La Femme aux États-Unis
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 92 (p. 349-375).
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LA
FEMME AUX ÉTATS-UNIS


I.

L’Europe s’américanise. En un siècle, de 1789 à 1889, elle a déversé sur les plages de l’Amérique du Nord plus de treize millions d’émigrans. Jusqu’en 1860, elle a inondé les États-Unis des produits de ses manufactures, leur imposant sa littérature et ses idées, ses arts et ses artistes, ses modes et ses goûts, ses déclassés et ses aventuriers. Semblable à un sol altéré et sablonneux, cette terre nouvelle a tout absorbé, s’est tout assimilé : le bon et le mauvais, les eaux pures et les eaux souillées. Puis, de ces élémens divers, le génie de la race, l’influence du climat, l’expansion libre, la culture intellectuelle, religieuse et morale, ont fait surgir une civilisation autre, ayant avec la nôtre certaines affinités naturelles, offrant aussi avec elle des contrastes imprévus.

À son tour, cette civilisation reflue sur l’Europe, que ses touristes envahissent, où ses millionnaires nomades échangent leur tente contre de somptueux hôtels, rivalisant de luxe, d’élégance et de confort avec une aristocratie de naissance qui s’éteint et qu’ils envient, et une aristocratie financière qu’ils écrasent de leur opulence. À leur tour, ils nous initient à leurs idées, à leurs mœurs, à leurs usages, non plus timidement, en parvenus qui doutent et que le ridicule effraie, mais en gens arrivés, qui sourient de nos préjugés et auxquels l’expérience acquise a donné l’assurance qui s’impose.

Les civilisations ont de ces chocs en retour. Elles réagissent les unes sur les autres, se modifiant plus ou moins rapidement, plus ou moins profondément, suivant les circonstances et surtout suivant les moyens d’action mis en œuvre. L’antiquité n’en avait connu que deux : la conquête brutale et la conquête intellectuelle, la force des armes et la séduction de l’éloquence et des arts. On a perfectionné l’une et l’autre ; la guerre, plus meurtrière, est devenue méthodique et savante ; le livre et le journal ont remplacé la tribune trop restreinte pour un auditoire trop vaste ; on écrit plus, on parle moins. Puis, à ces moyens de propagande s’en est joint un autre, autrefois inconnu ou dédaigné, plus discret, plus insaisissable et plus puissant qu’aucun : l’influence féminine.

Longtemps la femme fut peu de chose : un accident dans l’histoire des peuples comme dans la vie des hommes ; elle est beaucoup aujourd’hui, et déjà, répudiant des méthodes surannées, historiens et voyageurs, philosophes et moralistes ne s’enquièrent plus uniquement, dans l’étude d’une nation, des tendances politiques, du mécanisme administratif, du mouvement économique, mais, aussi et surtout, des usages et des coutumes, de la vie sociale, de ce milieu dont la femme est le centre, où son action se fait sentir, déterminant parfois ces grands courans qui entraînent les peuples.

Qu’on l’approuve ou qu’on la regrette, on ne saurait nier l’extension de cette influence féminine. Napoléon Ier, qui s’en offusquait fort, tançait rudement Mme de Staël de s’occuper des affaires publiques, à quoi elle lui répondait qu’on ne saurait blâmer les femmes de s’intéresser à la politique dans un pays où, de par la politique, on leur coupait la tête. L’argument était sans réplique ; il en est d’autres, et ce qui est pour étonner, ce n’est pas qu’une moitié, — et la plus nombreuse, — du genre humain ait enfin conquis sa part d’influence, mais qu’elle ait mis tant de siècles à la conquérir. Pour avoir tardé à se produire, son action ne se fait que mieux sentir.

Cette action se manifeste rarement au grand jour, elle est encore moins officielle, partant elle est irresponsable. Les décrets sociaux et mondains de la femme ne relèvent que de son bon plaisir. Elle les édicté, s’y conforme et y soumet les autres. Elle laisse l’action apparente à l’homme, mais elle est le mobile qui le fait agir, et, par le degré d’influence qu’elle exerce, on peut mesurer le degré de civilisation du milieu. Ce niveau monte là où cette influence est plus accentuée ; il baisse là où elle est faible ou nulle. Il semble qu’elle soit, en nos temps modernes, l’étiage du progrès, et si, comme tous les pouvoirs nouveaux, elle a ses partisans fanatiques, les détracteurs ne lui ont pas manqué, ennemis imprudens qui ont fait plus pour elle que ses amis les plus dévoués.

Avaient-ils donc prévu sa grandeur future, ces législateurs et ces philosophes anciens qui, réduisant la femme au servage, lui reprochaient des vices d’esclave ; ces pères de l’église qui la traitaient en adversaire, ces penseurs profonds dont elle déroutait la logique et qui ont tant médit d’elle ? Un Platon, affirmant que celui qui a failli sera changé en femme à la seconde naissance ; Hippocrate se demandant : — Qu’est-ce que la femme ? — Et répondant : La maladie. Saint Jérôme ne la représentait pas sous de moins sombres couleurs : Pejores omnes et a diabolo afflatœ. Suivant saint Thomas, « la femme est un être accidentel et manqué. » Plus rude encore dans son langage, saint Jean de Damas nous dit : « La femme est une méchante bourrique, un affreux ténia qui a son siège dans le cœur de l’homme, « Saint Jean-Chrysologue écrit : « Elle est la source du mal, l’auteur du péché, la pierre du tombeau, la porte de l’enfer, la fatalité de nos misères. » D’après saint Grégoire le Grand, « elle n’a pas le sens du bien. » Érasme la déclare « un animal inepte et fou, mais au demeurant plaisant et gracieux ;., la femme, ajoute-t-il, est toujours femme, c’est-à-dire folle. »

On remplirait des in-folio du mal qu’ils ont dit d’elle. La bibliothèque la plus vaste ne contiendrait pas tout ce qui a été écrit sur cet inépuisable sujet, et dans notre Paris seul on peut affirmer, sans crainte de se tromper, qu’on voit éclore chaque année plus de mille volumes nouveaux, romans ou autres, dans lesquels on porte la femme aux nues ou on la traîne aux gémonies. Idole ou victime, elle n’en demeure pas moins triomphante. Avec quel dédain méprisant elle a essuyé, sans broncher, la terrible boutade du plus misogyne des philosophes !

« O vous, sages à la science haute et profonde, qui avez médité, qui savez où, quand et comment tout s’unit dans la nature, pourquoi ces amours, pourquoi ces baisers ? Mettez à la torture votre esprit subtil et dites-moi où, quand et comment il m’arriva d’aimer, pourquoi il m’arriva d’aimer ? » Ainsi s’exclamait Burger, et Schopenhauer de se poser la même question. Il se demande, lui aussi, en quoi consiste cet empire mystérieux, le plus puissant et le plus actif de tous. Il s’étonne de le voir mettre les plus grands esprits à l’envers, intervenir, pour les troubler avec ses vétilles, dans les négociations diplomatiques, glisser ses billets doux et ses mèches de cheveux dans les portefeuilles des hommes d’état, bouleverser tout, embrouiller tout. Et il s’en prend à « ce sexe de petite taille, aux larges hanches, aux cheveux longs et aux idées courtes. Au lieu de le nommer beau, il eût été plus juste de l’appeler l’inesthétique. » Voilà pour le côté physique ; quant au côté intellectuel et moral, cela se vaut, selon lui. « La nature, qui a refusé la force à la femme, lui a donné, pour protéger sa faiblesse, la ruse en partage. « Conclusion : fourberie instinctive et invincible penchant au mensonge. « Le lion a ses dents et ses griffes, l’éléphant et le sanglier leurs défenses, le taureau a ses cornes, la seiche a son encre qui lui sert à troubler l’eau autour d’elle ; la femme a la dissimulation, innée chez la plus fine comme chez la plus sotte. Il lui est aussi naturel d’en user en toute occasion, qu’à un animal attaqué de se défendre aussitôt avec ses armes naturelles. »

Il ne pardonne pas au christianisme d’avoir modifié « l’heureux état d’infériorité dans lequel l’antiquité maintenait la femme. » Les peuples de l’Orient, suivant lui, se rendaient mieux compte du rôle qui convient aux femmes que nous ne le faisons « avec notre galanterie et notre stupide vénération, qui est bien, ajoute-t-il, l’épanouissement le plus complet de la sottise germano-chrétienne. » N’est-ce pas elle, en effet, qui a créé la dame, qu’il tient en amère et profonde antipathie ? « la dame européenne, objet, dit-il, des railleries de l’Asie entière et dont Rome et la Grèce se seraient également moquées,.. un monstre, le produit de la bêtise humaine, machine à dépenser l’argent. » Et telle est sa rancune contre l’Allemagne, pour la part qu’elle a prise à cette œuvre inepte, qu’il termine par ces mots : « En prévision de ma mort, je fais cette confession que je méprise la nation allemande à cause de sa bêtise infinie, et que je rougis de lui appartenir. »

En dépit de ce dernier trait, Schopenhauer n’a pas eu aux États-Unis, qu’il admirait fort sans les connaître, et qui, le connaissant, l’ont médiocrement goûté, le succès qu’il obtint en Europe. La dame, objectif de ses railleries amères et de ses invectives, non contente d’avoir conquis, elle aussi, le Nouveau-Monde, est en bonne voie d’américaniser l’ancien.


