La Femme aux États-Unis
Revue des Deux Mondes3e période, tome 115 (p. 391-428).
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LA
FEMME AUX ÉTATS-UNIS


I

Après avoir, dans nos précédentes études[1], noté les facteurs divers qui devaient contribuer à former la femme américaine moderne, nous nous sommes attaché à montrer comment, par essence et par tradition, par nature et par éducation, elle était l’antithèse absolue de la femme d’Orient, de celle dont l’Hitopadésa disait : « Une femme doit être sous la garde de son père pendant son enfance, sous la garde de son mari pendant sa jeunesse, sous celle de ses fils pendant sa vieillesse, et jamais indépendante. » Aux États-Unis, elle n’est sous la garde de personne, mais sous la protection de tous.

Nous avons dit dans quelles contrées, dans quelles catégories sociales, à la suite de quelles crises politiques et religieuses s’étaient recrutés les colons du Nouveau-Monde. Reconstituant, à l’aide des documens historiques, ce milieu colonial tel qu’il était au début, nous y avons montré l’homme absorbé par le travail quotidien extérieur, la femme par sa tâche intérieure, et l’égalité des sexes résultant de l’égalité des charges et des responsabilités, puis, à mesure que la prospérité s’accroît, la tâche de la femme diminuant alors que le fardeau de l’homme reste le même, les loisirs de l’une contrastant avec l’écrasant labeur de l’autre. Son intelligence, à elle, se développe et s’étend ; celle de l’homme se spécialise et se concentre, son éducation première est limitée, le travail rémunérateur l’attend et le prend de bonne heure. Pour elle, au début égale et compagne de l’homme, elle lui devient peu à peu supérieure par les loisirs qu’il lui crée et l’usage qu’elle en fait ; par la culture intellectuelle, par l’étendue et la variété des connaissances, par l’avance qu’elle sait prendre et garder. Elle est la résultante d’un concours de circonstances qui ne se sont encore trouvées réunies au même degré nulle part ailleurs, et qui toutes ont contribué à faire d’elle le type supérieur de la race. En elle, se combinent et se fondent les traits caractéristiques qui, chez l’homme plus spécialisé, apparaissent accentués, grossis, exagérés, aussi bien par le libre jeu des instincts naturels que par la nécessité de s’en Lire une arme dans la lutte pour l’existence, de leur demander leur maximum de force et d’utilité pratique. Chez la femme, ces caractères persistent, mais tempérés et contenus ; elle en adoucit les angles, en polit les facettes et d’un caillou terne elle fait une pierre précieuse ; les parties constitutives demeurent les mêmes, mais une taille savante met en plein relief l’éclat et la beauté de la pierre.

Si l’on examine en détail les élémens primitifs qui font du citoyen des États-Unis un type nettement distinct de l’Européen dont il est issu, de l’Anglo-Saxon et du Hollandais, de l’Irlandais et du Français, de l’Espagnol et de l’Allemand, de l’Italien et du Scandinave dont le sang se mêle dans ses veines, on est surpris du peu de part que l’atavisme semble avoir eu dans la détermination de la race. Les quelques traits que l’on trouve çà et là et dont on peut suivre la filiation directe semblent rapportés, juxtaposés ; ils ne se relient que faiblement au fond même, ils s’en détachent sans effort et peuvent disparaître sans altérer l’ensemble. En revanche, nulle part l’influence du milieu ne se laisse mieux saisir et comprendre. Ainsi qu’en un miroir fidèle on voit s’accuser dans l’Américain, dans ses défauts et dans ses qualités, dans ses conceptions et dans ses idées le reflet de son sol, de son climat et des conditions premières de son existence. Dans ce miroir, apparaissent les facteurs dont le jeu puissant et constant, excessif parfois, a déterminé la prépondérance, de même que chez un forgeron on note le développement anormal des muscles des bras, chez l’artiste la souplesse des mains, chez le lutteur la carrure des épaules.

En première ligne : la volonté, tenace, persistante, telle aujourd’hui qu’elle était hier et qu’elle sera demain. Étant donnés l’œuvre à accomplir et les obstacles à vaincre, cette faculté entra la première en jeu, avec son inévitable cortège de qualités et de défauts, de fermeté et de raideur. Les conditions du milieu n’étaient pas pour l’affaiblir, les résultats obtenus n’étaient pas pour la décourager, mais, au contraire, pour l’exagérer, pour en tendre les ressorts, pour mieux adapter l’outil fortement trempé à la rude main de l’ouvrier. L’objectif, simple et restreint au début, n’allait pas au-delà des conditions matérielles de l’existence ; mais, ce premier résultat obtenu, l’horizon s’élargit et, l’ambition grandissant avec l’expérience acquise, avec les moyens d’action accrus, avec la base assurée, l’objectif se précisa. Dans une société démocratiquement constituée, comme l’était celle-ci, forcément absorbée dans des préoccupations d’ordre purement matériel comme l’est toute société naissante, cet objectif ne pouvait être que l’argent.

