La Femme et le Féminisme avant la Révolution/II/3

Éditions Ernest Leroux (p. 379--).

CHAPITRE III
LA QUESTION DE L’ÉDUCATION
i. Critiques contre l’éducation religieuse. — ii. L’école libérale : éducation pratique ou encyclopédique. — iii. L’école de Rousseau.

De même que tout démocrate sincère doit vouloir répandre, dans les masses les plus profondes du peuple, l’instruction qui permettra à chacun d’exercer ses droits de citoyen, de même tout théoricien de l’émancipation féminine doit en voir la condition primordiale dans une réforme de l’éducation. Et, réciproquement, de même que les partis de réaction ont toujours été hostiles à l’éducation populaire, de même les autoritaires qui s’accommodent de l’assujettissement des femmes font, de l’ignorance féminine, absolue ou relative, la clef de voûte de leur système social.

Dans les discussions ardentes qu’a soulevées, au xviiie siècle, le problème de l’éducation féminine dans les innombrables études, les unes théoriques, les autres pratiques, consacrées à cette question, nous distinguerons aisément les deux courants d’idées que nous avons, dès l’origine, déterminés. Les libéraux, qui jugent la femme égale à l’homme par sa capacité intellectuelle et susceptible, au besoin, des mêmes destinées, tracent à la femme un programme encyclopédique ; les traditionalistes, conscients ou non, qui prétendent emprisonner la femme au foyer et circonscrire son activité dans les bornes de la famille, ne veulent lui assurer qu’un minimum, et le plus étroit possible, de connaissances pratiques.

i. Critique de l’’éducation religieuse

Les uns et les autres sont d’ailleurs pleinement d’accord sur un point : la critique du système éducatif en vigueur de leur temps. Ce système, dont nous avons vu les insuffisances et les lacunes, est destiné à peu près uniquement à développer, chez les femmes de la noblesse et de la bourgeoisie seulement (les seules d’ailleurs dont s’occupent tous nos réformateurs), les qualités extérieures et mondaines. Les uns le trouvent notoirement insuffisant au développement des aptitudes que la femme a communes avec l’homme et qui, bien dirigées, devraient lui assurer un rôle presque égal dans la société. Les autres s’élèvent contre l’esprit de frivolité qu’elles acquièrent et qui les détourne de leurs devoirs familiaux.

L’éducation conventuelle, la seule organisée, la seule possible au xviiie siècle, suscite une extraordinaire unanimité dans la critique. Rien ne paraît plus absurde à nos réformateurs que de confier l’éducation d’enfants de jeunes filles, qui doivent vivre dans la société, à des femmes qui, par définition, sont ignorantes du monde auquel elles ont renoncé avant de le connaître[1].

Sur ce thème, les variations sont innombrables. « Je plains, dit dans un charmant dialogue sur l’Éducation des filles, Sophronie à Mélinde, je plains les filles dont les mères ont confié la première éducation à des religieuses. J’entends dire que, dans ces couvents, on n’apprend que ce qu’il faut oublier toute sa vie[2]. »

Absurdité, dit Mme de Graffigny, que d’enfermer les femmes dans des maisons religieuses pour leur apprendre le monde, « de confier le soin de leur esprit à des femmes à qui on ferait peut-être un crime d’en avoir et qui sont incapables de leur former le cœur qu’elles ne connaissent pas[3]. »

« Destinées à vivre dans le monde, s’écrie Mme Riccoboni, nous sommes livrées à des filles qui ne le connaissent pas, nous apprennent à le haïr[4]. »

Ce ne sont pas seulement les théoriciens ou théoriciennes de l’émancipation féminine, ni ceux qui, comme Voltaire, Helvétius ou l’Encyclopédie, sont poussés par un sentiment antireligieux, qui combattent les couvents, mais les pédagogues professionnels : Riballier, la comtesse de Miremont, dont les ouvrages sur l’éducation des femmes sont importants et exposent d’intéressantes idées, condamnent l’éducation du couvent comme insuffisante et même corruptrice[5].