II.

Chaque race s’est fait de la femme une conception particulière. Les idées, comme les langues, varient, et, pour exprimer la même pensée, empruntent des modes divers. Si, pour nous, Français, la femme personnifie notre idéal, incarnant en elle tous les détails exquis de la civilisation, pour l’Espagnol, elle est encore une madone dans une église ; pour l’Italien, une fleur dans un jardin ; pour le Turc, « un meuble de bonheur. » On sait la plainte naïve de la jeune femme arabe : « Avant d’être mon époux, il baisait la trace de mes pas ; maintenant, il m’attelle avec l’âne à la charrue et me fait labourer. »

L’Anglais, précurseur de l’Américain, voit surtout dans la femme la mère de ses enfans et la maîtresse de sa maison. Peu sociable par goût, très indépendant par nature, il supporte impatiemment la vie des villes, ne l’accepte que pour un temps, celui de conquérir, avec l’aisance, le droit de vivre à sa guise, chez lui, sur un sol, dans une demeure qui soit sienne ou qu’il fasse sienne. Profondément imbu des traditions bibliques, entretenues et avivées par le culte domestique et la lecture des livres saints, il leur a emprunté certains traits caractéristiques : le respect de l’autorité paternelle, le désir d’une progéniture nombreuse. Il en a gardé aussi le goût de la vie nomade. L’instinct qui pousse les cadets de famille à chercher aux Indes, au Canada, en Australie, au Cap, un plus vaste champ d’activité, à créer et à peupler les colonies anglaises, ce même instinct qui entraîne l’homme d’affaires à consacrer chaque année quelques semaines à visiter l’Europe, à chasser en Écosse, à pêcher le saumon en Suède et en Norvège, à voyager eu Égypte, qui pousse ses hardis explorateurs au cœur de l’Afrique ou jusque dans les glaces du pôle Nord, lui vient de là. Sédentaire par occupation, par nécessité, il a les instincts du nomade, le désir de camper, de changer de place, d’horizon et de climat. Aussi l’émigration lui paraît-elle naturelle ; elle ne comporte pour lui aucune des idées défavorables qui prévalent ailleurs, où volontiers on l’associe à l’idée d’inconstance, d’impuissance à réussir là où la destinée vous a placé.

Ces instincts, ces traditions, il les emporte avec lui, les implante sur les terres nouvelles qu’il colonise, les transmet à ses descendans. Ainsi fit-il, quand la persécution religieuse d’abord, le désir de conquérir la fortune ensuite, l’amenèrent sur les plages du Nouveau-Monde. Greffe détachée du robuste tronc anglais, il prit racine et fit souche à son tour, car il ne partit pas seul. Sa femme, ses fils et ses filles l’accompagnaient. Ils partageaient ses croyances, et aussi ses espérances. Il commandait, on obéissait ; il décidait, et sa volonté faisait loi.

Lorsqu’on 1620 ils s’embarquèrent sur le May-Flower, lorsqu’en 1630, au nombre d’un millier, ils émigrèrent pour chercher, dans la baie de Massachusetts, la tolérance religieuse et la liberté politique que leur refusait Charles Ier, ce ne fut ni en révoltés vaincus, ni en fanatiques exaspérés, mais en sujets encore loyaux, en Anglais libres que le présent inquiète et qui, doutant de l’avenir, mais non d’eux-mêmes, vont planter leurs tentes sur un sol anglais où l’éloignement assurera leur indépendance. Presque tous appartenaient aux classes, sinon riches, à tout le moins moyennes et aisées. Originaires, pour le plus grand nombre, de Boston et de Dorchester, ils donnèrent à leurs premiers settlements les noms de leurs localités d’origine, Boston et Dorchester, débutant dans leur vie nouvelle par un acte de foi : une prière en commun sur la plage, en débarquant, puis par un acte de patriotisme : le souvenir de la mère patrie s’incarnant dans les noms de leurs primitifs villages et dans celui de Nouvelle-Angleterre, dont ils baptisèrent leur patrie adoptive.

À quelques pas de la plage commençait la forêt. Interminable et profonde, elle s’étendait au nord jusqu’aux rives majestueuses du Saint-Laurent et aux frontières du Canada, à l’ouest jusqu’aux grands lacs inconnus de l’Ontario, de l’Érié et du Michigan, jusqu’aux riches prairies de l’Ohio, de l’Indiana et de l’Illinois, que deux Anglais, George Flower et Maurice Birbeck, devaient découvrir un siècle plus tard. Avec la hache et le feu, les colons pratiquèrent de vastes trouées dans la forêt, élargissant les clairières, utilisant le bois pour construire leurs demeures, défrichant le sol. Ils apportaient avec eux les outils nécessaires, les semonces pour l’avenir, les approvisionnemens pour le présent. C’était la vie rude du pionnier, non la misère du colon indigent.

Les hommes construisaient, labouraient et plantaient ; les femmes vaquaient aux travaux domestiques, préparant le pain et réparant les vêtemens, jusqu’à ce que le soir venu réunît la famille autour du repas commun suivi d’une prière commune, de la lecture de la Bible, d’une exhortation religieuse du père et d’un acte d’actions de grâces. Vie simple et saine, remplie par le travail et la religion, ne laissant place ni aux vains regrets ni aux vaines rêveries ; vie calme et sérieuse, mais non monotone et vide, tenant l’esprit toujours en éveil, le corps toujours en action. L’aisance croissante, chaque confort nouveau conquis par la prévoyance et le labeur, la nécessité d’apprendre et d’exercer tous les métiers, d’être à la foi architecte et constructeur, éleveur et fermier, bûcheron et menuisier, trappeur et chasseur, de pourvoir à tout et de constater chaque année un progrès nouveau, une extension du domaine, un accroissement de la récolte, un plus grand nombre d’animaux, une prospérité grandissante, encourageaient et récompensaient leurs efforts.

La Nouvelle-Angleterre se peuplait ; les émigrans n’avaient rien à redouter des Indiens, peu nombreux sur la côte, bien disposés et louant volontiers leurs services. De 1630 à 1640, vingt mille colons traversèrent l’Atlantique, tous Anglais et protestans sincères ; les femmes n’étaient ni les moins convaincues ni les moins intrépides. Dans l’évolution religieuse qui lit passer l’Angleterre du catholicisme au protestantisme, la femme eut un rôle important ; autant que l’homme, elle subit l’influence de la réforme. Le christianisme l’avait affranchie, le protestantisme l’émancipait de toute tutelle. Il lui donnait des droits égaux à ceux de l’homme, lui reconnaissait même recours à ses lumières naturelles, mêmes facultés d’appréciation et de raisonnement, mêmes devoirs et mêmes responsabilités dans la vie présente. Elle devenait libre dans la grande affaire de son existence : le choix de son compagnon ; elle se mouvait à l’aise dans le cercle élargi de ses idées religieuses, n’y relevant que d’elle-même et y conformant volontairement ses actes. Dans ce domaine de sa conscience où nul ne pouvait pénétrer, où son Dieu seul pouvait se faire entendre, elle se recueillait et se reprenait ; le sentiment de la responsabilité sans limites se substituait à celui de l’obéissance sans discussion. Dans ces corps féminins surgissait une âme indépendante et virile. Ces femmes valaient des hommes.

Faites un pas de plus : affranchissez, en pensée, cette femme, des restrictions et des influences du milieu dans lequel s’est écoulée son enfance. Transportez-la, elle et les siens, à 1,200 lieues du sol natal, par-delà cet océan peu connu, à travers les tempêtes et les dangers d’une navigation aussi lente alors que périlleuse ; débarquez-la sur ces plages lointaines ; soumettez-la à l’influence de la solitude, des forêts sans fin, mystérieuses et profondes ; mettez-la aux prises avec cette vie nouvelle, se sentant non-seulement utile, mais nécessaire, ayant conscience du lourd fardeau qui lui incombe dans l’œuvre commune : l’époux, les enfans attendant beaucoup d’elle ; puis mesurez ses forces et sa tâche. Les unes suffisent à l’autre et sa foi la soutient. Dans le sentiment de son utilité, elle puise un courage ignoré d’elle-même ; sa pensée, ramenée sur ses occupations multiples, devient plus intense ; elle agit et elle prévoit, et, dans l’action incessante et la prévoyance continue, elle satisfait l’un des plus impérieux besoins de sa nature et de son cœur : se sentir le centre autour duquel tout gravite, indispensable à ceux qu’elle aime.

Plus elle a d’enfans, plus elle se sent riche. Les fils aident le père, les filles la secondent, son peuple s’accroît. Sur cette terre nouvelle, il faut coloniser et peupler. Dans cette solitude, elle n’a ni rivales à redouter ni tentations à vaincre. L’isolement lui est un piédestal ; elle grandit dans cette solitude qui la fait reine, près de ce modeste foyer où elle trône.