On avait éliminé le rang et les distinctions sociales, les castes et les privilèges ; la culture intellectuelle n’existait encore qu’à l’état d’exception ; les emplois publics étaient rares, peu rétribués et peu recherchés. Ni par le génie, ni par les armes, on ne pouvait, comme dans les républiques antiques, s’élever ; pour sortir de la foule, pour arriver aux premiers rangs, la fortune était l’unique voie, la conséquence naturelle et matérielle du travail et de la volonté.

On a souvent reproché aux citoyens des États-Unis leur culte du dieu dollar, mais on a trop souvent négligé de montrer que le dollar est, pour eux, surtout un signe représentatif. En regard de leur énergie à conquérir la fortune, énergie telle que chez eux les Juifs n’ont pu prendre pied et ne sauraient prospérer, on n’a pas assez dit l’inépuisable générosité de ce peuple, âpre au gain parce que le gain fut longtemps pour lui l’unique marque du succès, l’unique but auquel son ambition pût prétendre. Nonobstant la prééminence croissante des intérêts matériels en Europe, nous aurions peine à concevoir une organisation sociale où l’argent seul fût souverain. On se plaît à dire que nous en sommes là ; au fond, nous n’en croyons rien, tout en répétant volontiers ce pessimiste axiome. Plus qu’ailleurs, nous tenons, en France, un grand savant, un grand artiste, un grand écrivain en tout autre estime qu’un homme riche, si riche soit-il. Au-dessus de la fortune, nous mettons bien des choses ; en réalité, nous en mettons tant que, dans notre appréciation des autres, l’argent qu’ils possèdent n’est qu’une considération des plus secondaires, et nul n’en a plus conscience que ceux-là mêmes dont la fortune est l’unique titre à la considération.

Si aux États-Unis, si en Angleterre, l’argent a paru occuper le premier rang, c’est qu’aux États-Unis il fut longtemps le critérium unique du succès, c’est qu’en Angleterre, où les catégories sociales étaient nettement délimitées, l’argent apparaissait comme le niveleur des barrières, comme l’instrument de ceux qui, partis de rien, aspiraient à être quelque chose. Il n’en est plus de même depuis que les barrières s’abaissent, depuis que, par la mise en œuvre d’autres facultés que la faculté commerciale, l’homme d’énergie et de talent peut s’ouvrir des voies mieux en harmonie avec ses penchans naturels, peut quitter la grande route encombrée par la foule et, par des sentiers différens, atteindre le but.

En retraçant ici même l’histoire des grandes fortunes aux États-Unis et en Angleterre, nous nous sommes efforcé d’indiquer combien rarement la préoccupation dominante d’édifier une colossale fortune a mis en branle les facultés puissantes de ceux qui l’ont conquise. Elle leur est venue par surcroît, par la force même des choses, mais peu, bien peu de ces fondateurs de dynasties financières ont eu pour but l’accumulation de leurs millions. Un problème à résoudre, une invention à mener à terme, une conception économique à faire prévaloir, une industrie nouvelle à créer, une conquête à ajouter au patrimoine commun de l’humanité furent le point de départ et le mobile et l’objectif. En atteignant ce dernier, du même coup ils atteignirent la fortune ; mais, pour la plupart d’entre eux, la fortune ne fut qu’une aide, un outil, un moyen de mettre à l’air leur volonté, de triompher des obstacles ; seule, par elle-même, elle n’eût satisfait aucune de leurs aspirations les plus élevées, et ceux dont l’humanité gardera le souvenir étaient plus fiers de leur œuvre achevée que de leurs millions entassés.

Que ces hautes visées soient l’apanage d’une élite, d’un petit nombre, ce n’est que trop certain. Il n’en est pas moins vrai qu’à considérer la société américaine dans son ensemble, le culte rendu à l’argent n’y est pas aussi exclusif qu’on pourrait le croire, et qu’il importe de tenir compte de ce fait que le rôle qu’il joue provient de ce qu’il attestait seul le succès dont l’importance se mesurait à sa possession, et enfin que nul ne le dépense aussi largement que celui qui l’a su conquérir.

Nous avons montré aussi combien cette conquête était incompatible avec la culture intellectuelle, comment cette culture intellectuelle devint l’objectif des femmes, de même que la fortune était celui de leurs pères et de leurs maris, comment, par ce fait, elles conservèrent l’avance par elles prise sur les hommes et accrurent leur prestige aux yeux de ces derniers. Chez la femme américaine moderne, nous retrouvons, orientés dans un autre sens, les traits caractéristiques sur lesquels nous venons d’insister : la volonté, l’énergie d’une race de colons et aussi le goût de l’argent converti en goût de dépenses. La femme aux États-Unis est, avons-nous dit, le ministre des dépenses, si l’homme est le ministre des recettes ; le luxe de l’une atteste le succès de l’autre.

