La Femme aux États-Unis
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 93 (p. 432-464).
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LA
FEMME AUX ÉTATS-UNIS

II.[1]
L’AMOUR ET LE MARIAGE.


I.

Sur un continent nouveau, sans limites alors connues, une émigration de proscrits volontaires, fuyant, non la vindicte des lois, mais l’oppression des partis, mécontens plutôt que révoltés, exilés sans arrière-pensée de retour, emportant tout avec eux : famille, or et traditions, tel fut le point de départ de la colonisation américaine. Dès le début, par la force des choses, par l’isolement, par les dangers affrontés en commun, par le rôle même que les événemens lui imposent et que nous avons retracé, la femme s’affirme l’égale de l’homme, non plus inférieure à lui comme elle l’était alors en Europe, passant de l’autorité paternelle absolue sous le joug non moins despotique de l’autorité conjugale. Ces chaînes tombent le jour où elle aborde sur ces côtes lointaines ; son rôle grandit. Aussi utile, aussi nécessaire que l’homme à l’œuvre commune, les services quelle rend lui conquièrent l’égalité qu’elle ambitionne.

Si l’on n’introduit pas explicitement cette égalité dans les lois, c’est qu’elle n’en a que faire, c’est que tout droit nettement défini est non moins nettement limité, et qu’elle a tout à gagner à ne pas préciser les siens. Enfant, l’école lui est ouverte, et, dès l’âge le plus tendre, sa faiblesse et ses charmes lui font des protecteurs et des admirateurs de ses compagnons. Jeune fille, elle s’appartient. Femme, le divorce lui permet de rompre un lien oppresseur. L’opinion publique la suit et la protège dans chacune des étapes successives de sa vie.

Mais elle aspire plus haut, et cette égalité ne la satisfait pas. Les circonstances auxquelles elle en est redevable s’affirment et secondent son ambition. Les années passent, la prospérité s’accroît, la civilisation s’étend. Dans un champ d’activité plus rémunérateur et plus vaste, si la tâche de l’homme est plus absorbante, celle de la femme devient plus légère. Affranchie des pénibles travaux qui incombaient aux premières émigrantes, elle n’a plus comme elles, comme sa grand’mère et sa mère, à pétrir et cuire le pain, à confectionner les vêtemens de la famille, à faire œuvre de servante ; elle a des loisirs pour cultiver son esprit, pour élargir le cercle de ses connaissances, et, dans ce domaine que l’homme est contraint, par un labeur incessant qui le prend au sortir de l’école, d’abandonner trop tôt, elle va régner sans conteste et sans rivaux. Aux charmes de son sexe elle unira ceux d’un esprit cultivé, d’une supériorité intellectuelle que, de longtemps, l’homme ne pourra lui disputer.

Ses facultés agissantes et pensantes n’ont plus, comme au début, le même emploi que celles de son compagnon. L’activité silencieuse et froide de l’homme s’exerce en tous sens sur un continent illimité, sur un sol fertile qui rémunère ses peines au centuple, mais qui, prenant tout son temps, ne lui en laisse que peu pour la vie de famille, aucun pour la culture de son esprit. Il sait gagner l’argent, mais il ignore l’art de le dépenser, de lui faire rendre la somme de confort, de jouissances délicates que sa possession comporte. Elle s’y exerce, elle l’acquiert et y déploie ses ingénieuses facultés. Elle embellit son home et le lui rend plus attrayant ; elle s’embellit elle-même, et il l’admire d’autant plus. Elle devient l’agent de le dépense comme il est celui de la recette ; elle éperonne son ardeur au travail en flattant son cœur et sa vanité ; elle met à profit les loisirs que son labeur lui crée, et, au respect inné que la femme inspire, en tant que femme, à l’homme de sa race, se joint le respect que lui impose une culture intellectuelle supérieure à la sienne.

Deux fois reine, la toute-puissance la grise, et le culte qu’on lui rend, les hommages dont on l’entoure, légitiment à ses yeux ses caprices et ses exigences. Assurée du respect de tous, certaine de trouver en tout homme, quel qu’il soit, un protecteur et un défenseur, de conférer une faveur en demandant un service, elle se meut à l’aise dans cette atmosphère de galanterie, banale à force d’être étendue, qui s’adresse à son sexe plus qu’à sa personne, et dont elle n’hésite pas à réclamer hautement les privilèges. Quiconque a visité New-York a eu maintes fois l’occasion d’assister à la scène que raconte le baron de Hubner. « Je suis assis dans un des tramways-cars qui parcourent les rues principales de la grande ville. Un léger coup d’éventail m’arrache à mes pensées, et voilà, fièrement dressée devant moi, une jeune femme qui me toise de pied en cap, d’un regard hautain, impérieux, voire même courroucé. Je m’empresse de me lever, et elle prend ma place sans daigner me remercier, ne fût-ce que par un sourire ou un regard. Je suis cependant obligé de faire le reste du voyage debout, dans une position assez incommode, et en m’accrochant péniblement à une des courroies posées à cet effet le long du plafond de la voiture. Un jour, une jeune fille avait ainsi expulsé, d’une façon particulièrement cavalière, un vieillard infirme. Au moment où elle quittait la voiture, un des voyageurs la rappela. « Mademoiselle, lui dit-il, vous avez oublié quelque chose. » Elle revint précipitamment sur ses pas. « Vous avez oublié de remercier monsieur[2]. »

De tels faits ne sont pas rares, mais ce serait être injuste envers les femmes américaines que d’attribuer à toutes le manque d’égards de quelques-unes. Cette assurance, cette conscience moins de leurs droits que de leurs privilèges, expliquent leur indépendance, comment elles peuvent entreprendre, seules, de longs voyages, certaines de trouver partout une universelle déférence et des attentions dont elles s’acquittent, semble-t-il, par le fait seul de les accepter, en échange desquelles nul n’attend même un remercîment.

De bonne heure et partout elles sont accoutumées à rencontrer les signes visibles de leur incontestable souveraineté, de l’universel respect. Partout elles sont chez elles et en ont conscience. À New-York, la ville cosmopolite, la ville du monde qui contient le plus d’Irlandais après Dublin, le plus d’Allemands après Berlin et Vienne, à Chicago et à Saint-Louis, ces villages de l’Ouest qui, ayant fait fortune, sont devenus de grandes villes, les marques apparentes de la royauté féminine frappent les yeux. Dans tous les endroits, publics ou privés, au théâtre et dans les hôtels, dans les chemins de fer et à bord des bateaux à vapeur, dans les restaurans et dans les magasins, dans la rue et dans les parcs, dans les salons et dans la maison paternelle, la femme est reine.

Toute royauté a son point de départ ; nous avons indiqué quel fut le sien. Toute royauté a sa raison d’être ; elle justifie la sienne par sa double supériorité. C’est aux sources vives de toute beauté physique qu’elle a puisé ses charmes. Unis jeunes et par amour, son père et sa mère lui ont transmis les dons que la nature prodigue aux enfans de la jeunesse et de l’amour. En elle s’affinent les traits caractéristiques d’une race vigoureuse et saine, parfois, comme dans l’Ouest, pure de tout mélange. Là où l’immigration a fait intervenir, comme dans les États de l’Est, un facteur nouveau, ce facteur a modifié, non déformé, le type primitif. Le sang hibernien, français, italien, allemand, qui se mêle dans ses veines au sang anglo-saxon, tempère de vivacité ou de morbidesse, de grâce ou de langueur les contours trop arrêtés qu’elle tient de ses ascendans. Aussi retrouve-t-on sur ce sol presque tous les genres de beauté plastique : la voluptueuse nonchalance de la créole, l’aristocratique pureté de lignes de l’Anglaise, l’expressive et mobile physionomie de la Française, le teint éblouissant et les formes sveltes des filles d’Irlande. À ces races diverses elle a emprunté ce qui constituait la supériorité de chacune ; la jeunesse et l’amour ont fait œuvre d’élimination, le mariage étant aux États-Unis, plus que partout ailleurs, le résultat d’une instinctive affinité.

Longtemps renfermée dans le cadre lointain d’un continent peu visité, et ne possédant rien qui fût alors de nature à attirer le voyageur curieux ou le touriste observateur, la beauté des femmes américaines, légendaire parmi les officiers de marine ou les diplomates que leurs fonctions amenaient sur les côtes ou à Washington, se révéla le jour où la facilité des communications et l’instinct nomade de la race provoquèrent un exode régulier d’Américains enrichis. La vieille Europe les attira ; ses monumens, ses palais, ses villes et ses musées devinrent le but de pèlerinages réguliers, le complément d’une éducation sérieuse, surtout pour les femmes. Londres et Paris, Florence et Munich, Rome et Dresde virent se fonder dans leurs murs des colonies américaines, kaléidoscopes mobiles et changeans, dont le personnel, incessamment renouvelé, incessamment s’accroissait, et qui gravitait autour de quelques familles riches et connues, établies à demeure. De là la prise de possession, dans chacune de ces villes, de certains quartiers spécialement affectionnés par la colonie américaine. Elle s’y concentre et y vit ; c’est une cite étrangère dans la grande ville française, anglaise, italienne ou allemande.

Un proverbe anglais dit qu’il faut sept ou huit générations pour produire un gentleman trois ou quatre pour former une lady. Il n’en fallut pas tant à la femme américaine. De la race anglo-saxonne, modifiée par le concours de circonstances que nous avons indiqué, elle tenait la beauté physique ; des loisirs que l’homme lui faisait, la culture intellectuelle ; de la fortune rapidement conquise, les goûts d’élégance et de raffinement naturels à son sexe. L’Europe fit le reste.

Très fiers de la beauté de leurs femmes, de leurs sœurs et de leurs filles, les Américains en font moins honneur à la race même dont ils sont issus qu’aux usages et aux mœurs de leur patrie, et, sur ce point, leur opinion vaut d’être notée. L’un d’eux me la résumait un jour dans une de ces boutades humoristiques où excellait Swift et dans lesquelles éclate l’esprit froidement railleur de l’Anglo-Saxon. Grand voyageur devant l’Eternel et observateur consciencieux, le hasard m’avait fait le rencontrer à Madrid, puis à Naples, et, ce soir-là, à dîner chez Mme X***. Nous nous étions retrouvés avec plaisir ; nous avions, de l’autre côté de l’Atlantique, des amis communs : il n’en fallait pas davantage pour ébaucher un commencement d’intimité. Je m’y prêtais d’autant plus volontiers qu’il avait l’esprit fin, un peu paradoxal parfois, mais plein d’imprévu.

À table, nous avions parlé de la race latine et de la race anglo-saxonne. Inutile d’ajouter que toutes ses préférences étaient acquises à cette dernière.

— L’avenir est à elle, me dit-il en reprenant après dîner notre conversation un moment interrompue ; elle finira par peupler le monde. Les États-Unis ne comptaient que 5 millions d’habitans au commencement de ce siècle ; nous sommes 60 millions maintenant[3]. Déjà nous débordons sur l’Amérique du Sud ; l’Océanie se peuple de nos fils de colons. Comparez à vos familles françaises d’un ou deux enfans, ces familles de l’Ouest où l’on en compte 10 ou 12. Au point de vue de la population, vous restez stationnaires ; nous doublons en trente ans. La dot vous tue.