L’éducation que lui donnent des femmes qui ont renié le monde ne saurait en effet préparer la femme à ses devoirs d’épouse et de mère.

Le caractère artificiel de tout l’enseignement qu’on y distribue, le quasi emprisonnement qu’on y subit contribuent, autant l’un que l’autre, à fausser le jugement et à donner, à la future femme, une vue erronée de l’existence. La première conséquence, et la plus funeste, est la facilité avec laquelle la jeune fille accepte l’époux proposé par ses parents. « Vous ne sortez guère de votre couvent que pour être promise à un inconnu qui vient vous épier à la grille. Quel qu’il soit, vous le regardez comme un libérateur et, fût-il un singe, vous vous croyez très heureuse, vous vous donnez à lui sans le connaître, vous vivez avec lui sans l’aimer[6]. »

Plus tard, instruite seulement de frivolité mondaine, la jeune mère ne pourra remplir, vis-à-vis de ses enfants, tous ses devoirs en leur inculquant les premiers éléments des connaissances humaines, et c’est ainsi que la frivolité féminine se transmet de génération en génération.

« Une mère qui ne s’est occupée toute sa vie que de ses agréments est contente d’avoir une fille qui lui ressemble ; c’est ainsi que se perpétue, de mère en fille, la trop nombreuse génération des coquettes[7]. »

Il faut donc, de l’avis unanime des penseurs, transformer de fond en comble le système actuellement en vigueur et en édifier un nouveau. Sur quelles bases ?

Ici, les réformateurs ne sont pas tous d’accord et nous retrouvons des courants d’idées adverses.

ii. L’école libérale

Pour ceux qui, comme Voltaire, Helvétius, Mme de Puisieulx, Mme de Graffigny, Mme de Lambert, Mme de Genlis jugent la femme égale de l’homme par l’esprit et capable de briller comme lui dans les sciences et les arts, digne de jouer, si son intelligence et les circonstances le lui permettent, un grand rôle social, il faut mettre à la portée de la femme — de la bourgeoise ou de la femme noble, s"entend — une instruction vaste, voire encyclopédique.

Sans doute, Mme de Puisieulx ne propose aux femmes qu’un programme tout littéraire, les classiques et l’histoire de France qui apprendront à la jeune fille à raisonner juste et à bien écrire sa langue maternelle. Et Mme de Lambert, qui conseille à sa fille la lecture des classiques latins, et, pour les pouvoir assimiler, l’étude de la langue latine, les méditations sur l’histoire grecque et l’histoire de France, enfin un peu de philosophie, surtout naturelle, « pour apprendre à penser juste », proscrit encore les romans et prescrit à sa fille d’ « avoir sur les sciences une pudeur presqu’aussi grande que sur les vices » [8].

Mais Helvétius, qui juge identiques et susceptibles du même développement, pour peu que nul obstacle artificiel ne s’y oppose, les cerveaux des deux sexes, laisse entendre, sans d’ailleurs beaucoup préciser, que la même éducation, les mêmes livres conviennent à l’homme et à la femme et que, seule, une éducation vigoureuse, masculine, pourra guérir la femme de l’affectation, de la fausseté, de la frivolité, qu’avec une choquante hypocrisie, l’éducation qu’on lui dispense ne pouvant que les perpétuer, on ne cesse de lui reprocher[9].

Diderot, qui trace pour Catherine II un plan d’éducation des filles, veut qu’on donne à la jeune fille une instruction, non seulement littéraire, mais morale, scientifique et surtout pratique[10]. Son idéal est la jeune fille avertie, capable de discerner les dangers que lui fait courir un malhonnête homme ou un mauvais livre, préparée aux devoirs conjugal et maternel. Des notions étendues de sciences, particulièrement d’hygiène et d’anatomie, des éléments de puériculture, surtout, de la part de ses maîtres, la préoccupation de former son bon sens, de lui donner une vue pratique de l’existence, formeront la jeune fille accomplie, peu différente, on le voit, de telle de nos contemporaines.

