlent, sont pour lui conformes au vœu de la nature comme pour les scolastiques à la volonté du Créateur.

À quoi, en effet, sont destinées les femmes ? À être mères et à cela seulement. Cette destination commande leur conformation physique d’où dérivent la tournure et les aptitudes de leur esprit.

Tandis que l’homme, né pour labourer la terre, doit avoir des membres robustes, un tempérament endurant, la femme, faite pour attirer les désirs de l’homme, doit être frêle et gracieuse. Nul besoin de force et de résistance pour remplir la mission d’amante, d’épouse de mère. D’ailleurs la femme, à la différence de l’homme, reste toute sa vie sous l’influence de son sexe. « Le mâle n’est mâle qu’à certains instants, la femelle est femelle toute sa vie ou du moins toute sa jeunesse… ; il lui faut des ménagements dans sa grossesse, il lui faut du repos pendant ses couches, il lui faut une vie molle et sédentaire pour faciliter les enfants[14]. »

« Les femmes, dites-vous, — Rousseau répond ainsi par avance aux arguments des féministes, — ne font pas toujours des enfants ? Non, mais leur destination propre est d’en faire… Que telle ou telle femme fasse peu d’enfants, qu’importe ? l’état de la femme n’est-il pas moins d’être mère, et n’est-ce pas par des lois générales que la nature et les mœurs doivent pourvoir à cet état ? Quand il y aurait entre les grossesses d’aussi longs intervalles qu’on le suppose, une femme changera-t-elle aussi brusquement et alternativement de point de vue sans péril et sans risques ? Sera-t-elle aujourd’hui nourrice et demain guerrière ?…[15] »

Donc, la femme doit, pour répondre au vœu de la nature, être faible, comme l’homme doit être fort. Mais la nature physique de la femme influe sur son genre de vie et celui-ci sur son caractère et sur son esprit. N’étant destinée ni à donner à la famille la subsistance, ni à la défendre contre les dangers extérieurs, la femme n’a besoin ni de la force d’âme, ni de l’esprit inventif qui, dans les temps primitifs, furent aussi nécessaires à l’homme que des bras vigoureux. Son esprit est donc de qualité inférieure. Sans doute a-lt-elle le jugement sûr et de la finesse, mais l’initiative lui fait absolument défaut. « La raison des femmes est une raison pratique qui leur fait trouver les moyens d’arriver à une fin connue mais qui ne leur fait pas trouver cette fin. Aussi ne peut-elle discuter les vérités religieuses et est-elle inapte à la recherche des vérités abstraites, des axiomes dans les sciences, de tout ce qui tend à généraliser l’esprit…, les ouvrages de génie passent son entendement. » Plus faible de corps et d’esprit, objet des désirs de l’homme qu’elle subit et ne recherche pas, laissant dans l’amour l’initiative au mâle comme la nature l’exige, la femme est donc créée pour obéir. La soumission, voilà pour elle le premier des devoirs. Le principe d’autorité domine toute sa vie.

Rousseau ne va-t-il pas jusqu’à avancer que toute femme doit avoir la religion de son père et de son mari et que, quand cette religion serait fausse, la docilité qui soumet la mère et la fille à l’ordre de la nature, efface auprès de Dieu le péché de l’erreur[16] ?

Un père de l’Église ne pourrait s’exprimer d’une façon plus absolue ni retirer, avec plus de calme mépris, aux femmes toute pensée.

Rousseau destine-t-il la femme à être tout à fait une esclave ou, comme il dit lui-même, un véritable automate et une simple servante ? Ainsi ne l’a pas voulu la nature… Dans la société conjugale, dont l’homme a la haute direction, la femme a son rôle qui n’est pas celui d’une esclave. « De cette société résulte une personne morale, dont la femme est l’œil et l’homme le bras, mais avec une telle dépendance l’un de l’autre, que la femme apprend de l’homme ce qu’il faut voir et que l’homme apprend de la femme ce qu’il faut faire.

Si la femme pouvait remonter aussi haut que l’homme aux principes et que l’homme eut autant qu’elle l’esprit des détails toujours indépendants l’un et l’autre, ils vivraient dans une discorde éternelle et leur société ne pourrait subsister. Mais, dans l’harmonie qui règne entre eux, tout tend à la fin commune. Chacun obéit et tous deux sont les maîtres[17]. »

Voilà donc formulée par Rousseau, détracteur de la femme, comme par un de ses apologistes, la théorie du « couple » qui fera une si belle fortune chez les saint-simoniens. Chez Rousseau, elle est moins un développement qu’une simple transposition de la doctrine des pères de l’Église qui, eux aussi, ont justifié par la nécessité où se trouve le Créateur, — comme pour Rousseau la Nature, — de former, avec le couple, une personne morale, l’assujettissement de la femme, et qui considèrent comme un seul être le couple uni par le mariage chrétien.

Partant de principes nettement différents, les écrivains seront donc amenés à apporter des solutions bien différentes, voire opposées, aux diverses questions dont l’ensemble constitue le problème féminin.

  1. Lettres persanes. Ed. Didot.
  2. Helvétius. De l’esprit.
  3. Lettre de d’Alembert à Rousseau.
  4. La femme n’est pas inférieure à l’homme, Londres, 1750.
  5. J. Philippe de Varennes, chapelain du roi. Les hommes.
  6. Les avis des pères établissent nettement qu’il y a entre les sexes rapport de dépendance.
  7. Dictionnaire philosophique : Femmes. Œuvre complète. Nouvelle édition conforme à l’édition Beuchot. Paris, 1883-85.
  8. Ibid.
  9. Ibid. Homme.
  10. Lettre du 18 octobre 1736. Corresp. dans Œuvres complètes.
  11. Critique de l’essai sur les femmes (Œuvres complètes). Ed. Assézat. Paris, 1875.
  12. Thomas. Essai sur le caractère et les mœurs des femmes.
  13. Émile (Œuvres complètes). Paris, 1846 (Furne).
  14. Émile.
  15. Ibid.
  16. Émile (Œuvres complètes).
  17. Ibid.