— Comment cela ?

— Eh ! sans doute. Est-il rien de plus absurde que ce système qui consiste à faire assurer l’avenir des enfans par leurs parens ? C’est l’antithèse de la vérité, le monde renversé, les vieux se privant pour les jeunes, ceux qui ne peuvent plus produire se sacrifiant à ceux qui ne savent pas s’aider. Si encore ce sacrifice assurait leur bonheur ! mais neuf fois sur dix vous les rendez malheureux. Il était lancé, je n’avais plus qu’à l’écouter.

— Vous croyez que je fais du paradoxe à plaisir : il n’en est rien. Regardez là, devant vous, ces trois jeunes filles. Une est jolie, les deux autres franchement laides. Celle de droite a la taille déviée ; le visage est pâle, amaigri, les traits tirés et fatigués. Sa voisine, sa sœur, n’est guère mieux. Toutes deux, vous le savez, sont richement dotées et ont, ce que vous appelez, de belles espérances ; aussi les prétendans affluent. Il n’en est pas moins vrai que la nature, marâtre si vous voulez, — ce n’est pas mon affaire ni la vôtre, — les avait condamnées au célibat. Leur père s’est marié trop vieux à une femme riche et mal bâtie : voilà les résultats. Eh bien ! ces deux jeunes filles, laides et mal bâties aussi, sont recherchées par des hommes jeunes, qui ne les aimeront pas, et, pour cause, mais qui demandent à un riche mariage la fortune que le hasard a oublié de déposer près de leurs berceaux et qu’ils ne se sentent pas la force de conquérir. Quant à l’autre, elle a tout ce qu’il faut pour plaire ; mais, sans dot, que trouvera-t-elle ? Un vieillard, ou le célibat forcé : voilà son lot. Vos deux laiderons auront-elles des enfans ? Il est permis d’en douter, en tout cas, de souhaiter qu’il n’en soit rien.

— Soit ; mais toute fille laide n’est pas pourvue d’une grosse dot. Il en est de jolies et de bien rentées.

— Je veux l’admettre ; mais n’est-ce pas déjà trop que d’égaliser les chances ? Ne voyez-vous pas qu’un père affligé de deux filles pareilles est tenu à redoubler d’efforts et de sacrifices pour assurer leur mariage, et que ce mariage, quoi qu’il en puisse penser, lui individuellement, n’est pas un gain pour la société ? Laissée à elle-même, la nature se tirerait d’affaire, au grand avantage de tout le monde. C’est une loi naturelle qu’un homme jeune, sain et robuste aime une jeune fille belle, saine et robuste. C’est une loi de la nature qu’ils s’unissent, et, comme dans les contes de fées, aient beaucoup d’enfans qui leur ressemblent. À quoi bon acheter à grand prix un mari pour une fille qui n’en a que faire, qui mettra peut-être au monde un être chétif et malingre que l’on sauvera, si on le sauve, à force de soins, que l’on s’épuisera à doter pour qu’il aille à son tour faire souche d’êtres semblables à lui. En tout et partout la nature procède par voie d’élimination. Certaines espèces végétales et animales sont condamnées à disparaître, moules imparfaits, incapables de servir à une reproduction plus parfaite.

— En un mot, vous demandez la suppression des femmes laides.

— Suppression violente, non ; mais ne vous mettez pas à la traverse et surtout ne vous appliquez pas à en perpétuer l’espèce, pas plus que celle des hommes malingres et rachitiques. Un être pareil coûte autant, et plus, à nourrir, à élever qu’un être sain et complet. Vous créez des sociétés d’encouragement pour les chevaux, les animaux de basse-cour, les races ovine et bovine, et quand il s’agit de l’être par excellence, de l’homme et de la femme, vous édifiez à grands frais un système absurde, à l’encontre de la nature, dont le résultat est de perpétuer la laideur et l’abâtardissement de la race. Vous trouvez tout simple et tout naturel qu’un homme dans la force de l’âge épouse une fille laide, mal venue, bien dotée, et vous appelez cela un beau mariage. Vous trouvez simple et naturel qu’une fille belle et pauvre épouse un homme âgé, ayant vécu, comme vous dites, mais riche, et vous félicitez la mère ou l’amie qui a fait ce beau coup. J’enrage de voir ces vilenies. La nature aussi enrage, mais elle se venge, et c’est là le danger. Vous fermez les yeux pour ne pas le voir. Cependant, les statistiques sont là pour vous éclairer. La science, la médecine, la physiologie, les tribunaux eux-mêmes vous cornent la vérité aux oreilles. Vous les bouchez ; il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre ; vos pères de famille s’exterminent de travail pour amasser des dots ; vos mères de famille font la chasse aux héritières. L’une d’elles me disait il y a peu de jours : « Je désire marier Ernest ; il fait des sottises. Je lui cherche une femme riche : Ernest ne pourrait pas vivre sans fortune, mais nous ne tenons pas à la beauté. Auriez-vous quelqu’un à nous proposer ? » Son Ernest est un grand bêta, mal élevé, fréquentant toutes sortes de mauvaises compagnies, maigre, étriqué, déjà à demi gâteux. Sa brave femme de mère cherche et trouvera quelque laideronne, mal venue, bien dotée. On les mariera, on les invitera à faire souche ; Dieu vous garde des résultats !

Il reprit haleine, et, de fait, il était temps.

— Aux États-Unis, nous sommes plus logiques ; si nous copions vos modes, nous n’importons pas vos théories matrimoniales. Nous nous marions par amour et tout le monde s’en trouve bien. Un de mes amis, millionnaire de Chicago, vient de donner sa fille à un jeune négociant qui débute. Le jour du mariage, il leur a remis 2,000 dollars (10,000 francs), pour défrayer un voyage en Europe ; on l’a trouvé très généreux. Son gendre travaille, il adore sa femme, qui le lui rend bien. Je parie qu’avant dix ans ils auront six enfans et 100,000 dollars. Sur ce, bonsoir !

Il me serra la main et partit. Ma voisine. une dame d’un certain âge et qui comprenait l’anglais, avait dû l’écouter, car je l’entendis murmurer au moment où il s’éloignait :

— Tous ces Américains sont matérialistes.

II.

Nous avons indiqué ce que fut, au début, la colonisation des États de l’Est : puritaine et protestante, se recrutant dans les classes moyennes de l’Angleterre de 1630, hostile aux Stuarts, sympathique au commonwealth et à une forme républicaine de gouvernement. Dans le Sud, au contraire, colonisé par les partisans des Stuarts dépossédés, nous avons signalé le maintien des traditions aristocratiques anglaises, l’esclavage devenu une institution, la vie large et facile du planteur remplaçant l’existence opulente du grand propriétaire terrien. Dans l’Ouest, envahi et peuplé plus tard, ces deux types se mêlent et se confondent, représentés par les aventuriers du Sud et de l’Est, par leurs plus hardis pionniers impatiens de vie libre et de grands espaces, reculant devant la civilisation qui avance et dont la réglementation leur pèse. Tous jeunes, énergiques, peuplant les solitudes de l’Ouest d’une progéniture vigoureuse comme eux, nombreuse comme elle l’est toujours là où l’enfant est un aide et non une charge.

D’où trois types distincts : population citadine dans l’Est, de planteurs dans le Sud, fermière dans l’Ouest. Depuis, il est vrai, et successivement ces conditions se sont modifiées, chacune des sections débordant sur l’autre : l’Ouest se couvrant de grandes villes, l’Est envahissant le Sud après la guerre de sécession, le Sud ruiné, émigrant ; mais le temps n’a pas encore achevé son œuvre de fusion, non plus qu’il n’a effacé les traits caractéristiques. L’Est, la première colonisée de ces trois sections, est devenu la plus peuplée, la plus importante, le centre du grand commerce incarné dans la vraie capitale de l’Union, dans New-York, la cite impériale, comme elle s’intitule elle-même.

Aucune autre ville de la république ne saurait rivaliser avec elle. Sa population, son luxe, l’éclat de ses réceptions et de ses fêtes, l’opulence de ses millionnaires, l’élégance des toilettes féminines, en font l’arbitre des coutumes et des modes, la ville sur laquelle se règlent les autres. Boston renferme une société plus lettrée et plus austère, Baltimore, Charleston et Richmond ont conservé des traditions plus aristocratiques, Philadelphie est un milieu plus délicat et plus réservé ; on trouve plus de gaité à la Nouvelle-Orléans, plus de laisser-aller à Chicago, plus d’esprit et de goût à Washington quand la session hivernale du Congrès y ramène le monde cosmopolite des légations, du sénat et de la chambre des représentans ; mais dans aucune de ces cités la vie sociale n’atteint le même degré d’intensité qu’à New-York, le paradis de la jeune fille américaine. Là, plus et mieux qu’ailleurs, elle peut donner librement carrière à ses goûts de dépense et de toilette, de réceptions et de fêtes, de flirtation et de plaisir. La vie sociale, dont elle est l’âme, est organisée pour elle et le mœurs américaines lui assurent une liberté aussi complète qu’elle saurait l’être. On en a parfois exagéré l’étendue, fait de quelques exceptions tapageuses et bruyantes une règle générale, et l’on a attribué aux jeunes misses de New-York des allures par trop vives ; la réalité, telle qu’elle est, suffit et offre avec nos coutumes un contraste assez déconcertant sans qu’il soit besoin de l’accentuer encore. Amazones intrépides, elles cavalcadent en bande ou accompagnées du cavalier qu’elles admettent momentanément à l’honneur de les courtiser, dans les allées du Central-Park, ou bien elles y conduisent un léger buggy attelé d’un rapide trotteur. L’hiver, elles organisent des parties de traîneaux ou patinent sur les lacs. On les rencontre dans les grands magasins, dans les confiseries à la mode sans autre escorte que leurs amies ou amis ; le soir, au théâtre et au bal ; l’été, à Newport, à Saratoga, à Long-Branch, à Bar-Harbor, étalant dans les casinos des toilettes luxueuses à mettre en fuite un mari futur ; l’automne, Paris et Londres, Florence et Rome, Naples et Lucerne les attirent. Elles remplissent nos hôtels européens de leur exubérante gaîté, de leurs fantaisies excentriques ; on les croise sur toutes les routes, infatigables excursionnistes, visitant tout, explorant tout, partout aussi libres que chez elles, insouciantes de l’étonnement qu’elles causent, des commentaires qu’elles provoquent.

