dit Pierre Elzéar
Henry Kistemaeckers (p. 165-171).
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XV



Dix minutes s’écoulèrent.

Suzanne, folle de passion, arrachait et effeuillait des roses, sans se soucier de meurtrir ses doigts aux épines.

— Il ne vient pas, pensait-elle amèrement. Il est auprès de Blanche, sans doute… Ah ? si cette petite veut me le reprendre, j’avouerai tout. Le lâche oublie donc que je me suis donnée à lui !

Et elle songeait combien les hommes sont vils et hypocrites avec leurs grands mots d’honneur et de devoir, avec tous ces beaux sentiments qui ne leur viennent jamais qu’une fois la faute commise… C’est si commode, le remords !

À la fin, énervée par l’impatience, elle revint vers la maison.

Comme elle entrait dans le petit salon précédant la chambre de Daniel, la porte de cette chambre s’ouvrit brusquement. Stéphane parut, referma la porte, et s’appuya à la muraille, chancelant, épouvanté.

Jacques Roland était sauvé sans doute… La main de l’opérateur n’avait pas tremblé. Mais, au moment où il venait de donner le coup de lancette, il avait songé tout à coup qu’il allait subir le regard reconnaissant de cet homme qui l’appelait son fils… C’était au-dessus de ses forces… Il s’était enfui, éperdu… Il avait refermé cette porte entre lui et l’horrible vision de ces yeux ressuscités !

Mais, comme il allait s’élancer au dehors, Suzanne lui saisit violemment les deux poignets :

— Qu’as-tu donc ? Tu veux me fuir encore ? dit-elle, les dents serrées.

— Ah ! laissez-moi ! Adieu !

Elle ne le lâchait pas :

— Tu pars ! C’était donc vrai ? Tu pars ? Tu m’abandonnes ? Ah ! Je ne le veux pas !

— Laissez-moi passer, madame !

— Non, dit-elle, les sens en feu.

— Laissez-moi fuir, et soyez maudite !

Lui serrant toujours les poignets d’une étreinte désespérée, elle s’agenouilla, lui barrant la porte :

— Non ! Tu ne partiras pas ainsi ! Je t’aime, Stéphane… Tu es à moi ! Je veux te garder !

La porte fermée par le jeune docteur s’était rouverte. Jacques Roland était debout sur le seuil.

Stéphane poussa un cri étouffé.

— Eh bien ? As-tu peur de lui ? murmurait Suzanne à voix basse. Je t’aime !

Jacques fit vers eux un bond terrible :

— Malheureuse ! cria-t-il d’une voix rauque.

Suzanne s’était relevée, les yeux agrandis par la terreur.

— Il voit ! Il voit !

Daniel accourait, suivi de Blanche.

Il y eut quelques secondes d’affreux silence.

Daniel crut que Roland allait tomber foudroyé.

— Par pitié ! dit Stéphane, détournant la tête ; par pitié ! ne me regardez pas ! Je sais que la mort est la seule réparation de mon crime.

— Malheureux enfant !… s’écria Jacques, se redressant.

— Oh ! n’ajoutez pas un mot. Je me suis jugé et je me suis condamné. Adieu.

Il franchit le perron, et s’enfuit sur la terrasse.

Les pistolets chargés étaient toujours là.

Il en saisit un d’une main convulsive et se fit sauter la cervelle.

À la détonation, Blanche poussa un cri. Daniel s’élança dans le jardin.

Suzanne restait immobile devant son mari, toute droite, les bras pendants, les yeux fixes. Elle n’avait même pas tressailli au coup de feu.

— Madame, lui dit Jacques, l’homme que vous avez aimé est là qui râle, et vous n’avez même pas le courage d’aller recueillir son dernier souffle ! Vous l’aimez, cependant ! Vous l’aimez ! Mais allez donc !

Suzanne, effarée, s’abattit sur ses genoux :

— Grâce ! bégaya-t-elle.

— Ah ! misérable ! vous n’êtes pas seulement infâme, vous êtes lâche !

— Grâce ! ne me tuez pas !

Devant cette ignoble terreur, la fureur du mari tomba :

— Vile créature ! J’ai pour vous plus de dégoût que de colère. Allez-vous-en. Vous ne méritez même pas que je vous tue… Je vous chasse !

Suzanne se releva, ramassa un manteau dans l’antichambre et disparut.

— Ah ! gémit Roland dans un cri de suprême désespoir, pourquoi m’avoir rendu la lumière ?

Et il tomba lourdement à la renverse.

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