Voilà déjà des programmes assez vastes, mais qui répondent surtout à des préoccupations d’ordre pratique. Voltaire qui, surtout au cours de sa liaison avec Mme du Chatelet, ne cessa de rompre des lances en faveur de l’égalité intellectuelle des deux sexes (dont il fut plus intimement convaincu alors qu’à toute autre époque), engage les femmes à orner leur esprit, à fortifier leur âme en pénétrant les plus profonds arcanes de la science et en s’élevant aux plus hautes conceptions de la philosophie. « Le siècle est passé, dit-il, où les femmes se croyaient nées exclusivement pour la coquetterie ; tout le ridicule que Molière et Despréaux ont jeté sur les femmes savantes a semblé justifier les préjugés de la barbarie… Aujourd’hui, l’esprit philosophique a fait tant de progrès, que si Boileau revenait au monde, lui qui osait se moquer d’une femme de condition, parce qu’elle fréquentait en secret Roberval et Sauveur, il serait obligé de respecter et d’imiter celles qui profitent des lumières de Maupertuis, Réaumur, Mairan, des du Fay, des Clairault… » Et plus encore que des Deshoulières et des Dacier, le sexe féminin a tiré de la gloire « de celles qui ont mérité qu’on fit pour elles les dialogues de la lumière[11] ». Dans ce passage, sans doute, faut-il remarquer que Voltaire vise, non des jeunes filles, moins encore des enfants, mais des femmes à l’esprit déjà mûr. Il n’en est pas moins vrai que, pour approfondir les sciences, la femme devra avoir reçu, au cours de ses années d’études, un solide bagage scientifique. Voltaire est donc, à cette époque, partisan d’un enseignement féminin très vaste et plus scientifique encore que littéraire. Et nul doute pour lui que l’esprit féminin ne soit capable d’assimiler des connaissances dans toutes les branches du savoir humain.

Le chapelain Pierre de Varennes se trouve, sur ce point, presque d’accord avec Voltaire ; il juge, lui aussi, que l’étude des sciences et des belles-lettres convient aux femmes qui, à mainte reprise, y ont brillé ; que l’on doit cesser de les en distraire par les plaisirs, et de jeter le ridicule sur celles qui s’y appliqueraient[12].

Tout ceci est assez peu précis, et nul, au début du siècle, à l’exception de l’abbé de Saint-Pierre, alors isolé, ne trace de véritable programme d’enseignement féminin. Mais ces idées font leur chemin, et, à la fin du xviiie siècle, époque où une ardeur passionnée de recherches scientifiques entraîne la société, les femmes se précipitent en foule aux Athénées, suivent les expériences scientifiques, s’adonnent aux sciences physiques ; l’éducation encyclopédique apparaît comme seule capable de former la femme ; des programmes précis et vastes à la fois sont tracés. Si l’on n’aperçoit, à l’exception des opuscules de l’abbé de Saint-Pierre, nulle vue précise et nette sur l’enseignement féminin avant 1750, c’est par dizaines, au contraire, que dans la deuxième moitié du xviiie siècle, et surtout à partir de 1770, on compte les traités d’éducation ; souvent composés grâce à l’initiative des académies de provinces, qui mettent au concours la question de l’éducation des filles, ils sont d’inégale valeur. Mais quelques-uns d’entre eux, — outre ceux de l’abbé de Saint-Pierre, — ceux de Mme de Miremont, de Mme Leprince de Beaumont, de Mlle Cosson et Riballier, de Mme Genlis[13], se distinguent par leur caractère pratique et par leur esprit résolument parfois inconsidérément réformateur. Tous se placent d’abord au point de vue pratique.