« c’est très joli, disait Walpole, mais… que fait-on de cela à la maison ? » Ce qu’en font neuf fois sur dix les Américains : de paisibles femmes d’intérieur ; ce qu’en font les Anglais : des comtesses, des marquises et des duchesses portant dignement les plus grands noms du royaume-uni. De ce que leurs vives allures vont à l’encontre de nos idées reçues et les exposeraient, chez nous, à des interprétations qui, à tout prendre, seraient moins à notre honneur qu’au leur ; de ce qu’elles s’écartent du type conventionnel que nous nous faisons de la jeune fille, type auquel notre implacable logique entend ramener bon gré mal gré toute une catégorie d’êtres humains, quels que soient leurs aspirations, leur nature et leurs goûts, il ne s’ensuit pas cependant que les Américains soient dans le faux absolu et nous dans le vrai absolu. Les résultats qu’il donne sont le véritable critérium d’un système social, et, à en juger par les résultats, on ne saurait affirmer que la grande liberté laissée aux jeunes filles américaines ait, jusqu’à ce jour, abouti à des résultats plus regrettables que le système contraire qui prévaut en Europe. « Nos parens nous ont mariées comme il leur a plu, murmurent les Italiennes ; à nous, maintenant, de faire comme il nous plaira. » L’Américaine se marie comme il lui plaît ; libre dans son choix, elle y est, le plus souvent, fidèle, et beaucoup savent être, à la fois, le plaisir et l’honneur de leur maison.

Mais tout d’abord, et c’est par là qu’elle choque le plus nos idées reçues, elle est sa « propre maman, » en ce sens que c’est à elle à se garder, à veiller sur elle-même, à agir avec discernement. De bonne heure en contact avec des compagnons de son âge, son imagination s’est assagie ; pas d’envolées dans un monde mystérieux ; des types vivans et non plus d’invraisemblables héros ; les mirages trompeurs remplacés par une prosaïque réalité ; le bon sens supplantant les poétiques illusions ; la clairvoyance se substituant aux vagues rêveries et aux mystiques élans. La flirtation, qui est à l’amour ce que la préface est au livre, à la passion ce que l’escrime est au duel, achève ce que l’éducation commune a commencé. Elle en use avec la dextérité de son sexe, avec la confiance que lui donne le respect qu’elle inspire, avec la sagacité d’une précoce expérience et la conviction que de l’usage qu’elle en fera et du choix auquel elle s’arrêtera dépendra le bonheur de sa vie. Ce choix, nul ne le lui dicte ; elle en a la pleine responsabilité, et dès sa jeunesse on l’y a préparée. Habituée aux hommages des hommes, leurs complimens ne sont pas pour lui tourner la tête ; elle a le sens pratique de la vie, elle sait ce qu’elle en peut attendre et ce qu’elle veut. Dans ces têtes mutines et que l’on croit évaporées, il y a plus de diplomatie qu’on ne soupçonne, un cœur plus calme, une nature plus rassise que les apparences ne le laisseraient supposer.

Puis, et par opposition, les qualités qui distinguent l’Américain sont rarement de celles qui entraînent et séduisent à première vue. Froids par tempérament, réservés par instinct, travailleurs infatigables, ambitieux de fortune et de pouvoir, de bonne heure toutes leurs facultés sont concentrées sur un but unique : réussir. Leur ambition est sans limites, comme le champ dans lequel elle s’exerce. Pas un d’eux, si humble que soit son point de départ, qui ne puisse aspirer au rang le plus élevé, prétendre à la plus haute opulence, Cultivateur ou bûcheron, ouvrier ou fermier, il peut devenir représentant, sénateur, ambassadeur, ministre d’état, président de la république ; dans les professions libérales, rien ne lui barre la route, ne l’oblige à un stage long et coûteux ; pas de conditions d’avancement, pas de catégories sociales dans lesquelles il se sente enfermé, confiné, qui paralysent son effort et ralentissent son élan. Le niveau égalitaire de l’éducation ne laisse à ses concurrens d’autre avantage sur lui que la valeur intellectuelle particulière à chacun d’eux ; la supériorité appartient moins au savoir qu’à l’énergie et à la volonté. Il le sait, et il entend les ressorts à l’excès, évitant, d’instinct, ce qui le détournerait de son but, peu soucieux des formes et des apparences, âpre aux réalités. On lui reproche son manque d’urbanité, des habitudes souvent grossières, son dédain des conventions et de la distinction. Il est certes de nombreuses et brillantes exceptions, mais en fait le reproche est fondé. Le plus grand nombre n’a ni le temps d’être poli, ni celui de rechercher la société des femmes. Ils ont autre chose à faire. Puis, l’absence de dot a du moins cela de bon qu’ils ne voient pas, dans un riche mariage, un chemin de traverse plus court pour conquérir la fortune.

Riches ou pauvres, arrivés ou en voie de l’être, ils sont rarement oisifs ; or il faut des loisirs pour cultiver la société des femmes. De toutes les occupations nulle n’est plus absorbante, n’exige plus de temps et de soins. Enfin, aux États-Unis, les salons ne sont pas, comme en Europe, l’une des grandes routes qui mènent au succès, la plus fréquentée par les ambitieux en quête d’un appui, d’une recommandation, d’une influence ; un centre où se nouent des intrigues, où se traitent des affaires, où se concluent des marchés. À Washington même, les nuées de solliciteurs qui assiègent la capitale et la Maison-Blanche ont bien rarement accès dans les salons, même politiques, et l’on aurait peine à citer un homme d’état, un financier, un avocat, un millionnaire quelconque ayant fait son chemin dans le monde et par le monde.

La froideur et la réserve naturelles aux hommes, leurs occupations multiples et l’ardeur qu’ils y apportent, le respect que leur inspire la jeune fille, son expérience des réalités de la vie, son imagination disciplinée de bonne heure, autant de causes qui rendent la flirtation moins périlleuse pour elle, aux États-Unis, que partout ailleurs. Si ces filles d’Eve n’ont point inventé la flirtation, à tout le moins elles ont inventé le mot et si bien perfectionné la chose qu’elles l’ont élevée à la hauteur d’une institution. Il leur fallait cela pour remplacer ce qui en tient lieu en Europe et ce qui n’existe pas en Amérique : la sollicitude inquiète des parens et des amis, leurs combinaisons matrimoniales, leurs négociations discrètes, toute cette stratégie savante pour rapprocher et pour unir, pour préparer et conclure un mariage. L’indépendance américaine s’en accommodait mal, l’absence de dot en écartait tout ce qui en fait une affaire, ne laissant subsister que la question de goût personnel. Or, en pareille matière, le cœur des intéressés seuls étant en jeu, les intermédiaires deviennent inutiles ; le plus simple est encore de laisser les adversaires en présence. C’est ce que l’on fait.

À la jeune fille donc de former sa cour, d’arrêter son choix, d’éliminer qui bon lui semble, de n’admettre au nombre de ses suivans que ceux qui lui paraissent réunir les conditions qu’elle désire trouver réunies dans un mari. À elle de s’assurer par une enquête préalable de l’harmonie de goûts et d’idées qui existe entre eux, de démêler, sous les formes partout identiques de la galanterie, la profondeur et la sincérité des sentimens qu’elle peut inspirer, la valeur intellectuelle et morale de celui dont elle portera le nom. La flirtation pourvoit à tout cela et lui permet tout cela ; sous une forme mélancolique ou enjouée s’échangent aveux et confidences, entretiens tendres et sérieux, se dessinent les caractères, les volontés, les aspirations. Tacticienne habile, elle excelle à calmer les impatiences, à encourager sans se lier, à décourager sans rompre.

Est-elle mondaine ? Il lui importe de savoir s’il aime le monde, ou s’il l’aimera, s’il l’y conduira, si elle pourra se livrer à son goût pour la toilette, recevoir, passer l’été à Saratoga ou aux bains de mer. Entre deux phrases sentimentales, émaillées de citations de Tennyson ou de Longfellow, elle glissera une question sur la situation actuelle du jeune homme, ses chances de fortune, ses espérances, en sœur, en amie qui s’intéresse à lui, à son avenir. En quelques séances, elle saura ce qu’il lui importe de savoir, et, comme les termes de comparaison ne lui font pas défaut, elle saura aussi si elle doit l’encourager ou le décourager. Plus simple dans ses goûts, aspire-t-elle à un bonheur plus calme, met-elle son idéal dans une intimité complète de cœur et d’esprit ; aimera-t-il ce qu’elle aime et se contentera-t-il de cette existence paisible ? Ambitionne-t-elle de jouer un rôle politique, de briller à Washington ? Y a-t-il en lui l’étoffe d’un homme d’État, à tout le moins d’un politicien ? Saura-t-il habilement diriger sa barque sur cette mer orageuse ? Imbue des vieilles traditions, met-elle son orgueil à s’allier à l’une de ces anciennes familles dont on prise plus encore aux États-Unis qu’en Europe l’antique origine ? Elle apportera dans son choix le discernement, la prudence et la sage lenteur qu’il comporte.

Ce n’est pas à elle à s’accommoder de la situation que les circonstances lui feront, à y conformer ses goûts, à y plier ses inclinations. Ni le milieu dans lequel elle a vécu, ni les enseignemens qu’elle a reçus ne l’ont préparée à ce rôle effacé et subalterne. Elle n’est pas comme ces princesses allemandes qu’une éducation savamment indifférente façonne à devenir catholiques ou protestantes, orthodoxes ou schismatiques, anglaises ou russes, italiennes ou grecques, suivant l’époux que leur imposeront les combinaisons politiques du moment. Ses idées sont arrêtées, ses goûts formés, et le problème à résoudre est de choisir celui qui, les partageant, saura le mieux les réaliser. L’hiver, dans les salons, l’été à Newport, Saratoga, Long-Branch, sans trêve et sans relâche, elle poursuivra son but, avec autant de persistance qu’en met l’homme à conquérir le succès. Par d’autres voies, les seules à sa portée, ne vise-t-elle pas le même résultat ? Avec cette différence toutefois que, s’il fait fausse route, il peut revenir en arrière, que si le commerce ne répond pas à son attente, la banque, la politique, l’agriculture, l’industrie, lui sont ouvertes, qu’il a de longues années devant lui, mais qu’il n’en va pas de même pour elle. Une erreur engage sa vie, et le temps lui est parcimonieusement mesuré. Aussi avec quel art merveilleux, avec quelle habileté consommée, elle manœuvre sur ce terrain difficile, elle dirige, active ou ralentit son attelage d’adorateurs, insouciante et rieuse en apparence, excellant à faire jaillir d’une conversation badine, à saisir dans l’épanchement du tête-à-tête discrètement préparé, un trait de caractère, un détail significatif qui l’éclaire !

Sous ces dehors frivoles qui frappent seuls les yeux, se joue une partie décisive pour elle. Il y faut un rare sang-froid, une vigilante perspicacité. Le cœur peut se prendre et mettre la clairvoyance en défaut. Pour armes naturelles elle a son instinct féminin, sa supériorité intellectuelle, une précoce expérience de l’homme inhabile à dissimuler, que la jalousie aiguillonne, que la vanité aveugle, que la passion entraîne, que déconcertent ses savantes retraites ou ses habiles avances. À ce jeu périlleux pour sa dignité féminine, ne risque-t-elle pas de se compromettre ou de se perdre, à tout le moins d’y laisser ce qui, suivant nous, fait le charme de la jeune fille : cette candeur, cette modestie, cette ignorance que nous prisons fort et leur attribuons volontiers ? Peut-être, mais étant donné le point de départ : la nécessité pour elle de faire un choix et la responsabilité qu’elle encourt en se trompant, n’est-il pas équitable, à tout prendre, qu’elle use de ses avantages et des armes dont la nature l’a pourvue ?