Mais à mesure que les conditions de la vie matérielle se modifient, à mesure que disparaît l’aléa des pays nouveaux dans lesquels tout est et paraît possible, à mesure que les carrières s’encombrent et que les chances de fortune rapide décroissent, d’autres idées se font jour, d’autres facteurs entrent en jeu dont l’action lente et continue est appelée à changer les conceptions premières, à atténuer ce qu’elles pouvaient avoir d’excessif et d’outré. L’originalité de la race y perdra peut-être, mais pour être endiguées et disciplinées, ses forces vives n’en persisteront pas moins. En tout cas, la femme américaine n’y perdra rien, la jeune fille surtout ; loin de décroître, son influence s’accroît ; elle se fait puissamment sentir en Europe, et jusqu’en France où, par le fait des traditions, des coutumes et des mœurs, elle apparaît comme un élément révolutionnaire au premier chef, modifiant rapidement nos idées sur l’éducation de nos jeunes filles ; dont son indépendance et sa liberté d’allures excitent à la fois l’envie et l’étonnement.

Il y a quelques années, plusieurs femmes de haut rang se trouvaient réunies dans l’un des salons d’attente de l’impératrice d’Allemagne. De passage à Berlin, elles avaient sollicité la faveur d’une audience par leurs ambassadeurs respectifs, et une lettre du grand chambellan leur avait indiqué le jour et l’heure auxquels l’impératrice les recevrait. Elles ne se connaissaient pas ; Anglaises, Russes, Autrichiennes, Italiennes, le hasard des voyages les réunissait pour la première fois. L’heure de la réception était passée, et la souveraine ne paraissait pas. S’adressant à sa voisine, l’une d’elles exprimait son étonnement de ce retard, s’excusant de son impatience par le fait, qu’en sa qualité d’Américaine elle était encore peu au courant de l’étiquette des cours. Son interlocutrice lui répondit, en souriant, qu’elle aussi était Américaine d’origine, mariée depuis peu à un grand seigneur autrichien. Les autres se rapprochèrent, prirent part à la conversation et furent stupéfaites de voir que toutes les six étaient des États de l’ouest et de la nouvelle Angleterre.

Ce fait singulier et significatif confirme ce que nous avons dit de l’Angleterre, où nombre de titres historiques sont aujourd’hui portés par des Américaines. Il en est de même en France, en Allemagne, en Autriche, en Russie, en Italie, et ce n’est pas dans la classe aristocratique seulement que se concluent ces alliances, mais dans les classes élevées et moyennes. On en a pris texte pour railler plus ou moins finement le goût des Américaines pour les distinctions nobiliaires et leur inconséquence à s’enorgueillir de leurs institutions républicaines et à se parer de titres monarchiques, mais, outre qu’elles ne sont pas les seules à en agir ainsi et que ce ne sont là, à tout prendre, que des exceptions forcément limitées, ces alliances, chaque année plus fréquentes et qui, dans toutes les grandes villes du continent, introduisent un élément social nouveau dont l’influence se fait de plus en plus sentir, s’expliquent par des considérations d’un ordre plus général.

S’il n’est pas de pays au monde où la jeune fille, protégée par le respect de tous, jouisse d’autant d’indépendance et de liberté qu’aux États-Unis, occupe dans sa famille et dans le monde autant de place, soit autant adulée, courtisée et flattée, aussi libre dans son choix, cette royauté n’a qu’un temps, et ce temps est court. La vie extérieure et brillante de la jeune fille américaine cesse d’ordinaire le jour de son mariage, et la jeune fille française que déconcertent, chez sa compagne d’outre-mer, son entente de la flirtation, sa stratégie savante, son indépendance d’allures et de langage, ne la reconnaîtrait guère dans son cadre et son milieu de femme mariée. Or, on n’abdique pas sans regret, on se résigne difficilement, après avoir été reine des salons, au rôle effacé de comparse ; aussi la femme américaine envie-t-elle secrètement celle qu’elle a éclipsée pendant quelques années, mais que le mariage affranchit, alors qu’il l’enchaîne. Cumuler, avec les avantages de la vie de jeune fille américaine, ceux de la femme mariée européenne est un idéal séduisant, il suffit à expliquer les fréquentes unions que contractent les Américaines sur le continent. Il explique aussi l’américanisation rapide de l’Europe, les progrès que font dans nos mœurs, dans nos idées sur l’éducation des jeunes filles, sur le degré de liberté chaque jour plus grande dont elles jouissent, l’influence et l’exemple des États-Unis.

Mais l’Europe, à son tour, réagit sur l’Amérique ; la civilisation est faite de ces chocs en retour, et, depuis quelques années, on peut noter, dans les classes supérieures, aux États-Unis, une tendance à adopter quelques-unes des idées européennes en ce qui concerne les privilèges des femmes mariées. Dans cette voie on ne saurait toutefois aller loin, par suite de la difficulté d’enlever aux jeunes filles une prééminence consacrée par une possession séculaire, par tout un ensemble de mœurs, de coutumes et de traditions. Si des modifications ont lieu, ce sera dans un autre ordre d’idées, comme nous l’indiquerons plus loin, en montrant le revirement caractéristique qui se produit au sujet de la question, négativement tranchée, de la dot et qui se rouvre à nouveau.