Cette période fut féconde. Si le blé levait dru dans les sillons tracés entre les souches d’arbres noircis par l’incendie et sur ce sol fertile à peine égratigné par la charrue, les enfans pullulaient dans les log cabins. La fièvre, inévitable compagne des défrichemens, emportait les plus faibles, comme au début elle avait terrassé les moins robustes des premiers colons ; mais les vides étaient promptement comblés, et ceux qui restaient, vigoureux et résistans, c’était l’avenir, le germe d’un grand peuple. Puis, au contact de l’homme, le climat s’assainissait. La forêt reculait ; les nouveaux colons l’envahissaient, défrichant à leur tour, repoussant toujours plus loin la sombre muraille de verdure qui, lentement, s’effondrait devant eux, livrant à leur labeur un sol vierge, riche d’humus, ignorant du soleil et se parant, sous ses rayons, de moissons dorées.

La solitude se peuplait ; d’un toit on discernait un autre toit sous lequel des compatriotes, des coreligionnaires vivaient et travaillaient. On restait libre, indépendant, chacun dans son domaine ; mais on n’était plus isolé dans une sécurité précaire. En cas de danger, de maladie, d’accident, on pouvait s’entr’aider, se prêter main forte dans la lutte commune contre la nature.

Groupement rudimentaire, dans lequel chaque monade reste centre, se suffit à elle-même, et dont nous avons pu suivre, dans les portions récemment colonisées de la grande république, la naissance et le rapide développement : embryons de villages de pêcheurs, comme Yerba-Buena, avec ses 479habitans, devenu vingt ans plus tard une ville, San-Francisco, qui en compte 300,000 ; de campemens de trappeurs, comme Chicago, qui en possède 550,000. Ici, il n’en était pas de même. Le colon prenait pied, inconscient de ses forces, ignorant de l’avenir, absorbé dans son rude labeur de pionnier, élargissant son champ, et ne voyant pas au-delà. Mais si le champ s’étendait, si la famille s’accroissait, le foyer s’embellissait, devenait plus commode et mieux clos ; une civilisation relative s’y introduit le jour où, allégée d’une partie de son fardeau dont ses filles prennent leur part, la femme, la maîtresse de la maison a souci et loisir d’embellir son home, de cultiver des fleurs près de ses légumes, d’utiliser, le soir, à des travaux d’agrément, ces doigts agiles de jeunes filles occupés le jour aux travaux du ménage. Les fils chassent, et les dépouilles des fauves fournissent d’épais tapis ; le surplus des produits de la ferme s’échange contre ceux des fabriques d’Europe. La cabane devient une maison ; on ne campe plus, on demeure.

Dans ce monde en formation, les individualités et les aptitudes se développent, vigoureuses, sans contrainte. Toutes sont utiles, partant les bienvenues, toutes ont et trouvent leur emploi ; à quoi bon les contrarier et les astreindre à entrer dans une voie où elles donneraient des résultats médiocres ? L’indépendance n’est subordonnée qu’au devoir d’être utile, de contribuer au bien-être de tous, de faire œuvre d’abeille, non de frelon. Puis l’autorité subsiste : autorité du chef de famille devant laquelle tout plie, de la mère de famille, ménagère et éducatrice. Elle l’est et le demeure jusqu’au jour où le settlement, plus nombreux et plus prospère, peut enfin construire une modeste demeure que l’on appelle la chapelle, et subvenir, en nature, à la subsistance et à l’entretien d’un pasteur. Parfois plusieurs settlements n’y suffisent qu’en s’unissant. À tour de rôle le pasteur choisi, élu par les chefs de famille, visitera chacune des localités, y célébrera le service. N’importe, ce jour-là le settlement a un centre. Autour de la modeste chapelle surgira un village, puis un bourg, enfin, peut-être, une ville. Dieu paraît : l’homme accourt.

Dans la plupart des cas, c’est la femme qui a appelé Dieu ; non que l’homme soit indifférent, mais il sait mieux compter et moins prévoir. Il doute de ses ressources et de celles de ses voisins ; il hésite devant les difficultés à surmonter et les responsabilités à prendre. C’est elle qui le persuade, qui lui montre les enfans grandissant, l’utilité du culte public, la nécessité d’aviver et d’entretenir la foi par un enseignement partant de plus haut et portant plus loin que le leur. Autant que lui elle a la foi, mieux que lui elle a la prescience.

Après le temple, l’école, et il lui semble qu’elle n’aura plus rien à désirer. Lui et elle ont pourvu au pain quotidien ; ils ont donné ce qu’ils ont pu : le fruit de leur travail, qui soutient la vie ; ils ont entretenu, conservé en leurs enfans et en eux le sentiment religieux qui leur a fait tout quitter, tout sacrifier, s’expatrier ; il leur reste à donner à ceux appelés à leur survivre l’instruction telle qu’ils l’ont reçue, cette instruction primitive, il est vrai, mais qui a fait d’eux des êtres libres, croyans et pensans. Et ce nouveau problème est résolu, comme le premier. Au point de jonction de plusieurs settlements s’élèvera l’école, modeste cabine que l’on construit en commun, où l’on appelle un instituteur peu savant, mais capable d’enseigner à lire, écrire et compter à cette jeune génération qui ne peut guère encore consacrer qu’un petit nombre d’heures à acquérir ces connaissances indispensables.

Singulière éducation et singulières écoles que celles-là ! Garçons et filles les fréquentent aux mêmes heures et prennent part aux mêmes leçons. C’est là, dans ce milieu quelque peu rude et grossier, que va s’ébaucher la femme de la génération suivante. Rude et grossier, il l’est ; mais, en dépit des procédés d’une pédagogie rudimentaire, d’une promiscuité qui choque nos idées, l’influence civilisatrice va se révéler et s’affirmer, développant dans ces corps et ces cœurs d’enfans astreints aux rudes labeurs des champs l’instinct chevaleresque qui sommeille, le respect de la femme qui s’éveille et qui, plus tard, justifiera l’axiome américain : « Aux États-Unis, la femme est reine. »

Cette royauté que l’avenir lui réserve, la femme du Nord ne la possède et ne l’exerce encore que dans le cercle restreint de son home, et ce home lui-même, édifié au prix de tant de labeurs, va devenir incertain et précaire. Ces colons nouveaux débarqués d’Angleterre, ces compatriotes et coreligionnaires dont la présence semble doubler les forces et accroître la sécurité de ceux qui les ont précédés sur ces plages, font surgir des complications nouvelles, inattendues. Eux aussi réclament leur place au soleil, leur part du sol, et, franchissant la zone occupée, cultivée, ils s’enfoncent à leur tour dans la forêt, qu’ils refoulent devant eux, refoulant aussi l’Indien qui l’occupe, qui y chasse et s’estime chez lui. Il en vit, et, pour y trouver sa subsistance, le gibier dont il se nourrit, les fourrures et les pelleteries dont il trafique, il lui faut de grands espaces, non quelques hectares comme au blanc qui sème et récolte, mais des lieues entières. Devant la colonisation envahissante, le gibier fuit, et force est à l’Indien de le suivre plus avant dans cette forêt, son antique et silencieux domaine, retentissante aujourd’hui des coups de hache des colons, du crépitement des incendies qu’ils allument pour brûler les herbes et consumer les souches, semée de vastes clairières où chaque jour s’élèvent une hutte nouvelle, remplacée par une maison solide, des hangars, des greniers qu’entourent des champs défrichés, clos de haies ou de barrières.

Devant cette dépossession graduelle, l’Indien s’étonne, puis s’irrite. Ses plaintes restent sans écho. Bien traité, ménagé au début par des colons qui le redoutaient, il devient suspect, gênant, ainsi qu’un propriétaire que l’on exproprie sans droit et sans indemnité, menaçant comme un ennemi dont on a tout à craindre. Le mépris naturel de l’Anglais pour toute race inférieure se double bientôt de haine contre ces païens réfractaires à toute civilisation comme à tout enseignement religieux, superstitieux et cruels, scalpant l’ennemi vaincu et olïrant à leurs sanguinaires divinités des sacrifices humains. Si les Indiens sont les premiers occupans du sol, ils n’en sauraient rester les maîtres. En droit, ce sol appartient à la race supérieure qui le défriche, le met en valeur, l’arrose de ses sueurs, le détient au nom de Dieu et du roi et ne le lâchera plus.

C’est la guerre avec l’Indien. On s’y résigne et l’on s’y prépare ; la ferme devient forteresse, l’on se concentre et on s’unit. Il fallait pareil danger pour renoncer à l’isolement volontaire, instinctif, pour rapprocher ces hommes qui, bien que compatriotes, amenés là par des aspirations identiques, en communauté de langue, d’idées, de croyances religieuses, mettaient encore l’indépendance personnelle au-dessus de tout et se renfermaient jalousement dans le cercle restreint de leur famille. Force est bien d’abaisser ces barrières, de faire cause commune contre l’ennemi commun, contre l’attaque imminente. Tous pour un, un pour tous, devient le mot d’ordre. On se concerte pour les signaux à faire en cas de danger, on désigne les chefs, on fourbit les armes. Dans chaque settlement, on procède au dénombrement des hommes valides. D’un settlement à l’autre, on s’engage à se prêter main forte. On demande des renforts à l’Angleterre, qui n’en a pas à donner ; à défaut de soldats, elle octroie une charte. Les colons en tireront bon parti, car elle leur confère la légitime propriété du sol au nom de l’Angleterre, qui le possède « par droit de découverte et de première occupation. »

Charles Ier succombait dans sa lutte avec le parlement, et le Commonwealth of England, sous le lord protecteur Olivier Cromwell, avait assez à faire d’enlever la Jamaïque à l’Espagne, d’abaisser la marine hollandaise, de comprimer l’Ecosse et l’Irlande frémissantes. On n’en pouvait attendre des secours ; on s’en passa. La lutte éclatait, et les Indiens Péquots incendiaient et pillaient les settlements du Connecticut-River. Dans ces guerres obscures et prolongées, si le courage des colons n’est pas pour surprendre, celui des femmes étonne. Les récits du temps nous les montrent aussi vaillantes que les hommes, repoussant, aidées de leurs seules filles, l’assaut des Indiens que leurs maris et leurs fils, trompés par un stratagème, poursuivent au loin, maniant la carabine comme la quenouille, intrépides quel que soit le nombre des assaillans, n’hésitant pas à s’ensevelir sous les décombres de leurs demeures incendiées plutôt que de tomber vivantes aux mains de leurs ennemis.