Le privilège de flirter est aussi sacré et aussi imprescriptible aux États-Unis que le sont chez nous les immortels principes de 1789. S’il ne figure pas tout au long dans la constitution américaine, on l’estime implicitement contenu dans la déclaration des droits de l’homme, — et partant de la femme, — qui autorise tout citoyen de la grande république à se livrer de son mieux à la recherche du bonheur, pursuit of happiness. La flirtation étant un des moyens de l’atteindre, l’intimité temporaire qu’elle crée entre jeunes gens et jeunes filles est acceptée et respectée. Ils peuvent à leur aise jouer la comédie préliminaire de l’amour, procéder à la répétition avant la représentation, préluder sous une forme sentimentale ou badine à ces attractions confuses qui se précisent ou se dissipent suivant que l’accord ou le désaccord des caractères se révèle dans une demi-intimité, s’isoler au milieu de la foule dans un coin du salon, ou, l’été, sur la plage.

D’ingénieux industriels, à Newport, Atlantic City, Bar-Harbor et Long-Branch ont fondé sur cette institution nationale une spéculation profitable. Elle consiste à louer aux jeunes couples en quête de tête-à-tête un vaste parasol dont le long manche armé d’une pointe de fer s’enfonce dans le sable. Ce parasol abrite des rayons du soleil et dissimule discrètement les traits de ceux auxquels il prête son ombre protectrice. On n’aperçoit le plus souvent sous ce gigantesque champignon que deux pieds mignons finement chaussés et deux extrémités masculines, parfois, aussi, mais plus rarement, une taille souple qu’enserre un bras hardi. Encouragé par le succès, l’industriel d’Atlantic City a fait niveler, sur un terre-plein dominant la plage, une longue terrasse de sable d’où les amoureux peuvent voir, sans être vus, se dérouler à leurs pieds le panorama de la mer. Spécialement affectée à la flirtation, ceux qui s’y livrent passent sur cette terrasse de longues après-midi. Nul ne s’en étonne ni ne s’en offusque.

La flirtation n’est pas l’apanage exclusif des classes riches, tant s’en faut. Du haut en bas de l’échelle sociale, elle est le prélude indispensable du mariage, et celle-là s’estimerait lésée de ses droits qui passerait, sans cette transition obligée, de la condition de jeune fille à celle de femme mariée.

Est-ce à dire qu’il n’y ait pas d’abus et que la plus dangereuse des expériences, celle qui consiste à mettre en présence dans une intimité temporaire jeunes gens et jeunes filles pour faire assaut de coquetteries, de tendres aveux et de déclarations passionnées, n’aboutisse pas parfois à de désastreuses conséquences ? Ces abus existent, mais ces conséquences sont rares, d’autant plus que les lois et les usages américains n’entendent pas raillerie sur la séduction. Aux États-Unis, on n’est pas indulgent pour les don Juan. Entre la jeune fille irritée, les pères et les frères armés, les tribunaux toujours prêts à leur infliger d’écrasantes indemnités, leur profession manque de charme ; aussi hésitent-ils à s’aventurer sur ce terrain semé de chausse-trapes.

Le plus en danger n’est pas elle, mais lui. Le respect instinctif dont la femme est l’objet, le culte national rendu à la faiblesse et à ses charmes, la protègent et l’abritent contre les écarts mêmes de son imagination ou de sa vanité. Elle le sait et souvent en abuse. Sa coquetterie féroce se joue parfois des sentimens qu’elle inspire, des feux qu’elle attise, des sermens qu’elle échange. Elle les rompt quand ils lui pèsent, se lie ou se délie au gré de son caprice ou de son ambition, sans souci du mal qu’elle fait. Les moralistes en gémissent et ne lui ménagent ni les sages conseils ni les objurgations paternelles. La presse elle-même intervient et l’invite, dans son propre intérêt, à user avec plus de discrétion des privilèges de son sexe. « Quelles sont, se demande l’un des organes les plus accrédités de l’opinion publique, les limites de la flirtation ? » Et l’éditeur, déconcerte, de répondre : « Nous savons bien où elle commence, mais nul ne sait où elle finit. Nos jeunes filles vont trop loin. Leur coquetterie savante n’est, à les en croire, que l’innocente manifestation d’une nature ingénue. Est-ce donc être coquette, disent-elles, que d’être rieuse et gaie, rêveuse et tendre, et si la vivacité exubérante ou la poétique mélancolie est à l’air de notre visage et nous embellit, doit-on nous en faire un crime ? L’argument est ingénieux, l’objection plausible ; mais la rêverie est affectée et la gaîté manque de naturel. Voici une jeune fille charmante, d’esprit cultivé, de bonne naissance. Elle a tout pour plaire, et les prétendans l’entourent. Dans le nombre, il peut s’en trouver un digne d’elle. Est-ce à le découvrir que tendront ses efforts ? Rarement. Elle est le prix que l’on se dispute ; son rire bruyant, sa fiévreuse gaîté ou sa hautaine mélancolie enchaînent et fascinent un cortège d’adorateurs que lui envient ses rivales moins favorisées. Pas un de ses gestes, pas une de ses paroles qui ne soient calculés en vue de l’effet à produire. Préoccupée de conquérir les suffrages, de satisfaire son insatiable vanité, d’accroître son prestige, d’entendre murmurer son nom, de le voir cité dans les journaux elle dédaigne la plus noble aspiration de la femme, qui est d’aimer et d’être aimée[4]. »

Critique indulgente, la presse n’en est pas moins complice des écarts qu’elle blâme, et le journalisme indiscret de vanter les charmes, de décrire les toilettes, de citer les noms des belles du Sud, du Nord et de l’Ouest. Dans un seul article nous relevons la liste des jeunes filles dont la beauté est renommée sur les rives du Potomac, jeunes filles du meilleur et du plus haut monde et dans cette liste, que l’auteur se promet de compléter plus tard, nous ne relevons pas moins de cent trois noms très connus, avec commentaires à l’appui. « Nellie Hazeline, de Saint-Louis, vient, nous dit l’écrivain, de mourir à vingt-quatre ans, et telle était sa réputation de beauté que le télégraphe transmettait chaque matin un bulletin de sa santé à toutes les villes de l’Union, de l’Atlantique au Pacifique. On la proclamait reine à Saratoga et à New-York, à Newport et dans le Missouri ; elle n’était pas moins célèbre par ses charmes que par le goût exquis de sa toilette. »

Est-ce à un poète persan ou à un journaliste américain que nous devons ce portrait de miss Mary Brown, du Tennessee ? « La pureté de ses traits, la perfection de ses formes raviraient un sculpteur, enthousiasmeraient un peintre ; son teint rappelle les nuances fugitives et la blancheur nacrée de la fleur du pommier ; ses yeux reflètent l’azur d’un ciel d’été et le soleil semble avoir doré d’un de ses rayons célestes son incomparable chevelure. » — « Miss Mary Handie est, ajoute un autre, la reine de New-York, de Baltimore et de Philadelphie. Ses traits sont ravissans, ses formes offrent l’assemblage parfait que les poètes inspirés de l’Orient prêtent aux plus séduisantes houris de leur paradis enchanté[5]. »

Certes, il y a, dans de pareils éloges tirés à des centaines de mille exemplaires, de quoi tourner une tête de jeune fille et lui faire pardonner au journaliste ses critiques et ses avis dictés par un bienveillant intérêt. L’opinion l’excuse, si ses compagnes moins indulgentes l’accusent. C’est une coquette, une flirt instable et changeante, capricieuse et redoutable ; elle abuse de ses droits et de ses privilèges, mais privilèges et droits sont indéniables. Si l’homme l’imite, s’il prétend, comme elle, se jouer de ses engagemens, rompre des liens imprudemment contractés et, fiancé, se refuser au mariage, l’opinion le flétrit et la loi le condamne. Elle peut lui réclamer des dommages-intérêts que les tribunaux octroieront et qui seront calculés, non d’après le dommage causé, il est le plus souvent nul, mais d’après la position de fortune de l’inconstant.

À mesure que la civilisation s’étend aux États-Unis, les mœurs changent. Il y a quelque trente années, ces drames intimes se dénouaient brutalement. Le care-dent d’Arkansas, le bowie knife, le revolver, avaient tôt fait d’amener le fiancé récalcitrant à résipiscence ou de venger l’injure faite à la famille de l’Ariane désolée. Aujourd’hui il en va autrement, et les Breach of promise cases, procès en non-exécution d’engagement, ont remplacé avantageusement ces procédés d’un autre âge. À changer de méthode, la femme n’a rien perdu. La crainte d’exorbitantes amendes en impose à certains hommes plus que l’arsenal le mieux garni, et une grosse somme console mieux la vanité de certaines femmes qu’une improductive hécatombe.


III.

Quelques-uns de ces procès sont restés célèbres aux États-Unis, et, loin de diminuer, le nombre s’en accroît chaque année. La spéculation s’en mêle ; elle accourt d’ordinaire partout où il est question d’argent. Des avocats se sont cantonnés dans cette spécialité, et leurs cabinets, alimentés par des hommes d’affaires à l’affût d’incidens de cette nature, réalisent d’importans bénéfices. Un nouveau genre d’éloquence a fait son apparition dans le prétoire, et le verdict étant réservé à l’appréciation des jurés, il n’est sorte d’argumens auxquels on n’ait recours en une matière qui se prête si bien à tout le clap trap oratoire. Le comique et le pathétique s’y coudoient. Charles Dickens, dans Pickwick papers, nous a laissé une immortelle parodie de ce genre de procès en Angleterre. Le cas suivant, emprunté aux États-Unis et rapproche de celui du maître, met en contraste l’humour britannique et l’esprit pratique américain. Bornons-nous à la plaidoirie ; elle résume toute l’affaire.

« Messieurs les jurés, les témoins que j’ai fait comparaître devant vous, leurs dépositions si claires et si précises ne sauraient laisser subsister aucun doute dans l’esprit d’hommes aussi au courant que vous l’êtes de toutes les roueries masculines. Ma cliente vous a ouvert son cœur. Vous y avez lu ses doutes, ses pudiques hésitations. Dans un récit touchant que je n’aurai garde de refaire, crainte d’en affaiblir l’impression, elle vous a confié, à vous qui êtes fils, frères, époux ou pères, avec quel art infernal, par quelles vertigineuses promesses de joies enivrantes, de fraîches toilettes, d’intérieur confortablement meublé, l’accusé, ici présent, lui a arraché le tendre aveu après lequel il soupirait, cet aveu qui coûte tant à la modestie de son sexe, cet aveu qui… mais là-dessus vous en savez autant que moi, et les convenances me ferment la bouche. Maître de son secret, comme il l’est de son cœur, il cueille sur ses lèvres virginales ce baiser dont sa mère seule a jusqu’à ce jour savouré la douceur, ce baiser… vous le connaissez d’ailleurs… Avec un satanique empressement, il revient, le soir même, le lendemain, les jours suivans. Fiancé, il jouit du délicieux privilège d’entourer de son bras sa taille svelte et souple. La tête sur son épaule, elle épanche son cœur dans le sien, lui raconte sa vie innocente de jeune fille, ses rêves intimes, enfin… tout ce qui se dit en pareil cas. Et lui ? Lui, il écoute, la berce de douces paroles, de promesses et de sermons jusqu’au jour où je ne sais quelle affaire l’appelle dit-il, à Saint-Louis. Il part, jurant de revenir, d’écrire souvent, et il n’écrit pas. Elle s’inquiète, lui adresse lettres sur lettres, et à ses tendres missives il oppose un dédaigneux silence. Quand il le rompt, c’est pour lui annoncer que leur projet d’union est irréalisable, et brutalement il lui offre… ici, messieurs les jurés, j’ai peine à contenir mon indignation… Il lui offre… Je vois trembler un chiffre sur vos lèvres… celui que votre juste verdict va allouer à ma cliente. Il lui offre mille dollars d’indemnité ! — Comptant, interrompt l’avocat de l’accusé.