Comme toutes les races essentiellement progressives, la race américaine est éminemment adaptable ; elle n’a gardé ni la raideur, ni les préjugés britanniques. Si les Américains s’accommodent de vivre à Paris, à Londres ou à Florence, s’ils se plient facilement aux conditions différentes d’existence et de milieu, les Américaines sont plus cosmopolites encore. L’Europe les charme, les attire et les retient par sa culture intellectuelle et artistique, par ses souvenirs historiques et aussi par son bon marché relatif, par ses plaisirs peu dispendieux. Il faut avoir vécu longtemps dans le milieu américain, intelligent à coup sûr, mais où rien ne parle à l’imagination, où le passé date d’hier, où la vie matérielle est coûteuse, le labeur incessant, le temps de l’argent qu’on économise, pour apprécier à leur pleine valeur nos jouissances artistiques, nos musées et nos galeries, nos monumens et les souvenirs qu’ils évoquent, nos grandes villes où chaque pierre a son histoire. Tout cela fait si bien partie de nous-mêmes que nous nous croyons blasés sur le charme qui s’en dégage et n’en avons conscience qu’après en être quelque temps séparés. Tout cela a, pour des imaginations neuves et vives, un attrait puissant, et vous distinguerez sans peine, dans la cour du Louvre, les Uffizi de Florence, le Campo Santo de Pise, le Colisée de Rome, l’Américaine de l’Anglaise, par le regard admiratif et contemplatif de la première, par le coup d’œil distrait de la seconde feuilletant son Bœdeker. L’une regarde, l’autre constate ; l’une a des impressions, l’autre des réminiscences.

Ainsi que l’Anglaise, l’Américaine est fille de l’Europe, et ni le temps ni la distance n’ont affaibli chez elle le culte du passé ; elle s’y rattache d’autant plus qu’elle en est plus éloignée, que sa mémoire est moins surchargée de dates et de faits, qu’à feuilleter les pages de l’histoire elle satisfait une curiosité que les traditions ont éveillée, que les livres ont entretenue. Certes, ni la Seine ni la Tamise, ni le Pô ni l’Arno ne rappellent le Mississipi déroulant sur 3,700 kilomètres ses eaux troubles et fécondes ; il faudrait 160 lacs Léman pour égaler la superficie du lac Supérieur et la cime même du Mont-Blanc n’atteint pas l’altitude du point culminant des montagnes Rocheuses, mais elle n’ignore pas que dans ce cadre restreint s’accomplirent de grandes choses ; si le théâtre est plus petit, l’ancêtre y apparaît plus grand.

Cette attraction puissante que l’Europe exerce sur les Américains, et surtout sur les femmes américaines, n’est pas un fait récent, non plus que les causes multiples de cette attraction ne sont nouvelles. L’étude de quelques types, pris en des temps divers, mettra mieux dans leur jour, avec les facultés d’adaptabilité de la femme américaine, les qualités et les défauts inhérens à la race et au milieu que nous étudions. Il est des representative women de même qu’il est des representative men, et l’histoire de l’une d’elles, histoire qui se mêle à la nôtre et que ses lettres permettent de reconstruire, nous montrera mieux qu’aucune considération générale l’attraction qu’exerce ce milieu sur la femme ; elle mettra aussi en relief les deux facteurs primitifs que nous venons de noter : la volonté énergique et l’amour de l’argent en tant que moyen d’action.


II

Le 4 avril 1878, Elizabeth Patterson, épouse légitime et répudiée de Jérôme Bonaparte, ex-roi de Westphalie, mourait à l’âge de quatre-vingt-treize ans. Sa beauté, son infortune imméritée, son esprit caustique et mordant et les événemens auxquels elle s’est trouvée mêlée lui assurent une place dans l’histoire de son temps.

Née à Baltimore, le 6 février 1785, Elizabeth Patterson débuta dans la vie sous les auspices les plus favorables. Dès l’âge de quinze ans, sa merveilleuse beauté était célèbre bien au-delà des limites étroites d’une petite ville de l’État de Maryland. Son père, négociant habile et probe, occupait le premier rang parmi les commerçans de Baltimore. Elle avait dix-huit ans quand, en 1803, Jérôme Bonaparte, frère du premier consul, visita New-York et, sur l’invitation du commodore Barney, se rendit à Baltimore. C’est là, à des courses données en son honneur, qu’il rencontra Elizabeth Patterson, dont il s’éprit à première vue. Il était jeune, amoureux, entouré de cette auréole de gloire qui s’attachait au nom de Bonaparte. Trois mois plus tard, le mariage civil était célébré devant le consul de France, et le mariage religieux par l’évêque de Baltimore.

On sait que ce mariage, non reconnu par l’empereur, fut arbitrairement cassé en 1805 et que le prince Jérôme épousa, en 1807, la princesse Frédérique de Wurtemberg. On sait aussi avec quelle énergie et quelle persévérance Elizabeth Patterson défendit ses droits et ceux de son fils Jérôme-Napoléon. Forcée de s’incliner devant la volonté toute-puissante de son beau-père, devant l’abandon et le second mariage de son époux, elle dévora ses larmes et ses colères.

