La Femme en blanc/I/Walter Hartright/02

Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 2-6).
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Première époque — Walter Hartright


II


Nous voici au dernier jour de juillet. Les longues chaleurs de l’été tiraient à leur fin ; et fatigués de nos pèlerinages sur le pavé de Londres, nous commencions tous à rêver la nuée voyageuse qui passe sur les champs de blé, la brise d’automne courant sur le rivage marin.

En ce qui me concerne, moi, pauvre hère, l’été près de finir me laissait assez peu valide, médiocrement gai, puis, enfin, s’il faut tout dire, aussi dépourvu d’argent que de forces physiques et de ressort moral. Pendant l’année qui venait de s’écouler, je n’avais pas, avec autant de prudence qu’à l’ordinaire, ménagé les ressources que mon art m’avait procurées ; aussi, mon défaut d’ordre ne me laissait plus d’autre alternative que de partager économiquement mon automne entre le « cottage » de ma mère, à Hampstead, et mon pauvre logement en ville.

La soirée, je m’en souviens, était calme et couverte ; l’atmosphère de Londres était plus lourde et le commerce des rues moins bruyant que jamais. Le pouls imperceptible qui fait circuler la vie dans nos veines et celui qui court dans les puissantes artères de cette cité, vaste cœur de tout un monde, s’affaiblissaient à l’unisson, de plus en plus alanguis, à mesure que baissait le soleil. Je m’arrachai au livre sur lequel s’endormait mon attention distraite, et, quittant mon humble domicile, j’allai, dans les faubourgs, au-devant de l’air frais que la nuit amène. C’était justement une de ces soirées que, chaque semaine, je passais d’habitude avec ma mère et ma sœur. Aussi tournai-je mes pas vers le nord, dans la direction de Hampstead.

Il me faut mentionner ici, pour la clarté du récit où je m’engage, que mon père, à l’époque où je me reporte, était déjà mort depuis quelques années. Des cinq enfants qu’il avait laissés, ma sœur Sarah et moi restions seuls. Mon père avait exercé, avant moi, la profession de maître de dessin, et son travail assidu la lui avait rendue lucrative. La tendresse inquiète et scrupuleuse dont il entourait les êtres qui dépendaient de lui, lui avait inspiré, dès les premiers temps de son mariage, l’idée de consacrer à faire assurer sa vie une bien plus forte somme qu’il n’est ordinaire de mettre en réserve pour cet objet. Aussi, grâce à sa prudence et à son abnégation, également admirables, ma mère et ma sœur étaient restées, après sa mort, aussi indépendantes d’autrui qu’elles l’avaient été durant sa vie. J’héritai naturellement de ses relations et de sa clientèle, et j’avais tout lieu de me sentir reconnaissant envers lui pour l’avenir de bien-être qui, dès mon début, s’offrait à moi.

Les paisibles lueurs du crépuscule tremblaient encore à la cime des coteaux chargés de bruyères, et la perspective de Londres, que mon regard avait d’abord embrassée d’en haut, venait de s’engouffrer dans les profonds abîmes d’une obscurité nuageuse, lorsque je me trouvai debout devant la porte du « cottage » maternel. À peine avais-je tiré le cordon de la sonnette, que cette porte s’ouvrit brusquement. Un digne ami à moi, Italien d’origine, le professeur Pesca, m’apparut au lieu de la femme de ménage, et s’élança joyeusement au-devant de moi, psalmodiant, de sa voie aiguë et avec un accent étranger, notre « hurrah » britannique.

Pour son propre compte et, s’il m’est permis de l’ajouter, pour le mien, le professeur a droit à une présentation dans toutes les règles. Le hasard a fait de lui le point de départ de l’étrange chronique de famille qu’on verra se dérouler en ces pages.

C’était chez certains grands personnages, où il enseignait sa langue et où je professais le dessin, que nous avions fait connaissance, mon ami l’Italien et moi. Tout ce que je savais encore de sa vie passée, c’est qu’il avait exercé un emploi quelconque à l’université de Padoue ; qu’il avait quitté l’Italie pour des raisons politiques auxquelles il ne faisait jamais la moindre allusion ; et que, depuis bien des années, il était honorablement établi à Londres comme professeur de langues.

Sans qu’on pût précisément le regarder comme un nain, — car il était parfaitement bien fait de la tête aux pieds, — Pesca est, je crois, le plus petit être humain que j’aie jamais vu ailleurs que sur des tréteaux de foire. Remarquable, n’importe où, par l’étrangeté de ses dehors, il se distinguait encore du commun des hommes par l’inoffensive bizarrerie de son caractère. L’idée dominante de sa vie paraissait être l’obligation où il se croyait de témoigner sa reconnaissance au pays qui lui avait procuré un asile et des moyens de subsister, en faisant tout ce qui dépendait de lui pour devenir aussi Anglais que possible.