« Les femmes, dit l’abbé de Saint-Pierre, doivent connaître un peu d’histoire et de géographie, les principales lois, pour qu’elles puissent entendre avec plaisir ce qu’en diront les hommes, un peu d’astronomie pour faire usage de l’almanach, quelque chose sur les causes de plusieurs effets naturels : la grêle, la neige, le tonnerre[14]. »

Tous demandent que l’on fasse une place dans l’enseignement féminin à la littérature française moderne et aux sciences expérimentales.

Sans préciser davantage sa pensée, La Chalotais avance que « l’instruction en langue vulgaire devrait être presque tout entière à leur usage » [15] (des femmes). C’est en somme l’idée d’un enseignement moderne féminin. Presque tous les réformateurs en sont imbus.

Le programme de l’auteur anonyme des Lettres sur l’éducation reste encore modeste : la littérature et la langue française, l’histoire, la morale, la physique expérimentale, l’histoire naturelle, voilà tout le bagage. L’abbé Reyre, qui repousse la poésie et les romans comme coupables d’exciter dangereusement l’imagination, ne va guère plus loin ; par contre, il insiste sur l’importance de la géographie et des travaux manuels (couture, broderie).

La bibliothèque qu’il met à la disposition des jeunes filles est d’ailleurs assez riche. Elle contient des ouvrages historiques portant, non seulement sur l’histoire ancienne et l’histoire de France, mais sur celle du Japon et du Paraguay, de nombreuses grammaires, de plus nombreux spectacles de la nature, mais très peu de littérature, aucun ouvrage de science, aucune œuvre d’imagination.

Avec l’abbé Le More, Riballier, Mme de Miremont, Mme de Genlis, apparaissent les programmes encyclopédiques. Les deux premiers « ne séparent point l’éducation des filles de celle des garçons » [16], Et tandis que l’abbé Le More veut, à partir de douze ans, inculquer à toutes les jeunes filles les disciplines classiques (sans d’ailleurs l’étude des langues anciennes), l’histoire, la géographie, la logique, la médecine même et la jurisprudence, excluant seulement de l’enseignement féminin les hautes mathématiques et les langues vivantes, Riballier, repoussant les études frivoles, bagage ordinaire des jeunes filles (danse, dessin, musique, histoire et géographie), demande une forte culture de hautes sciences et, en outre, une éducation sportive (armes, équitation, course, mail, port de fardeaux), qui doit rendre la jeune fille capable de concourir dans des épreuves, physiques et intellectuelles, avec les garçons, l’égale de l’homme.

La comtesse de Miremont veut former la raison et développer le goût des jeunes filles. Après les avoir, de sept à quatorze ans, initiées aux talents agréables et leur avoir fourni des notions de science, d’histoire, de religion, de littérature, elle leur fait aborder la logique, la morale, la physique expérimentale, la physiologie, la chimie, la psychologie ; par l’étude comparée des littératures, elle développe leur goût naturel, comme par l’étude comparée de l’histoire, leur faculté de raisonnement.

Avec Mme de Genlis, la prétention encyclopédique s’étale : Il faut à la jeune fille idéale, dit Mme de Genlis, « une raison solide, un esprit orné, une teinture superficielle, mais générale des sciences, tous les talents agréables, qu’elle sache plusieurs langues, qu’elle conduise la maison comme une bonne ménagère[17] ».

Dès sa plus tendre enfance, la jeune Adèle apprendra, en même temps que sa langue maternelle, une langue étrangère, qu’elle entendra parler à une gouvernante, et, au moyen, non des auteurs classiques, mais d’ouvrages faits spécialement à l’usage de l’enfance (tels ceux qu a composés elle-même Mme de Genlis), acquerra une teinture d’histoire et de littérature. En même temps on l’habituera à observer autour de soi et à acquérir une connaissance pratique des choses.