Victime d’une politique et d’une raison d’État qui élevaient son mari au rang des rois et la reléguaient, sans titre et sans état civil, à Baltimore, dans une obscurité qui lui était odieuse, Elizabeth Patterson dut se soumettre, mais ne se résigna jamais. Déçue dans ses rêves d’affection et d’ambition, elle reporta sur son fils toutes ses aspirations de grandeur. Jérôme avait pour lui le nom de son père et l’avenir ; un jour viendrait où la fortune changeante réparerait les torts dont souffrait Elizabeth Patterson et où le fils lui rendrait ce que le père lui avait ravi par soumission aux ordres de son frère. Pendant vingt-cinq ans elle se berça de cet espoir, suivant d’un œil attentif les événemens dont l’Europe était le théâtre, assistant de loin, spectatrice impuissante, mais non désintéressée, à la prodigieuse élévation de l’empire, à ses vertigineux succès, à ses revers et à sa chute.

La volonté despotique de l’empereur lui fermait l’accès des cours, privation cruelle pour une femme qui s’estimait appelée à y jouer un grand rôle. Ingénieuse à convertir ses goûts en devoirs, elle se disait que là seulement elle se trouverait à sa place, dans son véritable milieu, et que l’avenir de Jérôme-Napoléon, neveu de l’empereur, fils d’un roi, exigeait impérieusement une riche et puissante alliance. Elle caressait cet espoir, s’efforçant par tous les moyens possibles d’éveiller l’ambition de son fils, chez qui ses révoltes, ses rancunes et ses aspirations ne rencontraient pas d’écho.

Dans ses lettres, on sent percer l’irritation profonde que lui inspire cette apathie. Elle s’est si bien identifiée avec le rôle que les circonstances lui refusent et que rêve son imagination, qu’elle parle, agit, écrit en souveraine dépossédée, plus hautaine et plus fière dans la mauvaise que dans la bonne fortune. En dépit de tout et de tous, elle fait corps avec cette famille impériale qui l’a rejetée ; persécutée, reniée par l’empereur, elle porte aux nues son génie pendant sa prospérité et défend sa mémoire après sa mort.

Il n’en va pas de même pour son mari. Elle refuse le titre de princesse de Smalcalden et un douaire de 200,000 francs de rente de la main du roi de Westphalie, mais elle accepte de l’empereur une modeste pension. À son mari qui se plaint de voir ses offres rejetées et celles de son frère accueillies, elle écrit : « J’aime mieux m’abriter sous les ailes d’un aigle que d’être suspendue au bec d’un oison. » Plus tard, il lui propose un domaine en Westphalie ; « Votre royaume est grand, lui répondit-elle fièrement, il ne l’est cependant pas assez pour deux reines. » Devenue Française par son union, elle est Française par le cœur. De sa nationalité américaine, de ses affections de famille, il ne reste pas trace. Elle méprise sa nationalité et sa famille ; elle voudrait les oublier, les faire oublier autour d’elle, à son fils surtout qu’elle emmène à Genève pour son éducation.

Singulier choix, car elle veut qu’il soit catholique, « la seule religion possible, écrit-elle, pour des princes et des rois. » Elle-même est protestante, si peu que cela vaut à peine qu’on en parle. Mais à la passion des grandeurs elle joint celle de l’économie ; nous verrons plus loin jusqu’où elle la poussait. À Genève, elle se flatte de peu dépenser. On l’exploite ; elle l’affirme du moins et s’en venge par une de ces injustes boutades qui lui sont familières : « Avez-vous remarqué, écrit-elle à son père, qu’il n’y a pas de juifs à Genève ? Qu’y feraient-ils ? Ils y mourraient de faim ; un Genevois vaut quatre juifs. »

En ce qui concerne sa famille, elle est intraitable. Elle ne pardonne pas aux siens d’avoir blâmé son mariage, non plus que l’accueil qu’elle reçut d’eux lors de son retour à Baltimore, après la rupture de son union. Blessée dans ses affections conjugales, exaspérée dans son orgueil, elle trouva, en effet, peu de sympathies parmi eux. Leurs conseils d’abdiquer sos rêves de grandeur et de se renfermer dans la vie modeste et monotone d’une petite ville d’Amérique, pour sages qu’ils pouvaient être, ne faisaient qu’irriter ses regrets et aviver ses rancunes. Les merveilleux succès de l’empereur, l’élévation rapide de son mari, ces grandeurs éclatantes, ces royaumes conquis au pas de course, ce brillant entourage de souverains alliés, vaincus ou dépossédés, tous ces échos d’un monde dont elle était exclue et au sein duquel elle s’estimait appelée à vivre, la rendaient plus intolérante et plus aigrie, plus dédaigneuse et plus méprisante.