Guerre sans merci ni quartier de part et d’autre, large coup de faux qui fit le vide autour des settlements, moissonnant l’Indien comme le blé mûr, le rejetant si loin dans les forêts qu’on ne songea de longtemps à l’y suivre. On respirait enfin ; l’effort avait été puissant, mais l’émigrant restait maître, et, dans cette redoutable épreuve où la colonie du Nord avait failli sombrer, la femme s’était montrée une fois de plus la compagne et l’égale de l’homme. Si le danger commun l’avait encore grandie, s’il avait resserré des liens déjà si forts, ce danger, qui rapprochait les âmes, unissait les settlements, reliait les colonies éparses. La première ligue se constituait en 1643 ; le Massachusetts, Plymouth, New-Haven et le Connecticut formaient, sous le nom de Nouvelle-Angleterre, une confédération, berceau de la grande Union américaine.


III.

Nous avons essayé de montrer le rôle et l’influence de la femme dans les settlements du Nord, ses qualités et ses traits distinctifs ; plus tard, nous rechercherons, dans la femme américaine moderne, ce que l’action du temps, de l’éducation et du milieu en a laissé subsister. Mais cette femme du Nord, ce facteur primordial, n’est pas l’unique. Simultanément avec les événemens que nous venons de retracer, un autre type apparaît, bien différent, non d’origine, mais de condition, offrant avec celui-ci un contraste frappant. De nos jours, ces deux types s’uniront, sans se confondre encore entièrement ; de leur union naîtra la femme américaine, celle que nous connaissons, produit caractéristique d’une civilisation autre que la nôtre, appelée un jour peut-être à la remplacer, et dont déjà, inconsciemment et insensiblement, nous subissons l’influence.

Peu après que les puritains, fuyant la persécution religieuse des Stuarts, colonisaient le Nord, les partisans vaincus de Charles Ier venaient à leur tour demander à ce Nouveau-Monde, que devaient peupler l’anarchie et les guerres civiles du nôtre, un asile et un foyer. Étrange destinée qui rejetait indistinctement sur ces rives lointaines ceux qui, mettant les croyances religieuses, l’indépendance politique ou la foi monarchique au-dessus de tout, n’hésitaient pas à quitter leur patrie ! Étrange destinée qui devait faire d’un exode de proscrits volontaires, de protestans zélés et de catholiques fervens, de libéraux passionnés et de royalistes fanatiques, les citoyens d’une grande république !

D’instinct, ces nouveaux colons émigrèrent dans le sud. Ils n’avaient rien en commun que la race et la langue avec les puritains du nord. Leurs convictions politiques et leur foi religieuse étaient autres, autres aussi leur condition sociale, leurs traditions, leurs idées et leurs goûts. Les émigrans du nord appartenaient à la classe moyenne, à la secte qui un moment triomphait, l’une et l’autre incarnées en Cromwell, meurtrier de leur roi, usurpateur de son pouvoir. La Virginie était terre royale et loyale. Elle tenait des rois légitimes sa charte d’incorporation. Les royalistes émigrés s’y établirent, et, pour ne laisser aucun doute sur leurs sentimens, hardiment la baptisèrent : Ihe Old Dominion, par opposition au nom odieux de Commonwealth of England. Old Dominion, c’est-à-dire l’antique domaine royal, la terre du souverain qui, vaincu et martyr, leur y donnait encore asile. Onze ans plus tard, ils devaient y saluer de leurs longues acclamations la restauration des Stuarts et l’avènement de Charles II.

Le royalisme est, lui aussi, une religion ; il a ses sectaires et ses dévots. À ce titre les femmes y ont leur place, et au premier rang, plus promptes à se passionner pour un principe qui s’incarne en une individualité permanente que pour un principe abstrait représenté par des personnalités évanescentes. Il faut une idole à leur besoin d’idéal, un temple à leur culte, et, pour celles que leur naissance, leur éducation, les traditions de leurs familles avaient faites royalistes et catholiques, l’idole était renversée, le temple profané. Aussi désireuses que leurs pères, leurs maris, leurs fils et leurs frères de quitter une patrie où le passé s’écroulait, elles les suivirent, apportant sur la terre lointaine où ils cherchaient un asile un élément autre, un facteur nouveau.

Par un seul côté, les procédés de colonisation sont identiques au nord et au sud. Le trait distinctif de la race persiste. Pas plus au sud qu’au nord, le groupement n’est volontaire ; le planteur de la Virginie s’isole dans sa plantation comme le colon de la Nouvelle-Angleterre dans sa ferme. À lui aussi il faut de vastes espaces à défricher et à planter. Ce n’est que plus tard, quand cette première période d’établissement est révolue, que l’instinct de sociabilité, créé et développé en lui par la vie des cours et des camps, se réveille et reparaît. Mais au début il lui faut, comme en Angleterre, son domaine, villa ou château, des terres, un peuple de domestiques et de tenanciers qui n’existe pas, mais qu’il remplace par des esclaves. Du nord au sud, l’esclavage est toléré, pratiqué ; mais il s’étend au sud bien autrement qu’au nord. Le colon puritain l’accepte, toutefois avec répugnance, comme un instrument de travail, mais limité et restreint. Il en redoute le contact pour les siens, la tentation despotique pour lui-même. Sa conscience le condamne ; il lui préfère le travail libre, et, dans son climat rude, le genre de culture le comporte. Il n’en est pas de même dans le sud : aux plantations de tabac il faut de nombreux esclaves, à la maîtresse de maison une nombreuse domesticité.

Le tabac n’est pas seulement un produit, mais aussi une monnaie ayant cours. Les salaires, les achats, les taxes même se paient en tabac, et, une fois l’an, des navires anglais viennent le charger pour le transporter en Angleterre, apportant en échange les articles que réclament les colons. Différence de traditions, de climat, de culture, de mode de vie, identité d’origine et d’instincts, voilà ce qui frappe tout d’abord dans ces deux émigrations distinctes, ayant même point de départ et même point d’arrivée. Le colon royaliste et virginien a emporté avec lui les débris de sa fortune ; il a importé ses traditions, ses idées, ses espérances. Tout grand seigneur ou cadet de famille qu’il soit, il est Anglais, comme tel doublé d’un homme d’affaires qui sait compter, habitué à faire valoir son domaine, à administrer et à gérer de grands intérêts ; et sur ce nouveau continent, où le sol encore sans valeur est d’une inépuisable fécondité, il édifie promptement une fortune nouvelle. Ne jouit-il pas d’un monopole de fait : le tabac, recherché en Europe, qu’il produit à bas prix et vend cher, que l’esclave cultive, l’esclave qui lui coûte peu et qui se multiplie à mesure que la culture s’étend ?

Dans ce domaine nouveau, l’influence de la femme domine. En quittant l’Angleterre, elle n’y a laissé ni ses habitudes ni ses traditions. Tout émigrant, riche ou pauvre, porte un monde avec lui : monde invisible d’idées, résultat de l’éducation première, héritage des générations précédentes, dont on ne s’affranchit, quand on s’en affranchit, qu’à la longue, mais que la plupart consentent pieusement. N’est-ce pas là le fond même de l’individualité, ce qui fait du colon un être distinct des autochtones, s’estimant supérieur à ceux dont il occupe le sol et qu’il soumet ou supprime ? Par ce côté là seulement il se sent au-dessus de l’Indien, civilisé vis-à-vis du sauvage, chef naturel et prédestiné.

Aristocrate d’origine, imbue des préjugés de sa race et de son milieu, la nouvelle venue va les implanter sur ce sol nouveau, y faire revivre la distinction des rangs et des classes, enseignera ses descendantes, à l’Américaine moderne, ce culte des supériorités sociales, ce respect du nom, de l’hérédité, qui contrastent singulièrement avec des institutions républicaines aujourd’hui séculaires. Déjà, en 1773, à Harvard, les écoliers étaient classés, non par rang d’âge ou de mérite, mais conformément à la condition de leurs parens. Suzeraine et châtelaine, la femme du sud maintenait les privilèges, s’acquittait des charges de son rang. La résidence de son mari était renommée pour son hospitalité.