Endurcie par une assez rigoureuse discipline morale et l’habitude des travaux corporels, Adèle est, à douze ans, une personne raisonnable. Elle peut aborder alors les études élevées : histoire, littérature ; les principaux historiens et presque tous les écrivains en vogue de son siècle et du grand siècle lui passent sous les yeux. La théologie même est son lot ; elle apprendra, pour se protéger contre les mauvais livres, à réfuter les arguments des auteurs impies. Viennent ensuite les voyages : elle parcourt l’Italie, où elle apprend dessin et musique, et la Hollande. De retour à Paris, elle ouvre les cours de physique, de chimie et l’histoire naturelle de Buffon. Le droit ne la laisse pas indifférente. Elle termine par les chefs-d’œuvre des littératures étrangères, qu’elle doit lire dans le texte, et les plus ardus des philosophes contemporains.

Toutes ces théories, tous ces programmes visent en somme à développer la raison de la femme, supposée aussi solide que celle de l’homme, à cultiver chez elle le sens critique et le discernement. Ils la supposent capable de se diriger dans la vie et de se tracer une ligne de conduite au moyen de ses seules lumières.

iii. L’école de Rousseau

Tel n’est pas l’avis de Rousseau. Celui-ci qui, nous l’avons vu, juge la raison féminine bien plus fragile que celle de l’homme, tient la femme pour incapable de se diriger elle même, ne conçoit d’ailleurs la femme que dans ses rapports avec son mari et avec ses enfants (non individu, mais cellule de la famille n’existant que par et pour la famille), place à la base de l’éducation féminine le principe de l’autorité. Sur ce point, les aphorismes abondent : « La femme est soumise à l’opinion publique, sa croyance est soumise à l’autorité… Ne faites pas de vos filles des théologiennes… Toute fille doit avoir la religion de son père et toute femme celle de son mari… »

Avec de tels principes liminaires, on comprend que Rousseau ne tienne pas à pourvoir la jeune fille d’une instruction qui pourrait développer fâcheusement chez elle, avec l’orgueil, le désir de l’indépendance. Sophie, la compagne idéale de L’Émile dont, dans un chapitre de cet ouvrage, il trace le portrait, n’apprendra que juste ce dont elle a besoin pour exercer sa mission d’épouse et de mère. Tout le reste est superflu. « Croyez-moi, mères vertueuses, s’écrie-t-il, ne faites point de votre fille un honnête homme, comme pour donner un démenti à la nature ; faites-en une honnête femme et soyez sûre qu’il vaudra pour elle et pour vous ! [18] »

Sans doute, Rousseau qui voit dans la femme, la compagne, et dans la mère, l’éducatrice de la première enfance, ne veut-il pas vouer la jeune fille à l’ignorance absolue. « Au contraire, elle doit apprendre beaucoup de choses, mais seulement ce qu’il lui convient de savoir[19]. »

Or, ce qu’il convient de savoir est, quoi qu’il en dise, peu de choses. Le premier devoir de la jeune fille est d’être robuste et saine, « pour que les hommes qui naîtront d’elle soient robustes aussi » [20]. Rousseau envisage donc, pour Sophie, une éducation physique assez développée.

La mission première de la femme est de plaire ; l’éducation doit cultiver chez elle le goût des arts nécessaires à la parure : « couture, broderie, dentelle, dessin ». Ce n’est que plus tard qu’elle apprendra à lire, lorsque d’abord on lui en aura fait comprendre l’utilité.

Comme le demandait déjà Fénelon, Rousseau donne à Sophie une solide éducation ménagère. « Non seulement Sophie se plaît à tous les travaux de l’aiguille, taille et coud ses robes, mais elle s’est appliquée à tous les détails du ménage, elle entend la cuisine et l’office, elle sait le prix des denrées, elle en connaît les qualités, elle sait fort bien tenir les comptes ; elle sert de maître-d’hôtel à sa mère !… En gouvernant la maison paternelle, elle apprend à gouverner la sienne…[21] »

Quant au bagage intellectuel, il est fort mince. À vrai dire, Rousseau ne trace à Sophie aucun programme d’études ou même de lectures. Celle-ci, même, est jugée superflue, car « son savoir, comme celui d’Émile, ne s’est pas formé par la lecture, mais uniquement par les conversations de son père et de sa mère, par ses propres réflexions, par les quelques observations qu’elle a faites dans le peu de monde qu’elle a vu » [22].