— Comptant, oui… je le sais bien ; mais cela ne fait jamais que mille dollars, et qu’est-ce qui nous en restera quand nous aurons payé notre avocat !

Puis, avec une indignation croissante : « Mille dollars ! Non, messieurs les jurés, cela ne sera pas. Mille dollars pour notre cœur lacéré, notre foi en l’homme à jamais perdue, notre vie, désormais vouée à un éternel célibat, car nous ne sommes pas de celles qui prononcent deux fois d’irrévocables sermens, qui livrent à un autre des lèvres que l’amour a effleurées, qui se consolent d’un fiancé perdu en demandant à un fiancé nouveau un bonheur qui nous fuit. Et pour tant de larmes versées, pour une déception si amère, si profonde, on nous offre… mille dollars !.. Dites quinze cents !.. et n’en parlons plus. »

L’accusé et son défenseur se consultent. Un signe d’assentiment. La plainte est retirée.

On n’en est pas toujours quitte à si bon compte, ainsi que le sénateur John J. Patterson, de la Caroline du Sud, l’apprend à ses dépens. Une veuve, Mrs Mary R. Flaming, lui intente un procès en refus de mariage, alléguant que, le 9 novembre 1885, le galant sénateur lui avait offert de l’épouser. Jusqu’en juin 1886, ajoute-t-elle, il lui écrivit fréquemment et du style le plus tendre, réitérant sa demande, la suppliant de l’accepter et de fixer elle-même le jour de leur union. Elle lui en indiqua successivement plusieurs, paraît-il ; mais pour une raison ou l’autre il les écarta, prétextant toujours quelque empêchement. En 1886, l’amoureux sénateur aurait, au mépris de ses engagemens, recherché la main de miss Jane Baron, de Hollidaysburg. Evincé de ce côté, il aurait demandé et obtenu celle de miss Mildred Frank, et l’aurait épousée le 2 novembre 1887.

Or la plaignante déclare sous serment que, pendant ces deux années, elle a toujours été prête, n’importe à quel moment, à épouser John J. Patterson, ayant à maintes reprises indiqué le jour et l’heure, ainsi qu’en font foi ses lettres. En vue de son union, qu’elle avait toute raison de croire imminente, elle a plus dépensé qu’elle n’aurait dû, donnant à sa lingère et à sa couturière des ordres ponctuellement exécutés, en sorte qu’elle se trouve approvisionnée de toilettes dont elle n’a que faire. À cette perte d’argent, dont le sénateur se déclare prêt à l’indemniser, s’ajoutent, déclare-t-elle, la mortification qu’elle éprouve, les railleries auxquelles elle est en butte, et l’amoindrissement de sa position sociale, mortification, railleries et le reste évalués par elle au plus juste à la somme de 50.000 dollars (250,000 fr.), qu’elle a toute chance d’obtenir, l’imprudent sénateur ayant beaucoup écrit.

Tous ces procès se ressemblent, et, comme de juste, les lettres y jouent un rôle important ; à défaut de lettres, les témoins, et on pourrait se demander, en voyant le nombre proportionnellement inquiétant de pères conscrits traduits devant les tribunaux pour délits amoureux, ce qui attire sur leurs têtes vénérables les vindictes féminines. Les solliciteuses ne sont pas moins redoutables pour eux, et tous ne s’en tirent pas aussi heureusement après tout que M. J. Blackburn, sénateur du Kentucky, dont l’aventure fit grand bruit à Washington en janvier 1888. Depuis plusieurs semaines on remarquait qu’il était en butte aux poursuites d’une veuve dont rien ne déconcertait l’intrépide stratégie. Dans les couloirs du sénat, à la sortie du Capitole, dans la rue et jusqu’à l’hôtel, elle le relançait sans pitié, déjouant ses ruses pour lui échapper. Vainement, aux plaisanteries de ses collègues, il répondait que l’amour n’avait rien à voir dans l’affaire, et que sa persécutrice sollicitait une place ; chacun de prédire que cela se terminerait par un procès en refus de mariage qui allégerait sa bourse bien garnie.

Un matin, dans son appareil hydrothérapique, pudiquement entouré de serge, le sénateur se lavait à grande eau, quand un bruit de pas légers éveilla son attention. Entr’ouvrant discrètement le rideau qui le cachait à tous les yeux, il reconnut sa veuve qui, éludant la surveillance des garçons de l’hôtel, avait réussi à pénétrer jusque dans son cabinet de toilette,

Ici, nous laissons la parole au journaliste indiscret.

— Bon Dieu ! madame, qu’est-ce que vous me voulez ?

—.le veux ma place. Vous me l’avez promise, et je ne sors pas d’ici sans l’avoir, répond-elle, prenant une chaise et s’installant.

— Mais… je ne puis rien faire dans ce réduit… et dans ce costume.

— Ah ! oui, parlons-en ; pour ce que vous faites quand vous êtes ailleurs… répliqua une voix sèche. Je ne bouge pas d’ici.

Que faire ? Sortir à tout hasard ? Il n’y fallait pas songer. Elle crierait, ses cris ameuteraient le personnel de l’hôtel, on viendrait, on le surprendrait en triton. Du coup il serait mis en demeure d’épouser. Attendre ? Elle avait tiré de son sac aiguille et laine et tricotait comme si elle était chez elle. Puis il grelottait. La position n’était pas tenable.

— Je me rends, dit-il timidement à travers la fente de son rideau. Pour Dieu, laissez-moi me rhabiller, attendez-moi au salon ; je jure de vous y rejoindre et de faire droit à votre requête.

Une heure plus tard il se rendait avec elle chez M. Lamar, secrétaire d’état aux finances, et obtenait de lui pour la veuve une place dont les appointemens, de 3,600 francs par an, couraient à partir du lendemain.

« Sam Weller, disait à son fils le sagace Tom Weller, Sam Weller, méfiez-vous des veuves. » Et bon nombre de voyageurs européens d’imiter Tom Weller et d’inviter ceux qui les suivront à se méfier des jeunes filles américaines, de ces petites folles raisonnables, de ces sentimentales, calculatrices et entendues, qui sont l’exception et non la règle. Aux États-Unis, comme ailleurs, l’expérience s’achète ; elle y est plus coûteuse qu’ailleurs, et certaines aventures, non sans charme, paraît-il, au début, ne laissent pas que d’y être fort onéreuses. Un millionnaire américain de Chicago, se rendant à Détroit, rencontre dans le train une jeune et charmante jeune fille. Ils sont seuls, il lie conversation et son idylle de quelques heures se termine par une mise en demeure d’épouser ou de payer 100,000 francs[6]. Il paya : la leçon était rude. Rude aussi celle du pauvre diable que les tribunaux ont condamné récemment à prélever, sa vie durant, une certaine somme tous les mois, sur son modique salaire, pour acquitter un intempestif accès de galanterie dans un bal de guinguette. Entre ces deux extrêmes de l’échelle sociale, entre le millionnaire et l’ouvrier, il y a place pour un certain nombre de victimes, dans un pays où le témoignage de la plaignante oblige le juge et cela, dans des circonstances où un témoin est rare et serait importun, et dans certains milieux où aucune réserve hypocrite, aucune pudeur fausse ou exagérée, ne s’opposent à ce que la femme tire bon parti de sa faiblesse.

Cette faiblesse est l’exception ; ces Circés sont plus rares qu’en Europe, et si leur nombre augmente, si depuis vingt ans il prend d’inquiétantes proportions, c’est qu’aux États-Unis une brusque évolution commerciale et industrielle a accru la fortune des riches, l’indigence des pauvres, et créé une catégorie de déclassées, en guerre, elles aussi, avec une organisation sociale où elles estiment leur place inférieure à leurs mérites. Nous aurons à y revenir ; mais dans la vie normale et régulière que nous étudions, dans les classes qui composent la société américaine, les procès en refus de mariage sont rares. Les hommes y sont prudens et les jeunes filles ne sont pas des aventurières, mais, sous leurs dehors frivoles ou pédans, de petites personnes sérieuses et sensées, sachant ce qu’elles veillent et où elles vont, parfois un peu grisées par leur jeunesse, leur beauté, leurs succès, un peu folles, mais gardant, comme Hamlet, « a method in their madness, une méthode dans leur folie. »

La méthode s’affirme et le grain de folie, ou d’excentricité, disparaît dans les hautes sphères. Rien de plus régulièrement ordonnancé, de mieux calculé en vue du résultat à obtenir que cette trilogie mondaine, La vie d’une jeune fille du monde, à New-York, ou dans toute autre grande ville de l’Est, comporte, en effet, trois phases distinctes, trois saisons différentes, représentant chacune un hiver, avec ses distractions citadines, un été, avec ses amusemens soi-disant champêtres.

Première année. — Elle débute dans le monde ; elle en a ouï parler et de longue date s’est préparée. Trop pénétrée toutefois de l’importance de l’acte, elle y apporte un peu de gaucherie et d’embarras. Sur ce terrain nouveau, elle se sent dépaysée. Sa mère, qui redoute pour elle les libres allures et l’assurance de mauvais goût, a soigneusement éliminé ses amis et compagnons d’enfance. Leur gaîté et leur familiarité effaroucheraient les partis sérieux, peu soucieux de se commettre en ce bruyant entourage. C’est l’année préparatoire. Elle observe, écoute et se tait. Par politesse, les hommes se font présenter à elle ; par choix, ils l’ignorent. Dépaysée, isolée, inconsciente de sa valeur, elle ne brille encore d’aucun éclat. C’est la saison ennuyeuse, la période d’initiation. Assise aux côtés de sa mère, elle danse rarement, cause encore moins ; aussi est-elle toujours disposée à rentrer au moindre signe de lassitude de son père.

L’été, à Newport ou Saratoga elle retrouve quelques-uns de ses danseurs, quelques-unes de ses compagnes de salon. Des coteries se forment, des amitiés féminines se nouent. Les promenades, les excursions, les cavalcades l’amusent. On lui parle, et elle répond ; on la remarque et elle s’en aperçoit. Elle se sent quelqu’un et non plus quelque chose. Elle prélude dans l’art de la flirtation, et sa juvénile expérience ne laisse pas que de faciliter ses débuts.