Ces gentilshommes, descendans de gentilshommes, n’avaient pas seulement gardé les goûts de vie large contractés à la cour des Stuarts. Ils en conservaient le cadre. Sur leurs plantations prospères s’élevaient de vastes résidences semblables à celles qu’ils habitaient en Angleterre, aux cheminées massives, aux toits aigus, aux escaliers d’acajou, aux étroites fenêtres et aux larges piazzas. Ils en conservaient aussi les traditions sociales. Les mémoires de Mrs Quincy, qui font revivre ce monde évanoui, nous le montrent fidèle aux modes et aux manières anglaises, cérémonieux, d’une courtoisie hautaine avec les inférieurs, maintenant son rang et gardant sa place, mettant entre l’esclave et lui l’intermédiaire obligé d’un majordome blanc, d’un valet qui transmet les ordres. Une lady du temps fait publier dans le Maryland Gazette qu’elle a besoin d’un laquais « pour servir à table, nettoyer les couteaux, mettre le couvert, porter ses ordres, sachant raser et friser les perruques, parler français, aussi honnête que les temps le comportent et aussi sobre que faire se peut. »

Mrs Peace Hazard, de Newport (Rhode Island), raconte que sa grand’mère, après avoir distribué la plus grande partie de ses biens entre ses enfans, se félicitait d’être revenue à une vie simple, d’avoir réduit sa domesticité. et « de ne nourrir plus que soixante et dix personnes tant à la salle à manger qu’à l’office. « Il lui restait 6.000 hectares de terre, 4,000 moutons dont les toisons vêtaient son monde ; la laiterie occupait vingt-quatre femmes esclaves, dont chacune avait la charge de douze vaches et devait faire de douze à vingt-quatre fromages par jour. La résidence de la famille Lee, à Marblehead, avait coûté 10,000 livres sterling ; celle des Godfrey Malbone, à Newport, 20,000 livres sterling, sommes énormes pour l’époque. Le château de Wentworth, à Portsmouth, contenait cinquante-deux chambres.

Existence large et facile, d’une somptuosité primitive, mais qui laisse à la femme son cadre accoutumé, au mari et aux fils des loisirs consacrés à la chasse, à la pêche, aux courses de chevaux, aux sports athlétiques. Une race nouvelle grandit, qui s’estime d’essence supérieure, par le sang, la descendance, et aussi par l’habitude et la responsabilité du commandement, par le raffinement des manières, la prééminence intellectuelle et le culte, tout anglais, des exercices du corps. C’est elle qui bientôt, à ces titres divers et qu’on ne lui contestera pas, va fournir à l’Union américaine, le jour où elle se constituera, ses législateurs, ses hommes d’état et ses hommes de guerre, qui va gouverner, administrer, peupler le congrès et les camps, affirmer la suprématie du Sud sur le Nord, jusqu’au jour où cette organisation sociale, fondée sur l’esclavage, s’écroulera avec lui dans la plus sanglante des guerres civiles que le monde ait connue.

En attendant, ces colons du Sud préludent à leurs hautes destinées futures. Tout loyalistes et royalistes qu’ils soient par tradition, ils sont avant tout indépendans par instinct. Chez eux le fond primitif l’emporte sur l’accident. Ils aiment l’Angleterre, ils respectent le roi, mais ils sont Virginiens, et si, dans la guerre de l’Indépendance, quelques-uns restent fidèles à la mère patrie, le plus grand nombre s’en détache et s’arme pour résister à l’arbitraire, conduisant au combat et à la victoire ces colons du Nord qui les suivent et, reconnaissans, leur confieront la tâche de diriger les destinées troublées de la république qu’ils fondent sans le savoir ni le vouloir.

La lutte est héroïque et sanglante. Les femmes y poussent leurs maris et leurs fils, mais à cette guerre même donnent un caractère particulier. On y retrouve parfois les allures chevaleresques et courtoises de Fontenoy ; un parfum vague de l’antique aristocratie flotte sur ce berceau de la démocratie utilitaire. Deux colons virginiens, Washington et Lee, dirigent les armées de la république naissante ; à leurs côtés, les volontaires, presque tous Français. Quand, en 1781, Washington débarque à Newport, il y est reçu par quatre régimens français : Bourbonnais, Soissonnais, Saintonge et Deux-Ponts ; par Rochambeau, le prince de Broglie, le vicomte de Noailles, le duc des Deux-Ponts, depuis roi de Bavière, par Lauzun et l’amiral de Ternay, par l’Adonis du siècle, le duc de Fersen. Entre quatre mille hommes aux brillans uniformes, aux paremens rouges, aux guêtres blanches, aux étendards fleurdelisés, Washington, à la tête des troupes continentales dont l’équipement usé et rapiécé, les drapeaux déchirés attestent les rudes combats, s’avance, aux applaudissemens des femmes parées, souriantes aux œillades des brillans officiers français, pendant que les canons de la flotte rendent au général américain le salut dû à un maréchal de France. Dans la soirée, Rochambeau donne un bal et Washington l’ouvre gravement en dansant le menuet avec la belle de Newport, miss Champlain ; ce que voyant, les officiers français s’emparent des instrumens des musiciens et jouent l’air du Conquering Hero, aux acclamations de l’auditoire enthousiasmé. Au bal succédait la bataille, et ces brillans danseurs, montant gaîment à l’assaut, emportaient Yorktown, forçaient l’armée anglaise à capituler et à se rembarquer.

Une seule note discordante à noter. Mrs Quincy relate dans son journal l’accueil plus que froid que les colons allemands font à Washington et à l’armée française.

Si, dans cette guerre de huit années, les colonies avaient fourni 231,791 combattans, la Virginie seule en avait donné 26,678 et presque tous les officiers. Si les femmes du Nord avaient attisé la résistance, celles du Sud ne s’étaient montrées ni moins intrépides ni moins résolues. Patriotique pendant la lutte, l’influence féminine s’affirme quand la paix, conquise avec l’indépendance, ramène la vie sociale dans le Sud, la voit naître dans le Nord. New-York était déjà une ville, la porte, large ouverte sur la haute mer, de ce continent peu peuplé ; elle contenait, en 1789, 33,000 habitans, la plupart, il est vrai, émigrans, commerçans, détaillans, armateurs, un embryon de société cosmopolite dont les lettres du temps font une curieuse peinture, nous montrant l’élément hollandais de 1621 distinct de l’immigration anglaise. Mais déjà s’y révélait exclusivisme féminin que nous retrouverons plus tard si fortement constitué à New-York, à Boston, à Baltimore, à Cincinnati, dans le sud et dans l’ouest, exclusivisme presque aussi rigoureux qu’en Angleterre. Mrs Knox, la femme du général Knox, ministre de la guerre, y est l’arbitre du bon ton, le modèle que l’on copie, singulier modèle à en juger par la description que nous en fait le docteur Manasseh Cutler dans ses lettres : « Sa table est bonne, servie à la française. Quant à elle, elle affecte, à cause du rang de son mari, des allures soldatesques qui sont déplaisantes chez une femme. » Puis sa coiffure : « Les cheveux crêpés par devant, relevés en arrière à la hauteur d’un pied sur une sorte de casque en fil de fer qu’ils recouvrent sans le cacher, d’où partent des flots de gaze noire descendant jusqu’à la taille, et retenus dans les tresses par un peigne colossal… Elle est énorme, comme son mari ; tous deux passent ici pour le couple le plus monstrueux du Nouveau-Monde… En revanche, hospitalière, accueillante pour les étrangers, donnant fréquemment à dîner, et dîner chez elle est un passeport indispensable à tout nouveau débarqué. »

À l’aristocratie de naissance s’incarnant dans les planteurs du Sud se juxtapose en effet une aristocratie nouvelle, celle du monde officiel qui gravite autour du président et du cabinet, rend ses arrêts et ses décrets sociaux, comme eux leurs décrets administratifs, mais dont l’influence ne dépasse guère les limites de la capitale politique du moment. Monde à part, curieux à plus d’un titre, et que nous aurons l’occasion d’étudier alors qu’il se fixera. Pour l’instant, il ne fait que naître. Le congrès, encore sans résidence fixe, promène de ville en ville son existence nomade, et c’est à grand’peine que dans les plus graves circonstances on peut réunir un quorum. Ces sièges de sénateurs et de représentans, que les partis se disputent aujourd’hui avec une telle âpreté, sont dédaignés. Les distances à franchir sont trop grandes, les frais de séjour trop dispendieux. Pour recevoir la démission de George Washington, on ne réussit qu’au prix des plus grands efforts à réunir vingt congressmen, et encore ne représentaient-ils que sept colonies, nombre minimum requis pour la validité d’un vote.