Ce n’est pas seulement, en effet, les études théologiques que Rousseau juge inutiles et nuisibles aux femmes, mais les sciences, les langues mortes et les langues vivantes, l’histoire moderne[23]. À peine admet-il qu’une femme — non une jeune fille — ait une légère teinture littéraire.

Aussi, et malgré l’admiration qu’il professe pour elle, est-ce une personne bien insignifiante que cette Sophie, type accompli de la femme pour Rousseau. « Sophie, dit-il en effet, a l’esprit agréable sans être brillant, et solide sans être profond ; un esprit dont on ne dit rien parce qu’on ne lui trouve jamais ni plus ni moins qu’à soi. Elle a toujours celui qui plaît aux gens qui lui parlent, quoi qu’il ne soit pas fort orné… ; elle souffre avec patience les torts des autres et répare avec plaisir les siens. Tel est l’aimable naturel de son sexe avant que nous l’ayons gâté.

« … Sophie a de la religion, mais une religion simple, ne connaissant de pratiques essentielles que la morale. Elle aime la vertu comme la seule route du vrai bonheur. »

En somme, l’éducation doit tendre à faire de la femme un être sans personnalité accusée — car une personnalité accusée en pourrait faire une rebelle à la loi masculine — reflétant par une sorte de mimétisme moral les sentiments de son milieu, de son entourage, cire molle, que le mari pourra modeler à son gré. Quoi qu’il en pense, Rousseau est, sur ce point, franchement réactionnaire. Il est bien en deçà de Fénelon, bien en deçà de Molière, dont l’Henriette, avec « ses clartés de tout », sa fine ironie, est, elle, une personnalité. Il faut remonter jusqu’à Xénophon et à l’Économique pour trouver un aussi terre à terre idéal de culture féminine.

Parmi les disciples de Rousseau, assez rares d’ailleurs sur ce point, puisqu’à la fin du xviiie siècle c’est l’enseignement encyclopédique des jeunes filles qui recueille l’universelle faveur, les uns, Mme d’Epinay est du nombre, sont séduits par les méthodes pratiques que Rousseau a voulu introduire dans l’enseignement féminin comme dans l’enseignement masculin ; d’autres, c’est le cas de Restif de la Bretonne, retiennent surtout par l’anathème que Jean-Jacques jette sur la femme « raisonneuse « et poussent ses théories restrictives à leurs dernières conséquences.

Mme d’Epinay, qui, sur la suggestion de Rousseau, se méfie d’une éducation purement livresque, juge possible de donner à la jeune fille des notions étendues de toutes choses, par une conversation d’allure socratique qui, habilement dirigée, va du connu à l’inconnu, s’élève des faits matériels aux idées générales et tient constamment l’attention de l’élève en éveil. Les conversations sur les éléments, sur la royauté et le gouvernement, sur les devoirs moraux, sont des modèles du genre[24]. Ils dénotent chez Mme d’Epinay un véritable sens pédagogique. Et nul doute qu’Émilie ne représente une jeune fille bien plus instruite que Sophie et plus capable surtout de réflexion personnelle. Il s’en faut, cependant, que sa culture soit très étendue.

Misanthrope et misogyne, Restif de la Bretonne est, plus encore que Rousseau, porté à considérer l’instruction des femmes, qui, pour lui, a seule permis une émancipation contraire à la nature, comme la source de toute la corruption.

Et grand constructeur de théories, toujours prêt à réédifier le monde, il voit dans un système rationnel d’éducation la base de la « réformation des mœurs ».

L’éducation que prétend donner Restif à toutes les jeunes filles est destinée à faire d’elles des femmes soumises et de bonnes ménagères.

Emmaillotées, tandis que les garçons auraient les mouvements libres, leur subordination se marquera ainsi, de cette manière quasi chinoise, dès leur petite enfance. Élevées avec les garçons jusqu’à l’âge de neuf ans, à la campagne, jusqu’à douze ans, à la ville, elles s’habitueront de bonne heure à la déférence vis-à-vis de l’homme.