Deuxième année. — C’est l’année expérimentale. Elle connaît les gens et ils la connaissent ; elle tire parti de ce qu’elle sait et devine ce qu’elle ignore. Il commence à faire jour dans sa tête ; elle a l’intuition de ce qui sied le mieux à l’air de son visage, à son genre de beauté. Chrysalide, elle devient papillon. D’avance elle a choisi ses amies, et de ce choix sagement fait dépend, dans une grande mesure, l’avenir de sa campagne matrimoniale. Étant données les coutumes américaines, ces jeunes compagnes lui seront plus utiles que père, mère, frère, tante ou cousine. A-t-elle su se bien faire venir d’elles, leur popularité soutiendra la sienne. Leurs commentaires bienveillans la mettront en vue ; elles l’aideront, comme elle les aidera. Aussitôt qu’elle, avant elle peut-être, elles auront deviné le mari qu’il lui faut, elles s’ingénieront à le rapprocher d’elle, à lui faciliter les occasions de le rencontrer par des invitations habilement suggérées à leurs mères. Dans les dîners d’apparat, elle le retrouvera à ses côtés, le tout à charge de revanche. C’est un échange de bons procédés, une société d’assistance mutuelle. Dans leurs conversations de jeunes filles, on en est aux confidences et aux aveux, aux préférences indiquées. Si son horizon s’étend, son choix se circonscrit. Elle s’imagine aimer, mais elle n’en est pas sûre ; dans le nombre de ses adorateurs, elle croit en distinguer un, mais elle hésite encore.

Troisième année. — C’est l’année décisive, l’époque climatérique. Elle est dans tout l’éclat de sa beauté et elle en a conscience. L’expérience est venue, l’assurance avec elle ; son regard limpide et d’une ingénuité savante se pose sur ceux qui l’entourent avec autant de calme que sur l’artiste qui achève son portrait pour l’exposition prochaine. Elle sait très exactement ce qu’elle veut, l’établissement qui lui convient, le genre de vie qu’elle désire. Elle sait écouter, avec un air d’étonnement ému, une déclaration passionnée, refuser, les yeux humides, le soupirant qui la presse, mais ne saurait lui offrir ce qu’elle ambitionne, et, l’importun évincé, goûter sans remords les charmes réparateurs d’un sommeil virginal. Son choix est arrêté ; sa flirtation discrète ; ses avances, habilement calculées, tempérées de modestes hésitations, ont amené à se déclarer celui en qui se trouvent réunies au plus haut degré les conditions qu’elle entend trouver dans un mari. Au printemps, elle se marie à Trinity Church avec un brillant cortège de huit demoiselles d’honneur.

— Et les autres ?

— Quelles autres ?

— Celles qui, plus femmes, ou autrement femmes, ne possèdent ni l’art, ni le savoir-faire de la jeune fille à la mode ; celles enfin que l’on n’a pas demandées, ou qui, croyant à l’amour dans le mariage et n’ayant été recherchées que par des hommes qu’elles n’aimaient pas, les ont refusés ?

Celles-là, ce sont celles qu’un écrivain américain, Mac Gillicuddy, a peintes dans une série d’esquisses publiées il y a quelques an- nées. Ce sont les Bouncers, comme les a baptisées M. Oliphant, et le nom leur est reste. La plupart des étrangers qui ont visité les États-Unis n’ont vu et entendu qu’elles ; ils en ont fait le type consacré de la jeune fille américaine, indépendante, dédaigneuse de l’opinion publique qui est, elle, indulgente pour ses travers, tolérante pour ses excentricités. Au Central Park et dans Broadway, aux bains de mer et dans les villes d’eaux, au théâtre et sur les paquebots, elles promènent leur bruyante gaîté, attirant et retenant les regards. Sur le continent qu’elles envahissent, on les rencontre partout : dans nos grands hôtels à Paris et à Nice, aux Caséines de Florence, à Rome sur le Pincio, à Naples, au Caire et à Munich, à Dresde et à Londres, partout chez elles, enfans gâtés dont les caprices étonnent, dont les libres allures déconcertent ; au fond, et en dépit de leurs étranges manières, très femmes et très honnêtes.

Trop indépendantes pour se plier à certaines hypocrisies sociales ou trop sincères pour jouer un rôle, elles sont restées ce que les ont faites leur naissance, leur éducation, leur milieu. En attendant que l’amour vienne et que le mariage les prenne, elles s’amusent avec l’insouciance de leur âge et la liberté que les usages octroient à leur sexe, jusqu’au jour où, leur choix arrêté, elles rentrent dans le rang et deviennent, à leur tour, de paisibles mères de famille. Adieu aux cavalcades bruyantes, aux parties de traîneaux, aux flirtations, aux a parte sur la plage, aux excursions sentimentales. De leur vie de jeune fille elles ont extrait tout ce qu’elle pouvait rendre, et, dans leur vie nouvelle elles n’apportent ni regrets du passé, ni rétrospectifs soucis d’en avoir trop peu joui.

Elles sont épousées pour elles-mêmes, par choix et par goût, et non pour ce qu’elles apportent, puisque, le plus souvent, on ne leur donne pas de dot et que leur famille se borne à les pourvoir d’un trousseau. Parfois, mais à titre purement gracieux, leur père y joindra, selon sa position de fortune, un don de quelques centaines ou de quelques milliers de dollars destinés à défrayer un voyage de noces en Europe. Quant aux espérances d’héritages, elles entrent peu en ligne de compte, étant, de leur nature, précaires et aléatoires. Sauf quelques fortunes colossales et solidement assises, la plupart des fortunes américaines engagées dans la banque, le commerce, l’industrie ou la spéculation sont exposées à des vicissitudes telles qu’elles s’écroulent ou s’élèvent soudainement et qu’à en calculer la valeur à échéance lointaine on s’exposerait à d’étranges mécomptes. Puis enfin, le chef de famille, libre de tester comme il l’entend, peut, s’il lui plait, avantager l’un de ses enfans, ou les léser tous.

Aussi doit-on reconnaître qu’aux États-Unis, dans la classe moyenne, la plupart des mariages sont des mariages d’inclination et que les considérations intéressées qui pèsent, en Europe, d’un si grand poids, ont rarement voix au chapitre. Enfin, le célibat n’est pas pour effrayer des femmes qui trouvent, dans la liberté dont elles continuent de jouir en ne se mariant pas, une ample compensation aux avantages mélangés de charges que toute union comporte. Si la jeune fille européenne conquiert l’apparence de la liberté en se mariant, la jeune (ille américaine aliène la réalité de la sienne ; la première débute dans la vie mondaine, la seconde y renonce d’ordinaire ; d’autres préoccupations, d’autres soins vont l’absorber, sa vie de plaisirs est finie, la vie sérieuse avec ses responsabilités et ses devoirs commence.


IV.

Autant l’existence de la jeune fille est en dehors, au grand jour et en plein jour, autant, une fois mariée, le silence se fait autour d’elle et sur elle. Sauf quelques rares exceptions que leur colossale fortune, leurs réceptions brillantes, leur luxe, leurs toilettes ou la haute position de leurs maris désignent à l’attention publique, elle passe sans transition de la notoriété des salons au recueillement de la vie conjugale. Météore brillant, elle a tracé un sillon lumineux ; l’obscurité s’est faite et, dans le sanctuaire où s’opère l’évolution décisive qui convertit en matrone assagie, en femme sérieuse et posée, la coquette rieuse et mutine, les parens, les amis seuls sont admis. L’étude psychologique de la femme américaine est aussi complexe que celle de la jeune fille l’est peu ; en dehors de l’observation personnelle, les sources d’information font défaut. N’attendez pas des Américains ces confidences à demi voilées, ces remarques fines, mais indiscrètes qui éclairent la vie intime, en révèlent les déceptions ou les joies. Ils sont muets ; affaire de réserve et de tempérament anglo-saxon. Muet aussi le roman, qui s’arrête au seuil de la chambre nuptiale et se termine quand, après nombre de péripéties, le héros épouse l’héroïne. Si parfois il se prolonge au-delà, si, à l’imitation du nôtre, il entreprend de vous initier aux complications de l’existence à deux, méfiez-vous : c’est un guide d’autant moins sûr qu’il est presque exclusivement entre des mains féminines, appliquées à peindre leurs personnages non comme ils sont, mais comme ils devraient être, à prêcher une thèse, non à écrire une histoire vécue. D’instinct, elles s’étudient à ne trahir aucune de leurs impressions personnelles, à éviter tout ce qui, par la fidélité des détails, permettrait de reconnaître les individualités enjeu, les traits, le rôle et l’influence de chacune d’elles.

Aussi, le roman américain est-il rarement un décalque exact de la vie, une empreinte de la réalité, mais bien plutôt une œuvre d’imagination faite pour plaire, distraire ou convaincre, et quand parfois il s’ingénie à être vrai, son effort se concentre sur les comparses et les accessoires, laissant dans une ombre discrète et voulue les sentimens intimes, les impressions et les sensations du personnage principal, qui lui-même tient la plume.

Puis les mémoires sont rares, rares aussi les autobiographies. Depuis quelques années, cependant, les éditeurs américains entrent dans cette voie et certaines publications récentes jettent un jour nouveau sur la vie sociale, intellectuelle et morale d’une génération qui s’éteint. Ce sont de nobles types et de belles figures féminines, celles que nous révèlent les mémoires de James et Lucretia Mott[7], la biographie de Margaret Fuller Ossole[8], les lettres de Maria Child[9]. Ces existences, vouées à des œuvres utiles, dignement remplies, mettent en un relief puissant cette grandeur de cœur et d’esprit qui est l’indiscutable apanage et le trait caractéristique de nombre de femmes aux États-Unis.

Enfin, si le journalisme américain ne pousse pas la pruderie aussi loin que le faisait, il y a peu d’années encore, le journalisme anglais, s’il n’ignore pas volontairement certains vices et ne garde pas un silence absolu sur le péril que ces vices font courir à la société, si, par le compte-rendu des procès en divorce, des scandales mondains, il soulève le voile et permet de jeter un coup d’œil sur la vie privée, il ne parle que de ce que tout le monde sait, et ses indiscrétions ne sont pas plus des révélations que les exceptions ne sont la règle.

Ces réserves expliquent pourquoi les nombreux ouvrages publiés sur les États-Unis abondent en détails sur la jeune fille américaine, nous la peignent, suivant le sexe, l’âge et l’humeur de l’écrivain sous des formes si variées et si contradictoires, multipliant les exemples et les faits, les anecdotes et les commentaires, et sont presque tous muets sur la femme mariée. Il semble, à les lire, qu’elle n’existe pas, et quand il en est fait mention, c’est comme hospitalière maîtresse de maison, à l’occasion d’un bal ou d’un dîner, comme mère indulgente aux coquetteries de ses filles, ou comme épouse infidèle qu’un scandale retentissant livre au grand jour de la publicité. Il y a cependant autre chose à en dire, et sa vie n’oscille pas uniquement entre ce rôle éteint et banal ou ces bruyans écarts.