Une simplicité toute républicaine prévaut, dès le début, dans ce monde officiel, qui se compose des membres du cabinet présidentiel et des représentans étrangers. George Washington est économe, et Mrs Washington. à laquelle les colons du Nord reprochent d’introduire dans la république naissante « le luxe et l’étiquette des cours, » n’offre cependant à ses invités que « du thé, du café, de la langue fumée, des rôties et du beurre. » À neuf heures du soir, elle rappelle que le général « se couche de bonne heure, » et chacun de regagner son logis, à pied, précédé de son porteur de lanterne. Quand le président reçoit officiellement, un laquais annonce les visiteurs ; « Washington salue, mais sans offrir la main ; le cercle se forme, à chacun il adresse quelques mots, puis se retire. On ne saurait rien imaginer de plus glacial[1]. » Mrs Adam, femme du vice-président. Mrs Hamilton, dont Brissot de Warville nous dit « qu’elle joignait à toutes les grâces féminines, la candeur et la simplicité d’une Américaine, Mrs Jay, « imposante, mais agréable, » Mrs de Bréhan, sœur du comte de Moustier, ministre de France, « petite femme bizarre, fantasque et maniérée » à laquelle Jefferson, débitant de galantes sornettes, affirmait que « ses compatriotes ne sauraient mieux faire que prendre modèle sur elle, » formaient, avec Mrs Washington, l’élite féminine des réunions officielles dont l’économe Oliver Wolcott, écrivant à sa femme, disait : « Vous pouvez venir ici sans appréhension ; l’exemple du président et de son entourage rend tout étalage, non-seulement inutile, mais de mauvais goût. »

Quand le congrès, après avoir, en juillet 1790, décidé d’établir sur les rives du Potomac le siège futur de ses séances, choisit Philadelphie pour s’y réunir en attendant que la ville de Washington soit prête à le recevoir, Philadelphie devient le rendez-vous des émigrés français, des visiteurs du Sud et du Nord, la capitale des états. Renommée déjà pour la beauté de ses femmes, Philadelphie se pique de surpasser New-York. « Les belles d’ici, écrit Rebecca Franks, depuis lady Johnston, ont plus de charme dans leur œil que les belles de New-York dans toute leur personne. » Brissot de Werville les trouve belles, mais affectées ; le comte de Rochambeau leur reproche d’outrer les modes ; tous deux s’étonnent de la liberté d’allures et de langage des jeunes filles, tout en les déclarant très séduisantes. Elles le sont, de l’avis de leurs compatriotes. Quand le ministre anglais dit courtoisement au sénateur Tracy, du Connecticut : « Vos femmes américaines seraient admirées même à Saint-James, » Tracy de lui répondre : — Je n’en doute pas, on les admire bien à Litchfield-Hill. »

Si, dans cette société naissante, les modes, les usages et les manières sont encore un décalque d’Angleterre et de France, si les femmes les copient et parfois les exagèrent, certains traits particuliers et caractéristiques se dégagent et s’affirment. Le plus significatif est cette indépendance des jeunes filles qui déconcertait Brissot, et leurs libres allures que l’instinct féminin va modifier, éliminant ce qu’en a de peu seyant l’imitation virile. Miss Rebecca Franks nous les montre se réunissant pour boire du punch dès le matin, copiant le ton des hommes, passionnées pour le jeu, coquettes audacieuses. Coquettes elles resteront, mais de même que Minerve, — qui, pour être déesse de la sagesse, n’en était pas moins femme, — cessa de jouer de la flûte le jour où, se contemplant dans le miroir de l’eau, elle s’aperçut que ses joues gonflées l’enlaidissaient, elles renonceront au punch et aux cartes, tout en conservant la flirtation, qu’elles élèveront à la hauteur d’une institution.

Mrs Abigaïl Adams, femme du second président de la république, a laissé un amusant croquis de la ville de Washington et de la vie que l’on menait alors à la Maison-Blanche. Washington, à peine construit, voit s’établir dans ses murs le président, ses ministres et le congrès, le personnel administratif. La Maison-Blanche n’est encore « qu’une vaste baraque inachevée, aux chambres à peine meublées, sans sonnettes, sans murs de clôture. » On y gèle l’hiver, et, dans la forêt qui l’avoisine, le président ne trouve personne qui consente à lui couper du bois de chauffage. Elle écrit à une de ses amies : « Je suis arrivée à Washington dimanche dernier. En quittant Baltimore, nous nous sommes perdus dans les bois et avons fait 8 ou 9 milles dans la direction de Fredericksburg, je crois. Quoi qu’il en soit, force nous a été de revenir sur nos pas environ 8 milles. Mais, cette fois encore, nous n’avons pu trou er le sentier, et nous avons erré deux heures avant de rencontrer un guide. Enfin, me voici, non sans peine, dans cette ville qui n’a de ville que le nom. » Un peu plus tard, elle écrit à la même correspondante et l’avise qu’une goélette vient d’arriver de Philadelphie ayant à son bord tout le mobilier de l’état, plus cinq petites caisses contenant les archives de la république. Il est vrai que dans un post-scriptum elle lui annonce que lesdites archives, déposées dans une boutique, viennent de brûler dans la nuit. Plus tard, elle note comme un fait exceptionnel, qu’un certain jour il lui est venu jusqu’à quinze visiteuses. « Il ne nous manque rien ici, écrivait Gouverneur Morris, si ce n’est des maisons, des caves, des cuisines, des gens agréables, des femmes aimables et quelques autres détails insignifians. »

Sous Madison, ces lacunes se comblent ; la ville s’étend, la population s’accroît, et l’on fait grand bruit des réceptions de Mrs Madison. Elle les préside « vêtue comme elle l’est le dimanche pour se rendre au temple, d’une pelisse de velours rouge, coiffée d’un vaste chapeau garni de dentelles, costume très élégant, écrit Mrs Quincy, mais qui ne semple pas tout à fait de mise pour recevoir chez soi. » Une autre fois, elle nous la montre « en robe de velours noir, un bonnet coquelicot et or, et au cou un collier de mêmes couleurs. » Elle est grande, forte, de mine avenante, aimée de son entourage. Mrs Monroë, qui la remplace à la Maison-Blanche, est nièce du général Knox. Lors de sa visite à Paris, où elle accompagnait son mari, alors ministre des États-Unis, on l’appelait « la belle Américaine. » Ses manières sont celles d’une princesse ; elle en a la hauteur et la condescendance. Une lettre du temps nous la décrit à l’une de ses réceptions, « entourée de ses deux filles, Mrs Hay et Mrs Gouverneur, aussi belles que leur mère. » Elle porte une robe à trahie en velours noir, les épaules et les bras nus, d’un modelé parfait, les cheveux relevés et bouffans avec plumes d’autruche, un riche collier de perles au cou. Dans ses salons se presse une étrange cohue ; l’aristocratie du Sud y coudoie la démocratie du Nord. On y rencontre « John Randolph, en costume de cheval, botté et éperonné ; les membres du congrès en lourdes chaussures graissées, les ambassadeurs en culotte courte et bas de soie. » À ces réunions disparates, les élégantes préfèrent les réceptions de l’ambassadeur de France, Hyde de Neuville, de M. Bagot, ministre d’Angleterre, dont la femme, nièce du duc de Wellington, donne le ton, de Mrs Jonathan Russell où fréquentent assidûment les deux belles du jour, Mrs Hull et miss Randolph, petite-fille de Jefferson, dont on admire la grâce et on redoute l’esprit.

Société encore à l’état chaotique, mais dont on commence à discerner les élémens constitutifs. Un type nouveau s’en dégage, qui n’est ni anglais ni français, qui tient encore un peu de l’un et de l’autre, mais qui tend à s’affranchir socialement après s’être affranchi politiquement. L’Amérique aux Américains, avait proclamé Monroë, et sa doctrine ralliait les suffrages. Le colon de dent Américain. Plus de trente années se sont écoulées depuis la conquête de l’indépendance ; ces colons, fils de colons, tout imprégnés des traditions et des idées de la mère patrie, qui ont lutté, vaincu et fondé la république : hommes du Nord, puritains et libéraux ; hommes du Sud, loyalistes et royalistes, mais indépendans, ont fait place à une génération nouvelle.

Elle a grandi, elle a été élevée autrement et dans d’autres idées que les leurs. Par conviction autant que par nécessité, on a inauguré pour elle un système particulier d’éducation en commun : filles et garçons suivant les mêmes cours, participant aux mêmes jeux, assujettis à la même discipline. C’est dans ces écoles communes que cette génération s’est formée, écoles primitives et rudimentaires dont quelques récits du temps nous ont conservé la physionomie originale, mode d’éducation qui n’a pas justifié les appréhensions assez naturelles que pouvait causer ce rapprochement constant des deux sexes et dont les résultats valent d’être notés. C’est à ce point initial qu’il faut remonter pour expliquer la femme américaine d’alors et celle d’aujourd’hui, ses libres allures, son indépendance et son instinctive expérience. C’est à ces récits, complétés par des observations personnelles, que nous aurons recours pour montrer les résultats d’une éducation aussi diamétralement opposée à nos idées qu’à nos traditions.


IV.

La première fois qu’il me fut donné d’étudier en détail une école publique américaine, ce fut à l’occasion des examens annuels, grande fête pédagogique qui passionne autant les parens que les élèves et les professeurs du collège de Punahou, fondé près de Honolulu par les résidens américains aux îles Sandwich. Bien que Français, je devais présider cette solennité, interroger les élèves sur un programme déterminé et leur assigner leurs rangs. Théoriquement, j’étais au courant du fonctionnement de ces écoles, qui correspondent à nos lycées et comprennent, depuis nos classes de cinquième, jusqu’à celle de rhétorique inclusivement. Le collège de Punahou était, sauf les conditions d’aménagement intérieur qu’impose un climat tropical, la reproduction exacte des collèges d’enseignement secondaire dont j’avais déjà visité quelques-uns aux États-Unis, Richement doté, pourvu d’un excellent personnel, d’un matériel pédagogique et scientifique très complet, cet établissement comptait environ 150 élèves, tant externes qu’internes.