Tandis que Rousseau, tout en faisant prédominer les études pratiques sur les études théoriques, admet cependant que la femme acquière une certaine culture intellectuelle, Restif de la Bretonne, lui, proscrit formellement toute étude.

Aux filles d’ouvriers et de paysans, interdiction d’apprendre même à lire ; tout au plus les femmes de la bourgeoisie pourraient, elles, être autorisées à apprendre à lire, mais l’écriture est formellement proscrite, sauf pour les filles de marchands qui peuvent être appelées à tenir les livres de leur père. Mais les filles même « du premier ordre » n’apprendront pas à écrire, ne liront aucune œuvre littéraire ; elles s’abstiendront rigoureusement de tout plaisir intellectuel et mondain. C’est seulement après leur mariage que les femmes (et celles seulement du « premier ordre » ) pourront apprendre à écrire. À leurs époux de s’en charger « à leurs risques et périls »[25].

À quoi se réduira donc l’éducation des jeunes filles ?… Uniquement à une formation morale destinée à faire d’elles de chastes épouses et des mères vertueuses, et à la pratique des travaux ménagers.

Comme les Spartiates instituaient entre les jeunes filles des concours d’endurance, Restif de la Bretonne propose d’instituer, entre toutes les jeunes filles d’une même localité, des concours de vertu. Aux deux grandes fêtes du solstice d’été et du solstice d’hiver, les jeunes filles les plus vertueuses seraient couronnées et auraient le droit de se marier dans l’année. Celles qui auraient péché contre la chasteté ne paraîtraient pas à ces divertissements.

Si l’enseignement littéraire et scientifique est proscrit, l’enseignement pratique est organisé sur les bases les plus solides. Restif de la Bretonne, en effet, se préoccupe d’assurer le recrutement d’un personnel enseignant.

« Les maîtresses, dit-il, seraient des « veuves exemplaires », qui n’auraient obtenu cette place qu’après l’examen le plus rigoureux subi devant le curé et les vingt-quatre plus anciennes paroissiennes (de chaque village), dont on formera un comité qui s’assemblera tous les premiers vendredis de chaque mois[26]. » Des inspecteurs surveilleraient les familles et enjoindraient aux parents de se conformer, pour l’éducation de leurs filles, aux lois établies.

Sous la direction de ces maîtresses, les jeunes filles apprendront tous les arts lucratifs convenables à leur sexe (aiguille, broderie) et s’initieront aux travaux ménagers. Le plan de Restif de la Bretonne avec sa division rigoureuse des jeunes filles : paysannes, ouvrières, bourgeoises et filles du premier état, avec son interdiction de la lecture et de toute éducation littéraire, apparaît tellement bizarre que, si l’on ne connaissait le caractère de l’auteur du Paysan perverti, homme à systèmes et toujours persuadé de l’excellence de ses théories, on pourrait se demander s’il parle sérieusement. Il y faut voir une déformation des idées de Rousseau, au même titre que la brochure qu’en 1801 publia Sylvain Maréchal : Projet de loi défendant aux femmes d’apprendre à lire.

Si l’on a beaucoup discuté, au xviiie siècle, le problème de l’éducation féminine, on n’est pas arrivé à se mettre d’accord sur une solution pratique. Aucun de ceux qui ont prétendu rénover l’éducation des femmes, à part l’abbé de Saint-Pierre et l’utopique Restif, ne prévoit l’organisation sur de nouvelles bases d’un enseignement féminin. Il est vrai que, comme l’a remarqué M. Gréard[27], les réformateurs ne voient de salut que dans l’enseignement individuel, distribué à la maison par la mère, secondée d’une maîtresse. Or, ce système n’est évidemment applicable qu’aux jeunes filles riches ou aisées. Mais ce sont les seules, à de rares exceptions près, qui intéressent nos réformateurs, à qui l’instruction des filles du peuple apparaît comme plus nuisible qu’utile. Ceux mêmes qui, avec l’abbé de Saint-Pierre, La Chalotais ou Riballier, envisagent l’organisation d’un enseignement collectif, ne visent que les filles de la bourgeoisie. Et ni l’un ni l’autre ne donne de suggestion précise sur la façon dont l’État pourvoirait au recrutement du personnel.