Son mariage, cette grande affaire de sa vie, dépend d’elle et d’elle seule. Si l’homme qu’elle choisit, en toute liberté, est par le fait des circonstances adventices, en mesure de l’épouser tout de suite, le mariage se conclut promptement ; de plain-pied, après un court voyage de noces, elle entre en possession de son domaine, hôtel, cottage ou simple appartement. Si, au contraire, et c’est fréquemment le cas, là où l’inclination personnelle détermine seule son choix, la position de son futur époux n’est pas encore assurée, elle se lie par un engagement et attend le dénoûment de son roman dans de longues fiançailles. Il en est d’interminables. Celles d’un de mes amis, officier de marine, se prolongèrent dix-sept années. Pas une heure de défaillance chez lui ni chez elle. Ils furent constans en dépit des longues séparations, de ses lointains voyages en Océanie, en Asie, en Europe, des correspondances interrompues, des remontrances des parens, des tentations mondaines. C’est un cas exceptionnel, mais des fiançailles de plusieurs années ne sont pas rares et témoignent éloquemment en faveur d’un choix fait à bon escient.

L’absence de dot pour la femme exige, du côté de l’homme, une situation de fortune qu’il ne possède pas toujours à l’âge où il se marie d’ordinaire. Le plus souvent avocat, médecin ou négociant débutant dans sa carrière, il est tenu à calculer ses dépenses, à équilibrer son budget avec soin, A New-York et dans les grandes villes de l’Union, la vie matérielle est coûteuse, et si l’on gagne largement, on dépense de même. Les loyers sont chers, les bons domestiques sont introuvables à des prix modestes, l’installation onéreuse. On s’arrête donc souvent à la combinaison la plus pratique, à celle qui permet au jeune couple de chiffrer exactement sa dépense, calculée sur ses revenus, et d’écarter tout aléa. On s’installe à l’hôtel. Il en est de tout ordre et de tout prix, aménagés à cet effet, en vue de cette clientèle spéciale. On y trouve, suivant le prix, un appartement plus ou moins complet, salon, chambre à coucher, salle de bain et cabinet de toilette, la table et le service, moyennant une somme déterminée, par jour ou par mois.

Pour qui connaît les hôtels américains, leurs somptueux décors, leurs riches salons de réception, fumoir, salles de lecture, Ladies parlors, leurs halls spacieux, les vastes escaliers et les moelleux tapis, les immenses corridors brillamment éclairés, les salles à manger et leur luxe de table, de linge et de cristaux, il est incontestable que l’on peut, à un prix relativement modère, s’y donner le cadre d’une vie large, le confort d’un millionnaire sans l’être, l’élégance et la recherche que permettrait seule une grande fortune. Que ce cadre banal répugne à nos goûts, qu’il déconcerte nos idées de vie intime et de bonheur discret, cela n’est pas douteux ; mais il faut tenir compte d’idées autres et d’incontestables compensations. Nous nous figurons mal une jeune femme dans ce milieu ; mais dans ce milieu elle est et reste souveraine. On l’y entoure d’attentions et de prévenances. Les unes et les autres sont poussées loin, mais l’accoutumance l’a familiarisée. Sur le bateau à vapeur qui sillonne l’un des grands fleuves des États-Unis, je me rencontrai un jour avec un couple marié le matin même et parlant en voyage de noces. Le capitaine offrit galamment son bras à l’épousée et la conduisit au Bridal room, cabine spéciale réservée aux nouveaux mariés, décorée d’allégories et de fleurs. À table, assise à sa droite, il lui prodigua les complimens dus à son changement de condition, les passagers portèrent la santé de la bride, et cet appareil déconcertant, qui effarerait une jeune femme en Europe, n’avait pour elle rien que de simple et de naturel. Elle le retrouve à l’hôtel, où sa situation nouvelle la désigne à l’attention respectueuse de tous.

Elle y vit mieux et à meilleur compte. Pour le même prix, modestement installée dans un médiocre appartement, elle aurait, dès le début, à former tant bien que mal une unique servante, Allemande incapable ou Irlandaise récalcitrante, à commander des repas dont elle devrait surveiller l’exécution ou qu’il lui faudrait préparer elle-même, à se défendre contre les fournisseurs, à prévoir, calculer, apprendre ce métier de maîtresse de maison peu compatible avec les nouvelles exigences de sa position non plus qu’avec celles de son mari qui désire la trouver, quand il rentre, bien mise, élégante et reposée, toute à lui, l’esprit libre de soucis et de tracas vulgaires. L’hôtel lui assure tout cela. Dans ce cadre confortable elle se meut à l’aise, affranchie des préoccupations matérielles et des travaux grossiers. Lui absent, elle n’a d’autre occupation que sa toilette, sa culture intellectuelle, quelques visites à recevoir et à rendre, et, à l’hôtel même, nombre de jeunes femmes dans la même position avec lesquelles elle peut se lier, sortir et causer.

Pour elle comme pour lui, ce n’est qu’un campement, une installation provisoire en attendant l’établissement définitif. Mais le provisoire peut se prolonger au-delà des prévisions et, si ce mode d’existence a ses avantages, il a aussi ses dangers. Plus d’un des scandales dont la presse s’est faite l’écho est né là. L’oisiveté est mauvaise conseillère et, à trop simplifier ses devoirs, on en vient souvent à exagérer ses droits et à en abuser. L’excessive liberté dont jouissent les Américaines ne va pas sans quelques périls, et la mesure à établir entre la flirtation de la jeune fille et le désir de plaire naturel à la jeune femme ne s’apprend pas en un jour. Entre son mari, absorbé par ses affaires, éloigné tout le jour, et l’absence de devoirs qui prennent ses longues heures vides, il n’y a place que pour les occupations qu’elle se crée ou les distractions qui s’offrent. Elle reçoit qui bon lui semble, va où elle veut. Ses coquetteries plus discrètes sont aussi plus dangereuses et, pour certaines femmes frivoles et légères, la coquetterie est une seconde nature. Elles se créent une cour autour d’elles, ainsi qu’elles le faisaient, jeunes filles ; et, à ce jeu périlleux plus d’une succombe, le respect des autres ne la défendant plus contre sa propre faiblesse.

Ces dangers sont plus sensibles encore dans les boarding houses, très nombreux à New-York et où s’installent, à meilleur compte qu’à l’hôtel, les jeunes couples disposant de ressources plus limitées. Ils y louent une chambre, prennent leurs repas et se réunissent dans des salons communs. M. Claudio Jannet, qui ne ménage pas aux Américains ses sévères appréciations, signale, dans son remarquable ouvrage sur les États-Unis contemporains[10], les graves inconvéniens de ce mode d’existence. «Dix, douze, quinze familles vivent ainsi réunies au hasard sous le même toit. Il n’est pas besoin d’insister sur les désordres qui naissent d’une pareille promiscuité. Pour que des familles l’acceptent, il faut qu’elles aient déjà perdu, avec le respect du foyer, la notion des délicatesses de la vie conjugale et des devoirs de la paternité. »

La cause primordiale en est d’abord la cherté de la vie dans les grandes villes et l’impossibilité de se procurer, à un prix raisonnable, des domestiques sachant leur métier, puis l’idée de luxe indissolublement associée à celle de respectability. Par un singulier contraste, autant ce besoin de luxe est inné chez la femme américaine, préoccupée des apparences, autant il l’est peu chez l’homme, indiffèrent aux dehors, soucieux de la réalité. Il aime l’argent et consacre à l’acquérir toutes les forces de son énergie, toutes les facultés de son esprit, parce que l’argent c’est la marque tangible et visible du succès ; mais, pour lui-même, il en use peu et lui demande peu. C’est elle qui est son luxe, comme elle est sa machine à dépenser, et, tout millionnaire qu’il puisse être, sa vie est une vie d’incessant labeur, d’écrasantes préoccupations. En revanche, on se ferait difficilement l’idée du faste que déploie, dans son palais de la cinquième avenue, la femme de cet opulent banquier, de ce grand négociant que ses allures simples, sa mise souvent négligée feraient prendre au premier abord pour un commerçant à peine aisé. C’est là, dans l’upper tendom, mot qui a bien perdu de sa valeur aux États-Unis, depuis l’époque où un revenu annuel de 10,000 dollars était considéré comme la fortune, qu’il faut voir, dans son véritable cadre, la femme américaine.

C’est, le plus souvent, à sa beauté, à son art discret de charmer et de retenir, à cette faculté de discernement qui lui a fait choisir l’homme capable de lui conquérir la haute situation qu’elle ambitionne, qu’elle doit d’y figurer. Ils ont, elle et lui, leur domaine distinct. À elle l’éclat de la fortune, la royauté mondaine, l’exclusivisme hautain ; à lui le pouvoir que donnent les millions, pouvoir plus solide et plus durable que celui dont est investi le chef de l’État, à l’étroit dans son modeste budget de 250,000 francs, dans ses attributions restreintes, dans son mandat limité à quatre années. « Quand ce roi d’une de nos voies ferrées de l’Ouest se rend de New-York aux rives du Pacifique dans son Palace car, son voyage est une triomphale excursion. Les gouverneurs d’États et de territoires accourent à son passage lui offrir leurs hommages ; les assemblées législatives décrètent en son honneur de solennelles réceptions ; les villes rivalisent d’efforts pour le bien accueillir, pour se le concilier. Si impopulaires que soient ces puissantes compagnies qui, d’une extrémité à l’autre de la République, imposent leur despotique volonté, ceux en qui elles s’incarnent n’en reçoivent pas moins ce tribut de déférence et d’admiration que tout Américain accorde à celui qui personnifie une grande œuvre[11]. »

À toute organisation sociale il faut des chefs ; toute démocratique que soit celle-ci, elle a son aristocratie, recrutée, dans les États du Sud, parmi les anciennes familles d’origine anglaise ou française ; dans le Nord, parmi les descendans de ceux que l’énergie de la volonté, le travail opiniâtre, le succès, ont amenés en première ligne. Les vieilles traditions aristocratiques subsistent à Boston, à Baltimore, à Philadelphie, et, loin de décroître, s’accentuent. Les armoiries y sont en faveur, les généalogies soigneusement établies. Les Biddle font remonter la leur à une époque antérieure à l’invasion normande, les Wharton à 1545 ; les Chapman comptent sir Walter Raleigh parmi leurs ancêtres ; les Cadwalader datent de Robert II d’Ecosse, les Novins de 1573, les Montgomery descendent des comtes d’Eglinton, et M. Ch. Browning, dans son livre intitulé Américains d’origine royale, cite une vingtaine de familles parmi les ancêtres desquelles figurent Edouard Ier Henry IV et Edouard III d’Angleterre, Jacques Ier d’Ecosse, Philippe III de France.

À New-York, où domine l’aristocratie d’argent, ce ne sont pas les fondateurs des grandes fortunes qui tiennent le premier rang, mais leurs fils et leurs petits-fils. Eux avaient autre chose à faire ; à leur opulence il fallait la consécration du temps ; leur puissant labeur excluait toute préoccupation mondaine. Une femme intelligente et fine pouvait seule faire oublier la source de ces millions, voiler de grâce et de beauté l’origine vulgaire et le brutal effort du fondateur de la dynastie. Ce sont elles qui ont achevé l’œuvre de John-Jacob Astor, de Cornélius Vanderbilt, de Peter Lorillard et de tant d’autres, dont elles ont légitimé l’opulence par l’emploi qu’elles en ont fait. Ces millionnaires possèdent des revenus de rois sans aucune de leurs charges, et l’on comprend ce que leurs descendantes peuvent accomplir avec d’aussi puissans moyens d’action. Le bal costumé donné par Mrs William-K. Vanderbilt, le 26 mars 1883, pour inaugurer son palais de la cinquième avenue, auquel avaient travaillé pendant dix-huit mois six cents ouvriers et soixante sculpteurs amenés d’Europe, a dépassé en luxe, en diamans, en riches toilettes, ce que l’on a vu de plus somptueux dans les cours européennes ; l’on parle encore, à New-York, de la merveilleuse apparition de la maîtresse de maison en princesse vénitienne et de l’éblouissant costume de cour, copié d’après un portrait de Van Dyck, que portait lady Mandeville.