Au centre, une vaste construction à deux étages, bien aérée, ayant vue sur un grand jardin, des pentes gazonnées et la mer, contenait l’appartement du directeur et de sa femme, les salles d’étude, de cours, salles à manger, infirmerie, lingerie, bibliothèque, etc. Deux ailes se détachant du corps de bâtiment principal, à angle droit, encadraient une grande cour de récréation et contenaient les chambres des élèves internes. L’aile droite renfermait celles des garçons, l’aile gauche celles des filles. Les uns et les autres suivaient les mêmes cours, dans les mêmes salles, prenaient leurs repas et leurs récréations en commun, travaillaient, jouaient ou causaient ensemble. Les plus jeunes avaient douze ans, les plus âgés vingt.

Quoique n’ignorant rien de ces détails, je ne pouvais m’empêcher, tout en les approuvant en théorie, de faire des réserves quant à la pratique. Involontairement, je me rappelais mes années de collège à Paris. J’évoquais les silhouettes railleuses de mes condisciples, nos allures hardies sous lesquelles se cachait un grand fonds de timidité et d’embarras, nos moqueries qui dissimulaient mal des aspirations romanesques, ce mélange de crédulité naïve et d’ignorante précocité, d’illusions enfantines et de scepticisme affecté qui, pour beaucoup d’entre nous, constituait le plus clair d’un enseignement qu’aucun professeur ne donne. Je me demandais, sans pouvoir répondre à ma question, ce qu’il fût advenu si ces jeunes filles que nous suivions d’un regard curieux, critique et gêné, alors que, sous l’aile maternelle, elles nous croisaient dans la rue, eussent été admises à prendre part à nos amusemens et à nos travaux, à devenir nos camarades, si chaque jour, à chaque heure, en classe comme au réfectoire, dans la cour comme à la promenade, elles fussent devenues nos compagnes et nos rivales. J’avais beau me dire que les choses se passaient ainsi là où j’étais je ne me les figurais pas ainsi là d’où je venais. Ce qui me paraissait tout simple dans le Nouveau-Monde me semblait terriblement compliqué dans l’ancien. J’en concluais, — conclusion commode en ce qu’elle tranche les difficultés et épargne de plus amples recherches, — que les Américains n’ont pas le crâne fait comme le nôtre, et que, comme l’affirme un vieux proverbe anglais, « le remède qui guérit le charron tue le tisserand. »

Allant plus au fond des choses, je finis par me rendre compte par comprendre et par admirer. Pour cela il me fallut du temps, un examen attentif. Je dus étudier le mécanisme, le jeu des rouages, tenir compte d’élémens, identiques d’un côté comme de l’autre de l’océan, mais déviés et faussés par notre civilisation très avancée et quelque peu maladive. Je pus noter les inconvéniens, — car il y en a, — et aussi les avantages de ce système.

Les écoles dont je parle furent, à l’origine, le résultat d’une situation que nous avons indiquée : l’éparpillement de la population, des settlements isolés d’abord, puis peu à peu convergeant vers un centre. Elles furent aussi, par suite des traditions et du tempérament de la race, de l’influence religieuse et des conditions sociales, le résultat d’une conception intelligente et saine, à tout prendre, de la vie. Nous y tendons, en ouvrant nos salles de cours supérieurs, voire même de certaines facultés, aux deux sexes. Nous commençons par un bout, les Américains durent commencer par l’autre.

Leurs débuts furent rudes et grossiers ; on y démêle, sous les traditions anglaises d’alors, passablement brutales en matière d’éducation, comme elles l’étaient d’ailleurs en tout, d’heureuses tendances, encore à l’état rudimentaire, qui se développèrent avec le temps. Les rares documens de cette époque primitive nous montrent comment étaient dirigées ces écoles primaires et communes où filles et garçons, assis sur les mêmes bancs, recevaient ces premières et ineffaçables impressions de l’enfance ; ils nous montrent les châtimens corporels infligés, la férule en honneur et ce singulier appel aux sentimens chevaleresques qui permettait aux jeunes garçons de prendre à leur compte les punitions encourues par leurs compagnes et de s’offrir comme substituts.

M. Richard M. Johnston, professeur à l’université de Géorgie, a laissé, entre autres écrits, un petit croquis pris sur le vif de ces coutumes singulières[2]. Il nous introduit dans l’école de M. Lorriby :

« M. Lorriby, nous dit-il, n’appartenait pas à la catégorie des maîtres d’école sévères. Il était à la fois bon homme et diplomate. Nouveau-venu dans le settlement, et pauvre, il entendait bien mener sa barque et s’inspirer des idées du milieu dans lequel il se trouvait. Il inclinait vers la douceur, mais était prêt à nous mener plus rudement pour peu qu’on lui en exprimât le désir, et ce fut malheureusement le cas. Quelques parens se plaignirent de ce que l’on ne nous châtiait jamais. L’un d’eux, par malchance, avait ouï raconter la fable des grenouilles qui demandent un roi ; il baptisa M. Lorriby du surnom de roi Soliveau. Un autre menaça de retirer ses enfans, de mettre son fils à la charrue, sa fille à raccommoder le linge.

« On aimait alors ses enfans tout autant qu’aujourd’hui, mais on avait d’étranges façons de leur prouver son affection. Les parens n’étaient jamais plus satisfaits qu’en apprenant que leur enfant avait été bien battu à l’école. Ils appréciaient fort l’instruction, mais lui croyaient des affinités mystérieuses avec la férule. Nos écoles étaient, à certains égards, des autres de Trophonius : garçons et filles y passaient par une série d’incompréhensibles initiations. Dans les idées du temps, la férule était indispensable pour inculquer le savoir et le faire pénétrer profondément dans l’esprit à travers l’épiderme. Les générations qui nous avaient précédés avaient passé par là ; c’était notre tour. Je ne puis m’expliquer cette aberration qu’en admettant que nos parens avaient eu l’esprit tellement détraqué par cette méthode d’enseignement qu’ils étaient demeurés incapables d’en comprendre un autre et de raisonner sensément sur le sujet. Ils prétendaient que les hommes et les bêtes se ressemblent ; que le chien le plus attaché à son maître est celui que l’on bat ; qu’il n’y a rien de tel pour un mulet que d’être surmené de fatigue avant de se trouver en tête-à-tête avec un râtelier bien garni. Ils avaient été si rudement malmenés à l’école qu’il leur en restait un fonds d’inexplicable gratitude. Aussi écoutaient-ils avec une satisfaction béate les plaintes de leurs enfans, les récits des volées quotidiennes dont on les gratifiait. Moins elles paraissaient méritées, plus elles leur semblaient salutaires ; quand le maître d’école, sans motif connu, administrait une correction à toute la classe et contraignait ses élèves à se casser la tête pour savoir ce qui leur valait cette aubaine, le mystère doublait l’impression physique, et les parens de se gaudir intérieurement. Cela leur rappelait leurs jeunes années, disaient-ils, et ils en concluaient que, puisqu’ils y avaient survécu, ce régime avait dû leur être bon. On attrape dans la vie tant de horions dont l’origine et le but passent notre compréhension !

« Quand M. Lorriby eut enfin saisi ce que nos parens attendaient de lui, il se révéla sous un jour tout nouveau. Un certain lundi matin, il nous avisa qu’il fallait nous préparer à un changement de régime, et, à dire le vrai, nous n’attendîmes pas longtemps. Avant la fin de la classe, plus d’un d’entre nous frottait son des endolori. Les filles n’avaient encore rien attrapé, sauf une pourtant, et, comme c’était la première fois que je me trouvais à pareille fête, je ne laissai pas que d’être impressionné. La délinquante, — j’avoue que ni elle, ni moi, ni aucun de nous ne comprenions de quel délit elle s’était rendue coupable, — la délinquante était Susanne Potter ; elle avait douze ans, grande et belle fille pour son âge. En l’invitant, poliment d’ailleurs, à s’avancer pour tâter de sa férule, M. Lorriby demanda, comme une chose toute naturelle et qui ne surprit aucun de mes condisciples, si, parmi les garçons, il s’en trouvait quelqu’un disposé à prendre à son compte le châtiment de Susanne. Après un moment de silence et, à mon grand étonnement, Seaborn Byne, mon voisin, se leva et s’offrit comme substitut. Il le fit avec la désinvolture d’un garçon qui s’acquitte d’un devoir de courtoisie et s’inquiète peu des conséquences. Là-dessus, Susanne Potter, sans un signe ou un mot de remercîment, de regagner sa place et de s’installer confortablement, de manière à ne rien perdre de ce qui allait se passer.

« Ce n’était évidemment pas là ce qu’attendait Seaborn. Cette curiosité indifférente à son sort lui fit regretter son offre chevaleresque, mais qu’y faire ? Pour comble de malchance, Seaborn était gris, très gras. Il remplissait, à les faire craquer, sa culotte et sa jaquette, et je ne laissai pas d’être convaincu que mon camarade, plus maigre, en eût été quitte à meilleur compte ; mais il était si dodu, il offrait une surface si alléchante, que j’excusais presque M. Lorriby de jouer de sa férule avec un pareil entrain. Seaborn hurlait, se démenait, se frottait le dos, les côtes et le reste. Quand ce fut fini, il se rendit piteusement à son banc, regardant Susanne à la dérobée. Elle souriait. Le frère de Seaborn, Joël, seul avait pitié de lui et sanglotait tout bas.