« L’État doit, dit Riballier, créer des collèges pour les pauvres filles avec des professeurs femmes[28] », mais il constate les difficultés presque insurmontables qui s’opposent au recrutement de ces professeurs.

On ne saurait dire cependant que toutes ces discussions aient été absolument stériles. Elles ont attiré l’attention publique sur une question d’une importance capitale et, jugée telle[29], développé enfin une littérature de vulgarisation destinée à l’enseignement littéraire et scientifique primaire [30].

  1. Encyclopédie. Article femme.
  2. Voltaire. De l’éducation des filles (Œuvres complètes). Édition conforme à l’édition Beuchot.
  3. Mme de Graffigney, Lettres péruviennes.
  4. Mme Riccoboni. Suite de Marianne.
  5. Comtesse de Miremont. Traité de l’éducation des femmes, 1779. — Riballier. De l’éducation physique et morale des femmes.
  6. Voltaire. Loc. cit.
  7. Boudier de villemert. L’ami du beau sexe.
  8. Mme de Lambert. Avis d’une mère à sa fille.
  9. Helvétius. De l’esprit.
  10. Diderot. Plan pour l’établissement d’une université (Œuvres complètes). Edition Assézat.
  11. Épitre dédicatoire d’Alzire à Mme du Chatelet, allusion à Il Newtonionisnio delle donne, d’Algarotti.
  12. Les hommes.
  13. Abbé de Saint-Pierre. Projet pour perfectionner l’éducation, 1728 ; Projet pour perfectionner l’éducation des filles, 1730, Anon ; Lettres sur l’éducation des femmes et leur caractère en particulier, Saint-Omer, 1759. — Mme Leprince de Beaumont. Magasin des jeunes dames ou instructions pour les jeunes dames qui entrent dans le monde, 1764. — Grégory. Legs d’un père à ses filles, 1774. — Joséphine de l’Escure, dame de Monbart. Sophie ou l’éducation des filles, 1777. — Comtesse de Miremont. Traité de l’éducation des femmes, 1779. — Riballier et Mlle Cosson. De l’éducation physique et morale des femmes, 1779. — Lezay Marnézia. Plan de lectures pour une jeune dame, 1784. — L’abbé Reyre. L’école des jeunes demoiselles, — Le Masson le Goff. Lettres relatives à l’éducation, 1788. — Abbé le More, Principes d’institution.
  14. Projet pour perfectionner l’éducation des filles.
  15. La Chalotais. Essai d’éducation nationale, 1763.
  16. Abbé le More. Principes d’institution.
  17. Adèle et Théodore.
  18. Émile (Œuvres complètes).
  19. Ibid.
  20. Ibid.
  21. Ibid.
  22. Ibid.
  23. Nouvelle Héloïse, lettre XII.
  24. Conversations d’Émilie.
  25. Le Gynographe ou la femme reformée, La Haye, 1777.
  26. Restif de la Bretonne. Loc. cit.
  27. L’enseignement secondaire des jeunes filles.
  28. Riballier. Loc. cit.
  29. « La meilleure éducation des femmes, dit l’abbé de Saint-Pierre, augmenterait le bonheur de la société. » L’on retrouvera à la tribune des assemblées révolutionnaires l’écho de toutes ces discussions.
  30. Telle la Bibliothèque universelle des Dames, qui comprend 150 volumes : 37 de voyages, 30 d’histoire universelle, des traductions d’auteurs latins et d’auteurs étrangers, des ouvrages de science, de médecine domestique de beaux-arts.