À la chute de l’empire, elle s’établit à Florence. C’est là que nous la retrouvons en 1829. Jérôme-Napoléon avait alors vingt-quatre ans. Dépourvu d’ambition, mais non de bon sens, il préférait à la vie errante d’un aventurier sur le continent européen, l’obscurité de sa ville natale et l’existence simple, mais digne de son grand-père. Cédant à ses sollicitations, car il tenait d’elle la volonté tenace, sa mère lui avait enfin permis de retourner à Baltimore ; quant à l’y suivre, elle n’y songeait pas ; elle restait à Florence, tout absorbée par son idée de préparer à son fils une alliance digne du nom qu’il portait. Plus que jamais elle blâmait en lui ce qu’elle appelait son apathie, ses goûts vulgaires ; mais elle faisait fond sur sa déférence aux désirs maternels, sur son obéissance passée, et elle ne doutait pas de le voir, au premier signe, accepter l’alliance qu’elle lui imposerait.

Déjà, en 1826, elle avait espéré le marier à sa cousine Charlotte, fille de Joseph Bonaparte, et dont elle trace un portrait qui n’a rien de flatteur : « Une hideuse petite créature, dit-elle, et, avec cela, un caractère du diable. » Il est vrai que, quand elle en parle ainsi, le mariage projeté n’a pas abouti et la princesse Charlotte manifeste un penchant très prononcé pour un autre prétendant. Il convient d’ajouter aussi que les négociations matrimoniales ont fort traîné en longueur. Mme Bonaparte avait chargé un de ses amis, de la maison Rothschild, de prendre des renseignemens minutieux sur la situation de fortune de Joseph : « On annonçait, dit-elle, une dot de 3,500,000 francs ; pour moi, je n’y croyais pas, mais j’étais bien décidée à ne donner Jérôme que contre un million comptant. Ce n’est pas moi que l’on bernera avec des promesses et des espérances. » Quand les renseignemens demandés lui parvinrent, il était trop tard, « et puis, ajouta-t-elle, ils n’étaient pas satisfaisans. »

Elle cherchait ailleurs, et croyait toucher au but de ses efforts quand, au commencement de septembre 1829, elle reçut une lettre de son père lui annonçant que Jérôme-Napoléon venait de se fiancer avec miss Williams, fille d’un négociant de Baltimore, et que le mariage serait célébré en octobre. Ce projet anéantissait tous ses rêves d’avenir, c’était la ruine de ses dernières espérances ; après le père, le fils la trahissait. Aussi l’on voit dans ses lettres que, si elle avait eu le pouvoir de briser cette union, comme l’empereur avait brisé la sienne, elle n’eût pas hésité à recourir aux mesures arbitraires contre l’illégalité desquelles elle protestait depuis un quart de siècle. Sa réponse à son père est un cri de désespoir. Elle serait à son lit de mort, dit-elle, agonisante et sans souffle, que Dieu, par un miracle, lui rendrait la parole pour protester contre cette union. Jamais, avec son consentement, Jérôme n’épousera une Américaine. Le neveu de Napoléon, ajouta-t-elle, n’a pas d’égal en Amérique. En Angleterre, il pourra choisir une femme dans les familles de la plus haute aristocratie. Elle-même n’a-t-elle pas eu vingt fois l’occasion de contracter les plus riches alliances ? Elle a refusé de se remarier ; le pouvait-elle avec le nom qu’elle portait ? « Dieu sait, écrit-elle, si je hais la pauvreté et l’isolement ; j’ai accepté l’une et l’autre, et ni l’une ni l’autre n’ont brisé mon orgueil et n’ont fait plier ma volonté au point de me réduire à accepter un mari dans une situation inférieure à la mienne. Je ne consentirai jamais à ce que mon fils épouse miss Williams ou toute autre miss américaine. Ce mariage n’est pas encore fait ; qu’il le rompe ; qu’il se serve de mon nom ; qu’il invente n’importe quel prétexte. Surtout que l’on ne vienne pas me débiter des rapsodies sur l’amour et la passion. Est-ce que nous ne savons pas avec quelle facilité hommes et femmes se dépêtrent de l’amour, que les imbéciles seuls restent pris dans ces prétendus filets et se marient pour autre chose qu’une grande fortune ou une haute situation ? »

Est-ce bien là la femme qui, en 1803, répondait aux remontrances de son père à l’occasion de son mariage : « J’aime Jérôme Bonaparte et je préfère être sa femme, ne fût-ce qu’un jour, à l’union la plus heureuse. » Depuis lors, vingt-six années ont passé sur sa tête et ses lettres nous apprennent qu’elle faisait de La Rochefoucauld son livre de chevet.

Puis elle reprend : « Une immense fortune vaut mieux, chez une femme, qu’un rang élevé, j’en conviens ; mais encore faut-il que cette fortune soit réellement immense pour excuser une mésalliance. Or, qu’est-ce que ces fortunes de Baltimore et qu’est-ce que cette famille Williams où les enfans foisonnent ? Moi-même, à mon âge, je ne me résoudrais jamais à épouser un Américain, si riche fût-il, et certes mon fils a droit de prétendre bien plus haut que moi. Si miss Williams possédait 500,000 dollars, si Jérôme pouvait l’emmener hors d’Amérique et n’y jamais revenir, je céderais peut-être… et encore. »

