dit Pierre Elzéar
Henry Kistemaeckers (p. 153-163).
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XIV



Il y eut entre eux deux un long et cruel silence.

— Mademoiselle, dit enfin Stéphane, d’une voix sourde, il m’a semblé que je vous devais une explication loyale. Ce bonheur que votre père rêve pour nous deux…

Les paroles expiraient sur ses lèvres.

— Parlez, monsieur, dit Blanche.

— Ce bonheur… acheva le jeune docteur avec effort, il est impossible.

— Sans doute, dit-elle doucement, puisque vous ne n’aimez pas.

— Je ne vous aime pas ? s’écria Stéphane dans un élan de protestation sincère. Ah ! vous ne pouvez me comprendre.

Mais, rencontrant les yeux surpris de Blanche, il baissa la tête :

— Non, murmura-t-il très bas, je ne vous aime pas.

— Je l’avais bien vu, monsieur Stéphane ; mais pourquoi ne pas me l’avoir dit plus tôt ?

— Pourquoi ? Prenez pitié de moi… je n’osais même pas vous parler… je vous fuyais parce que je me sentais coupable…

— Coupable ? interrogea Blanche.

— Je ne puis vous rien dire, sinon que je suis indigne de vous.

— Vous aimez une autre femme ? dit-elle. Pourquoi ne pas me l’avouer ?

— Parce que mon amour était insensé… balbutia le jeune homme.

Et il ajouta très bas, la rougeur au front :

— Parce qu’il était criminel.

Ce nom qu’il ne pouvait prononcer, Blanche le lut sans doute dans les yeux égarés du jeune médecin :

— Suzanne !

Ce fut pour elle comme l’impression aveuglante d’un éclair.

— Est-ce que vous aimez Suzanne ?

Elle ajouta vivement :

— Vous ne le lui avez pas dit j’espère ?

— Non…, non…, bégaya Stéphane.

— Si elle allait vous aimer, elle aussi, comme vous seriez malheureux tous les deux !

Le jeune homme restait écrasé, anéanti. La chaste pensée de la vierge n’avait pu un instant soupçonner son crime.

— N’importe, continua Blanche. Vous étiez mon ami. C’est mal à vous de m’avoir fait souffrir.

— J’ai souffert aussi, dit-il, sans lever les yeux ; souffert cruellement, je vous le jure !

— Et vous l’aimez encore ? demanda-t-elle.

Stéphane redressa le front.

— Je pars, dit-il.

— Vous partez ? Vous faites bien. Je vous promets de garder votre secret pour moi.

— Vous avez le droit de me mépriser, dit Stéphane.

— Vous mépriser ? Non. Je vous plains. Je vous aimais sincèrement…

— Ah ! Dieu ! murmura-t-il.

Il lui semblait qu’une main brutale lui broyait le cœur.

— Mais, continua Blanche, je me sens plus forte peut-être que je ne pensais, et je crois que je pourrai vous oublier.

Stéphane aperçut Daniel qui venait vers eux.

— Ah ! s’écria-t-il tout à coup, si vous le vouliez vous n’auriez pas à chercher bien loin pour trouver un cœur digne du vôtre !

— Que dites-vous ?

— Je dis qu’il y a ici une âme d’élite, vaillante et modeste, trop fière pour laisser deviner son secret, et que moi, j’ai comprise cependant.

Daniel avait entendu cette dernière phrase.

— Monsieur Stéphane !

Et il avait saisi le bras du jeune docteur.

Mais celui-ci continua.

— Je dis que M. Daniel n’a pas pour vous la froide tendresse d’un frère, mais une ardente et profonde passion. Je dis qu’il vous aime enfin !…

— Taisez-vous ! cria Daniel éperdu.

Blanche était allée à lui.

— Est-ce vrai ? est-ce vrai ? dit-elle, subitement émue. Quoi ! Vous m’aimez, mon bon Daniel… Vous m’aimez !…

Elle lui prit la main avec tendresse.

— Ah ! comme j’ai dû vous faire du mal !

— Ne l’écoutez pas… disait Daniel, hors de lui… Ne l’écoutez… c’est absurde… je…

Il se laissa tomber sur une chaise ; et, se tournant vers le jeune homme :

— Ah ! qu’avez-vous fait ?

— Me croyez-vous maintenant ? dit Stéphane à Blanche. Ne m’en veuillez pas, monsieur Daniel, d’avoir révélé un secret qui jamais peut-être ne serait sorti de votre bouche. Elle vous aimera. Elle vous aime déjà, j’en suis sûr.

Deux grosses larmes roulèrent lentement sur les joues hâlées de l’ex-capitaine de chasseurs.

Stéphane entraîna Blanche à quelques pas :

— Mademoiselle, dit-il, j’ai encore une prière à vous adresser. Voulez-vous aller préparer votre père à une opération qui exige tout son sang-froid ?

— Quoi ?

— Je ne vous avais rien dit, pour vous épargner de vaines espérances. Mais l’heure d’agir est venue. Tout à l’heure peut-être il vous verra !

— Est-ce possible ! dit la jeune fille. Ah ! si vous faites cela…

— Allez, dit Stéphane, avec une douceur triste.

Blanche rentra précipitamment.

Daniel s’était levé :

— Que venez-vous de dire ?

— Je compte aussi sur vous, monsieur Daniel. Je vous ai averti déjà que je crois Jacques atteint d’une simple inflammation de l’iris causée par l’excès de travail. Une opération que j’ai vu faire, que j’ai faite plusieurs fois moi-même à Stockholm, peut le sauver. Cette opération ne demande ni avant, ni après, aucunes précautions spéciales. Je suis résolu à la tenter ce matin même.

— Vous espérez vraiment ?…

— Oui.

— Ah ! le ciel vous entende ! Ne voulez-vous pas prévenir Suzanne ?

— Non, dit vivement le jeune docteur. Ne lui dites rien. Êtes-vous bien sûr ?…

— Quoi ?

Daniel n’osait pas deviner la pensée de Stéphane.

— Suzanne est un monstre, continua celui-ci. Ah ! je la connais bien, puisque je l’ai aimée ! Ne lui dites rien. Je désire que vous soyez seul auprès de Jacques avec mademoiselle Blanche. La vue de cette femme m’est odieuse, et, si ma main venait à trembler, Jacques serait aveugle pour toujours.

Daniel sentit la main brûlante du jeune docteur dans la sienne :

— Vous avez la fièvre, dit-il.

— Non, ce n’est rien. J’ai tout préparé. Venez.

Daniel passa le premier. Stéphane, en traversant le vestibule, vit tout à coup Suzanne se dresser devant lui.

— Où allez-vous ? dit-elle à voix basse. Venez au jardin. Il faut que je vous parle une dernière fois.

Stéphane réfléchit qu’il voulait l’éloigner à tout prix :

— Oui, dit-il, attendez-moi.

Et il passa.