Outre l’hommage qu’il rendait à la nation, prise en bloc, par son invariable habitude de traîner avec lui un parapluie, d’avoir des guêtres aux pieds et un chapeau blanc sur la tête, le professeur aspirait à rendre ses habitudes et ses plaisirs britanniques comme son costume. Constatant que, comme nation, les Anglais se distinguent par un vif amour des exercices athlétiques, notre petit homme, dans l’innocence de son cœur, s’associait impromptu à tous nos « sports » et passe-temps britanniques, aussi souvent que l’occasion s’en présentait, fermement convaincu qu’il pouvait adopter notre goût national pour ces fatigants plaisirs, par un simple effort de sa volonté, tout comme il avait adopté nos guêtres et notre chapeau blanc, également nationaux.

Je l’avais vu risquer témérairement ses membres dans une chasse au renard et dans une partie de « cricket » ; bientôt après, sous mes yeux, il aventura sa vie, tout aussi aveuglément, au bord de la mer, près de Brighton.

Nous nous étions rencontrés là par hasard, et prenions ensemble notre bain. Si nous nous fussions livrés à un exercice plus spécial à mes compatriotes, j’aurais naturellement eu l’œil sur Pesca ; mais comme, généralement parlant, les étrangers sont aussi aptes que les Anglais à se tirer d’affaire dans l’eau, il ne me vint pas à l’idée que le talent de la natation comptait parmi ces mâles exercices que le professeur se croyait en état de pratiquer sans noviciat préalable. Peu après avoir quitté le rivage, m’apercevant que je n’étais pas devancé, je fis halte, et me retournai pour voir ce que devenait mon ami.

À mon grand étonnement et à ma grande épouvante je n’aperçus entre moi et la grève que deux petits bras blancs qui s’agitèrent un instant à la surface du flot pour disparaître ensuite tout à coup. Lorsque je plongeai après Pesca, le pauvre petit homme gisait paisiblement au fond de l’eau, replié sur lui-même, et beaucoup plus petit, en apparence, que jamais il ne m’avait semblé. Pendant les quelques minutes que j’employai à le ramener, le grand air lui rendit sa connaissance, et, avec mon secours, il put gravir les degrés du quai. À mesure que la vie lui revenait, ses merveilleuses illusions au sujet de l’art du nageur semblaient lui revenir aussi. Dès que le claquement de ses dents lui permit de reprendre la parole, il me dit, avec un vague sourire, « que sans doute une crampe lui avait joué ce tour-là. »

Tout à fait remis, et quand il fut revenu me trouver sur le rivage, sa nature méridionale, expansive et chaude, fit tout à coup irruption à travers les barrières de notre étiquette anglaise. Il m’accabla des témoignages de l’affection la plus désordonnée, — s’écria passionnément, avec toute l’exagération italienne, que dorénavant sa vie était à ma disposition, — et déclara qu’il ne connaîtrait jamais de bonheur que s’il trouvait une occasion de me prouver sa reconnaissance par quelque service dont, à mon tour, je serais tenu de me souvenir jusqu’à ma dernière pensée.

Je fis mon possible pour arrêter le débordement de ses larmes et de ses protestations, en m’obstinant à traiter toute cette aventure comme un bon sujet de plaisanterie ; et je réussis enfin (du moins me le figurais-je), à diminuer l’écrasant fardeau de reconnaissance que Pesca se voulait mettre sur les épaules. Je ne prévis guère alors, — je ne prévis guère ensuite, notre voyage de plaisir achevé, — que l’occasion de me servir, si ardemment désirée par mon reconnaissant compagnon, allait bientôt se présenter ; — qu’il la saisirait à l’instant même ; — et qu’en agissant de la sorte, il modifierait, du tout au tout, mon existence entière et moi-même.

Pourtant, rien de plus certain. Si je n’avais point plongé après le professeur Pesca, étendu sous l’eau parmi les cailloux et les coquillages, je ne me serais jamais trouvé, selon toute probabilité humaine, mêlé aux événements dont ces pages renferment le récit ; — jamais peut-être je n’aurais même entendu le nom de la femme qui a vécu dans toutes mes pensées, qui s’est emparée de toutes mes facultés, et sous la dominante influence de qui je marche maintenant vers l’unique but de ma vie.