On était en 1829, et 500,000 dollars représentaient 2 millions et demi de francs. Même à ce prix, elle hésiterait ; or, la dot de miss Williams était d’environ 30,000 francs de rente, lesquels lui appartenaient en propre et n’étaient pas, en cas de décès, réversibles sur la tête de son mari. Et puis, elle connaît les femmes, surtout les femmes américaines, écrit-elle à son père. « Dans tous les pays du monde, les femmes sont douées d’un merveilleux instinct et s’entendent à manier les hommes. En Amérique, ajoute-t-elle, elles sont plus habiles encore qu’ailleurs et en avance d’un siècle en fait de roueries. Si mon fils venait à mourir, sa veuve n’aurait qu’une idée : se remarier, et les enfans de mon fils seraient sous la dépendance de ce futur beau-père. » Comment son père a-t-il pu laisser Jérôme s’embarquer dans une pareille aventure ? Ignorait-il ses désirs, ses volontés maintes fois et si clairement exprimées, sa haine de l’Amérique et des Américaines ? Si encore Jérôme en était réduit là par la nécessité ! Mais il n’en est rien ; certes, elle a peu de fortune, mais enfin, la pension qu’elle lui fait et les 6,000 francs de rente de sa famille sont suffisans pour vivre. « Je suis avare, reprend-elle, je le sais, mais l’amour de l’argent, que je pousse si loin, ne m’a jamais fait perdre de vue les intérêts de mon fils, au contraire. N’est-ce pas moi qui ai arraché aux Bonaparte cette pension de 6,000 francs, qu’on lui continue encore, et que l’on aurait déjà supprimée, n’était la crainte que leur inspire ce qu’ils appellent ma langue infernale ? N’est-ce pas grâce à moi qu’il a obtenu de sa tante, la princesse Borghèse, un legs de 20,000 francs ? »

On voit qu’Elizabeth Patterson professait une médiocre opinion des femmes américaines. Elle y revient dans une lettre du 17 octobre. Si ce mariage se fait, en dépit de ses résistances et de ses remontrances, elle exprime le désir que, du moins, Jérôme n’amène pas sa femme en Europe. « Ici, dit-elle, il est de notoriété publique que les Américaines qui nous arrivent tournent mal. » Mais à toute règle il est des exceptions, et si elle prise fort peu ses compatriotes, elle s’estime tout autrement : « Mon ambition, ma beauté, mon intelligence, n’ont jamais été dans leur cadre naturel en Amérique. Après mon mariage, il était évident pour tous ceux qui s’intéressaient à moi que ma vraie place était en Europe. Je ne pouvais vivre ailleurs. La Providence ne m’a pas départi la dose d’imbécillité et d’étroitesse d’esprit sans laquelle l’existence à Baltimore est impossible. Vous pensez bien que, si ce mariage se fait, jamais je ne retournerai en Amérique. Bien certainement je préférerai vivre parmi des étrangers. Ici, du moins, on me tient pour une femme de sens et de bon conseil. Là-bas, vous me considérez et me traitez comme une vieille folle, qui n’est bonne qu’à ravauder ses bas et à marmotter ses prières. Ici, l’on me consulte sur les affaires les plus délicates, sur les négociations les plus compliquées, et vous me jugez incapable de décider des choses qui me tiennent le plus à cœur. »

Sa haine contre les États-Unis n’a d’égale que sa passion pour l’Europe. « Heureux pays, dit-elle, où les femmes ne sont jamais traitées de vieilles folles ! » Sur ce thème, elle est éloquente. « Dans les cours d’Europe, écrit-elle à son père, les mots de vieux et de vieilles sont bannis du vocabulaire. Des femmes de quarante, de cinquante ans même se marient dans des conditions aussi avantageuses que de petites péronnelles de seize ans. J’en ai vu épouser des hommes de tout âge et même plus jeunes qu’elles. »

Florence, où elle vivait alors, était l’asile élégant des victimes de la coalition triomphante. Les grands événemens qui avaient une fois de plus bouleversé l’Europe, renversé un empire, rétabli une monarchie en France et des dynasties dépossédées en Italie, avaient aussi bouleversé bien des existences. Diplomates sans emploi, grands dignitaires sans dignités, mécontens attendant tout du temps et des changemens qu’il amène, venaient chercher en Italie un asile peu dispendieux sous un climat favorisé. On conspirait sans agir, on intriguait, on médisait entre soi des vainqueurs du jour, et on s’y vengeait par des railleries de la fortune adverse.

Mme Bonaparte tenait aux vaincus par le nom qu’elle portait et par son alliance rompue ; par ses relations et ses rancunes, elle se rattachait aux vainqueurs ; elle avait un pied dans chaque camp. À quarante-quatre ans elle était encore fort belle, et le baron Bernstetten pouvait dire, sans trop de flatterie, mais non sans fadaise : « Si elle n’est pas reine de Westphalie, elle est au moins reine des cœurs. » Il est vrai qu’il ajoutait : « Ses yeux attirent, mais sa langue met en fuite. » Au milieu de cette société élégante, spirituelle et légère, elle se trouvait dans son véritable élément, admirée, respectée et surtout redoutée de tous, poursuivant avec une égale obstination ses rêves d’ambition et ses réalités d’économie.