La tendance naturelle de toute aristocratie, qu’elle ait pour base la naissance, les services rendus ou la possession de la fortune, est de maintenir et de défendre ses privilèges, de former un cercle restreint et distinct. Les riches familles de New-York, les vieilles familles de Boston et de Philadelphie et les aristocratiques descendans des colons du Sud pratiquent le même exclusivisme ; leurs portes, hospitalières aux étrangers dûment accrédités, s’ouvrent difficilement aux parvenus qui sollicitent leur admission. Même entre elles, et à titres presque égaux, elles se tiennent à distance, et ces invisibles barrières d’une démocratique étiquette rappellent, à certains égards, celles de nos anciennes cours. Il ne fallut pas moins que l’éclat du bal des Vanderbilt pour consacrer leur entrée définitive dans la haute société de New-York, et que le tact et le savoir-faire de lady Mandeville pour amener Mme Astor, la reine de New-York, à faire à Mrs William-K. Vanderbilt une visite qui permît à cette dernière d’inviter à son bal une famille qui, jusqu’à ce jour, affectait d’ignorer son existence. Cet incident mondain prit, à l’époque, les proportions d’un événement ; il défraya les conversations des cercles et des salons, et la presse ne se fit pas faute d’entretenir ses lecteurs des péripéties de ce rapprochement[12].

Dans ce monde exclusif et opulent, le rôle de la femme est seul visible. C’est autour d’elle que se concentrent les recherches du luxe, l’apparat de la vie mondaine. Chroniqueurs et reporters gravitent à distance, à l’affût de ses mouvemens ; ses toilettes et ses villégiatures, ses réceptions et ses voyages sont enregistrés et notés. Le mécanisme complique de cette existence fait un étrange contraste avec ce milieu et ces institutions démocratiques. Secrétaire et lectrice, demoiselles de compagnie faisant fonctions de dames d’honneur, tout un monde de laquais et de caméristes dirigé, comme en Angleterre, par un batler et une housckeeper ; en voyage, palace-car, que l’on remise dans la gare où l’on s’arrête, et dont l’aménagement luxueux est confié à des valets de pied spéciaux, courriers aux appointemens de chefs de division, équipages envoyés d’avance sur des points désignés, menus de table transmis aux grands hôtels par le télégraphe, tout un appareil inusité, somptueux, encombrant et gênant, ne laissant rien à la fantaisie et au caprice : marque tangible d’une aristocratie d’argent, contrôle et poinçon spécial imprimé à tous les objets usuels comme à tous les actes de la vie.


V.

Entre ces millionnaires, impuissans à dépenser leurs revenus, inhabiles à en jouir, et le petit négociant à ses débuts, l’avocat et le médecin en quête d’une clientèle, le courtier et l’employé qui demandent au luxe banal de l’hôtel ou au confort douteux du boarding house, à tout le moins, ces dehors de respectability que réclame la femme américaine, oscille cette classe moyenne, modérément aisée, correspondant à notre bourgeoisie, dont elle n’a toutefois ni l’économie sévère ni la modération des désirs. On retrouve chez l’Américain de cette classe les visées ambitieuses, l’énergie froide d’une race de hardis pionniers lâchée sur un continent sans limites, de même que, chez sa compagne, ces visées ambitieuses se traduisent par des aspirations sociales souvent disproportionnées à sa fortune, mais que justifie à ses yeux le sentiment de sa valeur propre. À sa grâce il faut un cadre, comme la toilette à sa beauté. La richesse est une nécessité, et le gain quotidien de son compagnon n’est, pour elle et pour lui, que la pierre d’attente d’un lendemain plus brillant.

Ils dépensent ce qu’il gagne, confians en eux-mêmes et en l’avenir, emportés par ce courant de prospérité qui, en moins d’un siècle, a fait de la grande république le plus riche pays du monde. Ils ont hérité des goûts nomades de leurs ancêtres ; rien ne les attache à une localité de préférence à une autre, la meilleure est celle qui leur offre le plus de chances d’arriver au but, celle où la population s’accroît le plus rapidement : Chicago ou San-Francisco, Saint-Louis ou la Nouvelle-Orléans, l’Ouest ou le Sud, les territoires nouveaux ou les États anciens.

Où qu’ils aillent et se fixent, ils retrouveront, lui : un champ d’activité et les mêmes conditions d’existence ; elle : les mêmes égards, les mêmes attentions. Où qu’ils aillent, sa prééminence la suivra. En voyage, dans les hôtels, en chemin de fer, sur les bateaux à vapeur, elle n’a que faire de son mari en tant que protecteur ; c’est elle, au contraire, dont la présence lui assure et lui vaut privilèges et avantages. C’est parce qu’il l’accompagne qu’il a droit aux meilleures places et aux meilleures cabines, qu’il est admis dans le Ladies parlor, qu’à la table d’hôte il siège au haut bout et est servi des premiers. Pour se soustraire à la promiscuité pénible et au manque d’égards qui sont, en Amérique, le lot inévitable des célibataires, on a plaisamment suggéré aux touristes de voyager avec leur cuisinière. Ils escorteraient une femme, et, à ce titre, bénéficieraient des avantages de l’emploi.

Dans tous les détails de la vie sociale, ces privilèges de la femme apparaissent ; la souveraineté collective rehausse le prestige individuel. Une fois mariée, ce prestige subsiste, et, pour s’exercer dans un cercle plus restreint, son influence gagne en intensité ce qu’elle perd en étendue. Elle est le mobile secret, la conseillère écoutée ; elle stimule l’ambition, impatiente de succès, souvent aussi escomptant l’avenir et méritant le reproche qu’on lui fait de dépenser trop largement, de ne pas prévoir les échecs, la maladie, les mauvais jours. Dans la classe moyenne surtout, ce reproche est mérité, et c’est avec quelque raison que l’on accuse certaines femmes américaines de précipiter la ruine de la famille. Elles coudoient de trop près un monde trop riche et succombent parfois à la tentation de l’imiter. Il en est ainsi surtout dans les États de l’Est, affinés et policés. L’Ouest, moralement plus sain, physiquement plus vigoureux, est devenu, par la force des choses, la réserve de l’avenir, le milieu où s’accroît et se retrempe le type primitif.

« Il faut bien des originaux pour faire un monde, » disait Chamfort. Il entre en effet, dans l’organisation sociale d’un grand peuple, bien des facteurs divers. À les analyser séparément, on court risque d’aboutir à des conclusions erronées, parce que, involontairement, l’attention est plus vivement sollicitée par ce qui s’écarte que par ce qui se rapproche des lois générales. Nous sommes intellectuellement plus affectés par ce qui heurte nos idées que par ce qui s’y conforme, de morne que, physiquement, une note fausse impressionne péniblement nos oreilles. Aussi, la plupart des observateurs ont-ils été surtout frappés de ce qui leur a paru un contraste choquant entre l’idée que nous nous faisons du rôle de la femme et celle qu’en ont les Américains. Dans les hommages qui lui sont rendus de l’autre côté de l’Atlantique, les uns n’ont voulu voir qu’une courtoisie banale dissimulant un fond d’indifférence morale et de froideur physique inhérent à la race ; les autres y ont vu un culte qu’aucune supériorité réelle ne justifie à leurs yeux ; tous ont noté les travers de l’idole : sa coquetterie, son amour du luxe, ses manières trop libres, sa gaîté trop bruyante, son goût douteux, son savoir superficiel, et ils se sont étonnés. Il y a du vrai dans tout cela, mais il y a plus et mieux en elle.

La coquetterie est innée chez la femme américaine, mais elle n’exclut pas les sentimens sérieux et profonds ; à se dépenser, à son heure, sur son terrain naturel pour aboutir à un résultat normal, cette coquetterie n’est que l’emploi légitime d’un instinct naturel. Leur amour du luxe est la conséquence logique, bien qu’exagérée, d’un courant irrésistible de prospérité qui entraîne le pays tout entier ; on ne saurait leur demander de le remonter ; leur intrépide optimisme, leur foi dans l’avenir, peuvent déconcerter notre pessimisme européen, mais sont justifiés par le passé. Leurs manières trop libres résultent de l’héréditaire indépendance et du respect qui les entoure ; elles en usent et abusent peut-être, mais l’usage et l’abus qu’elles en font n’a qu’un temps, et ces écervelées font, à tout prendre, des femmes fort raisonnables. L’exubérance de leur gaîté ne nuit pas au sérieux de leur esprit, et leur culture intellectuelle vaut, si elle ne la dépasse, celle de la plupart des femmes européennes.

Est-ce à dire que tout soit parfait, que la jeune fille et la femme américaine réalisent un idéal inconnu ailleurs ? Non, certes. Elles sont autres, et cela pour les causes que nous avons indiquées. Le point de départ, le milieu, les mœurs, les usages et les lois ont contribué, dans leurs mesures respectives, à les façonner, à les faire ce qu’elles sont. Dans quelle mesure ces facteurs divers ont-ils contribué à élever ou à abaisser le niveau moral de la jeune république depuis un siècle ? Quels résultats a donné cette conception du rôle de la femme, si différente de la nôtre ? C’est la question que se pose en ce moment la presse américaine, déconcertée par des procès retentissans, par des scandales, par l’incohérence et les contradictions des lois relatives au mariage et au divorce, par le nombre croissant des déclassées. Une question bien posée est à demi résolue. Les Américains abordent celle-ci, toute délicate qu’elle soit, avec une intrépide franchise. Elle vaut d’être étudiée ; il peut être utile de noter les conclusions auxquelles ils arrivent et les solutions qu’ils proposent.


C. DE VARIGNY.

  1. Voyez la Revue du 15 mars 1889.
  2. Promenades autour du monde, 2 vol. in-8o ; Hachette et Cie.
  3. Les derniers rapports officiels portent ce chiffre à 61,702,000.
  4. Voir, dans le New-York Herald du 2 janvier 1889, Folly of the Flirt.
  5. Voir, dans le Philadelphia Enquirer du 30 octobre 1888, Beauties of the South.
  6. Duvergier de Hauranne, Huit mois en Amérique, t. I, p. 431.
  7. Par Hollowell, chez Houghton, Mifflin et Cie, New-York et Boston.
  8. Par C.-D. Warner, Ibid.
  9. Ibid.
  10. 2 vol. in-16 ; Plon, Nourrit et Cie.
  11. The American commonwealth, by professor Bryce. Londres, 1889.
  12. The Vanderbilts, by Croffut. Londres.