« — Veux-tu bien ne pas pleurnicher, toi ! lui dit Seaborn d’un ton menaçant.

« Puis il murmura entre ses dents :

« — Si jamais plus je me fais fouailler pour elle, je consens à être dingue, puis déterré et dingué de nouveau.

« Qu’entendait-il par être dingué, je ne l’ai jamais su et il ne me l’a jamais expliqué, mais je restai sous l’impression que ce devait être quelque chose de désagréable et qu’il convenait d’éviter à tout prix. Quoi qu’il en soit, Seaborn tint parole ; je l’ai revu bien des années après, et on ne m’ôtera pas de l’esprit que cet épisode de sa jeunesse l’ait à tout jamais guéri d’idées chevaleresques. »

Poursuivant son récit, l’auteur nous montre Betsy Ann, jolie fille de seize ans, dont les charmes naissans font battre le cœur de Bill William, le coq de l’école, grand garçon de vingt années. Il nous narre avec complaisance cet amour timide et gauche qui s’ignore lui-même. Betsy Ann a conscience de sa beauté, qui en impose à M. Lorriby lui-même ; aussi n’en fait-elle qu’à sa tête, si bien qu’il la suite d’une incartade plus forte que les autres, Betsy Ann est condamnée à l’humiliation de recevoir sur ses doigts roses la férule du maître d’école. Bill William intervient ; il déclare que jamais, lui présent, on ne frappera Bets). Il est de taille à la protéger ; le résultat d’une lutte entre M. Lorriby et lui n’est douteux pour personne, il en sortira vainqueur. Toutefois, Bill William a le respect de l’autorité ; pour concilier son amour et ses scrupules, il s’offre à subir le châtiment à la place de Betsy Ann. Mais M. Lorriby a compris ; il devine que Bill ne se laissera pas ainsi humilier en présence de Betsy Ann, et, satisfait de se tirer d’affaire à bon compte, il déclare pardonner.

Le reste se devine. Betsy a honte de son prudent protecteur. Elle l’eût peut-être aimé si, moins sage, il l’eût plus héroïquement défendue. Bill n’y coiuprit jamais rien. Grâce à lui, elle sortait indemne de son escapade, et lui-même n’avait pas subi l’humiliation d’un châtiment corporel. M. Lorriby avait pressenti derrière son sang-froid la résolution bien arrêtée de rendre coup pour coup. Mais Betsy n’avait ni vu ni cherché aussi loin, et, sans mot dire, tourna le des à son défenseur. Il ne suffit pas d’être chevaleresque, il faut l’être d’une certaine façon.


V.

Ainsi le fut Old Hickory, le vieux bois de fer, sobriquet que ses contemporains donnèrent à Andrew Jackson, le président le plus populaire et le plus audacieux que l’on ait vu aux États-Unis, l’homme le plus dangereux, semble-t-il, que l’on eût pu choisir pour diriger, au travers de menaçantes complications, la jeune république. Homme nouveau, qui n’a, avec ses prédécesseurs, Washington, Adams, Jefferson, Madison, Monroë, John Quincy Adams, aucun point de contact, il ne possède ni leur urbanité courtoise et surannée, ni leur diplomatique savoir-faire. Il représente autre chose : un type national qui se dégage des langes du passé, dédaigneux des conventions, s’affirmant gauchement, mais ne viable et robuste. Bien que par son âge Andrew Jackson appartienne à la génération qui passe, en lui s’incarnent les travers et les qualités de celle qui s’avance. Il n’est ni homme d’état, ni politique habile et assagi, mais patriote ardent. Il sort des rangs populaires, favori de la foule qui le hisse au pouvoir parce qu’on lui s’incarnent ses instincts démocratiques, ses passions et ses haines. La jeune génération qui se groupe autour de lui et qui l’acclame est lasse du joug des traditions, impatiente devoir à sa tête un représentant des aspirations nationales, d’imprimer à la politique américaine une autre allure.

C’est un monde nouveau qui naît et s’affirme. et les femmes ne sont ni les moins ardentes à y jouer un rôle. ni les moins promptes à y revendiquer leur part d’influence. N’est-ce pas Betsy Ann qui, sous le nom de Mrs Eaton, règne à la Maison-Blanche et inspire au fougueux président, comme elle l’avait inspiré au prudent Bill William, cette affection profonde qui le fait se déclarer ouvertement l’admirateur passionné et le cavalier servant de sa belle ?

Honni soit qui mal y pense. Amoureux platonique, il ne demande rien et n’attend rien. À peine effleure-t-il de ses lèvres le bout de ces doigts roses. Chevaleresque ? il l’est et comme pas un. Ce rude soldat qui, dans vingt combats obscurs, a joué sa vie contre les Indiens, qui, tout enfant, frappé par un officier anglais dont il refusait de nettoyer les bottes, a juré de se venger des Anglais, les a battus à la Nouvelle-Orléans, leur a tué leurs meilleurs généraux, Packenham et Gibbs, qui, sans ordres, a pris la Floride, qui, élu président, entre en lutte avec la banque des États-Unis, avec les capitalistes, avec le Sud, avec le congrès et avec ses ministres, avec les représentans étrangers, ardent, violent, brutal, se fait l’esclave d’une femme, la défend contre tous et contre toutes, risque pour elle sa popularité et sa réélection !

Et qui est-elle elle-même ? Fille d’un aubergiste, veuve d’un commissaire de la marine qui s’est suicidé dans un accès de delirium tremens, elle avait épousé M. Eaton en secondes noces, et, à première vue, subjugué Old Hickory. Lui-même était marié, mais Mrs Jackson n’était pas pour le gêner. Cette estimable matrone des frontières, qui avait fait le coup de feu avec les Iroquois, fumait paisiblement sa pipe de cornouiller au coin de son feu et n’avait garde d’en remontrer à son irascible époux. Mrs Eaton présidait aux réceptions de la Maison-Blanche ; elle en tenait les clés et n’y admettait que ses amis. De scandale, pas l’ombre. Une héroïne des romans de Fielding, irréprochable, mais despotique.

Mrs Donelson, la nièce du président, presque sa fille, se refuse à voir Mrs Eaton ; Andrew Jackson la renvoie dans le Tennessee. Mrs Calhoun, la femme de son collègue, le vice-président des États-Unis, hésite à courber la tête devant l’idole ; Andrew Jackson rompt avec son collègue, qui peut désormais renoncer à l’espoir de lui succéder. La femme du ministre de Hollande décline l’honneur de s’asseoir aux côtés de Mrs Eaton ; le président demande à la Hollande de rappeler son représentant. Plus souples, le baron de Krudener, ministre de Russie, et M. Vaughan, ministre d’Angleterre, donnent des bals en l’honneur de Bellona, ainsi que la désignent les journaux du temps, et Bellona de s’y rendre, et les difficultés diplomatiques avec la Russie et l’Angleterre de s’aplanir. L’habile Van Buren, célibataire et expert dans l’art de flatter les femmes, fait sa cour à Bellona, qui le fait à son tour secrétaire d’état, puis vice-président lors de la réélection de Jackson, auquel il succède enfin à la Maison-Blanche, battant Calhoun, moins diplomate, et porté, par la main d’une femme reconnaissante, au premier rang.

Et pourtant son origine est humble, sa beauté contestée ; ce n’est ni à l’auberge paternelle, ni près d’un mari ivrogne qu’elle s’est préparée au rôle qu’elle joue. De bonne heure, à l’école d’abord, puis belle de village courtisée et recherchée, elle a vécu près des hommes, surpris le secret de leur faiblesse, compris celui de sa force. Elle en use ; la conserve en ne la prodiguant pas, plus soucieuse de dominer sur tous que d’appartenir à un seul. Ce qu’elle a retenu de son éducation première, c’est moins encore ce qu’on lui a enseigné sur les bancs de l’école que ce qu’elle a appris elle-même par la fréquentation des garçons de son âge, par ce contact de tous les jours qui, rendant son cœur moins susceptible, la fait capable de se gouverner, partant de gouverner les autres.

Ainsi élevée, la jeune fille, la jeune femme américaine d’alors, vaut-elle mieux que la jeune fille, la jeune femme européenne, sa contemporaine ? Elle est autre. En elle, grand’mère de celles d’aujourd’hui, nous pouvons déjà noter les traits caractéristiques de ses descendantes : les libres allures, la prudence instinctive, puis raisonnée, l’art de se conduire, la conscience de ses avantages ; de même que chez les hommes d’alors, nous constatons le respect de la femme appris de bonne heure dans l’éducation commune, les sentimens chevaleresques qu’inspirent sa faiblesse physique et ses charmes. La civilisation en se développant, la prospérité en croissant, introduiront dans ce milieu primitif que nous avons essayé de décrire des facteurs nouveaux. Ils ne changeront pas le fond, et les modifications qu’ils lui feront subir laisseront subsister intact ce point de départ de la condition de la femme aux États-Unis : dès le début, par la force des choses, par l’émigration lointaine, par les souffrances et les luttes partagées, par l’éducation en commun, compagne et égale de l’homme ; à aucune époque inférieure à lui, ainsi qu’elle le fut en Europe.


C. DE VARIGNY.

  1. William Sullivan, Familiar letters on public characters.
  2. Oddities of Southern Life, 1 vol. in-38, Boston ; Houghton, Mifflin et C°.