Dans ses lettres à son père, elle fait un curieux tableau de cette existence singulière. Elle voit que ce mariage odieux est sur le point de se conclure, que ses efforts sont impuissans à le rompre, et brusquement elle fait volte-face. — Mais surtout qu’on ne lui amène pas sa belle-fille ! À ce prix, elle fera tous ses efforts pour obtenir la continuation de la rente de 6,000 francs que la famille Bonaparte fait à son fils. Ils n’oseront pas la lui refuser, ils craignent trop ses traits mordans. Puis elle ajoute : « Ils savent bien aussi qu’il ne se donne pas un bal ou une soirée à Florence sans moi. Ils n’ignorent pas que je suis sur le pied d’intimité avec tous les ministres étrangers, que je ne manque pas une réception à la cour et que l’on m’y tient en haute estime. Il n’y a pas un personnage de distinction, à quelque nationalité qu’il appartienne, que je ne connaisse et qui ne me rende ses devoirs. Mes jours et mes nuits se passent dans le monde. » Puis, elle modifie ses plans d’avenir ; pour qui et pour quoi continuerait-elle à économiser désormais ? « Je dépenserai mon revenu, j’achèterai du bois à brûler, des bougies ; je me nourrirai mieux et serai plus confortable que je ne l’ai été jusqu’ici. Je me privais de tout, me passant de feu l’hiver, économisant la lumière et faisant venir du cabaret mon maigre dîner. Je me procurerai des livres et je m’abonnerai aux feuilles publiques, au lieu de les emprunter au café voisin. J’en finirai avec ce système d’économie sordide que je m’imposais. J’aurai un dîner comme tout le monde. Je n’en serai plus réduite à écrire mes lettres sur les feuilles blanches des lettres que je reçois ; j’aurai du papier à moi, pour répondre à mes amies. »

On peut juger par ces détails ce qu’était son existence. L’orgueil, la passion du monde, ont leurs martyrs volontaires, car, qu’on ne s’y trompe pas, ce qui domine en elle à cette époque, c’est l’avarice et l’amour de la société. Au début, l’ambition maternelle, le désir d’une haute alliance pour son fils, ont été le mobile principal. Elle économisait et se privait pour accroître sa fortune, pour augmenter les chances qu’il pouvait avoir de taire un brillant mariage ; plus tard, elle économisa pour économiser, « l’argent, disait-elle, étant le seul ami sûr, » mais l’avarice et le besoin de société l’emportaient sur tout. « Je ne comprends pas la vie, écrit-elle à la date du 27 octobre 1829, autrement qu’au milieu des cours et dans la fréquentation des grands personnages. Il me faut aller dans le monde tous les jours. J’estime plus rationnel de passer son temps en bals et en dîners que de l’employer, comme les femmes américaines, à avoir des enfans, seule distraction possible à Baltimore. Si j’avais une fille, j’aimerais mieux la mener à la cour et la laisser danser toutes les nuits en bonne société, que de la voir épouser un homme sans le sou et mettre au monde de pauvres petits diables qui maudiront l’existence. Je hais la médiocrité et ce qu’on appelle le foyer domestique. Quand je me suis crue condamnée à vivre en Amérique, l’idée du suicide m’est venue ; le courage m’a manqué. J’ai tout sacrifié à mon ambition ; vous le savez : pouviez-vous donc penser que j’approuverais jamais mon fils de se marier à Baltimore ? »

Un romancier anglais, doublé d’un humoriste, W.-M. Thackeray, a parfaitement décrit dans ses Newcomes ce type de femme ambitieuse et mondaine que l’âge même est impuissant à ramener aux réalités, qui ne comprend la vie qu’au milieu des cours et des intrigues, toujours en représentation, mesurant son importance au nombre et à la qualité de ses relations, mourant, comme lady Kew, au champ d’honneur, c’est-à-dire dans un salon, où la mort la touche du doigt et lui dit : « Partons, l’heure est venue. »

En lisant ces lettres d’Elizabeth Patterson, on ne peut s’empêcher de penser qu’elle était réellement prédestinée à vivre dans ce milieu et qu’aussi bien qu’une autre, mieux peut-être que beaucoup d’autres, elle eût joué son rôle de souveraine en conscience, avec conviction et non sans grandeur. Hautaine dans la prospérité, elle eût été inflexible à l’heure des revers, énergique dans la résistance. Elle ne se serait pas inclinée devant la mauvaise fortune ; elle n’eût pas courbé la tête devant la fatalité. Avec quelle sérénité implacable cette Américaine juge, à son point de vue, et son fils et cette famille impériale dont elle est exclue ! « J’espérais vivre assez, écrit-elle, pour voir Jérôme faire figure dans le monde et vivre avec les grands. Il n’a pas d’ambition, il est dépourvu d’énergie ; c’est un rocher de Sisyphe que j’ai vainement tenté de rouler au sommet. Vous vous êtes rendu compte qu’il ne possédait aucune des qualités qui permettent aux hommes d’aspirer à un rang élevé. Je le savais, je le voyais aussi, mais mon affection maternelle me poussait à lutter contre l’évidence et sa pauvre nature. Pendant des années j’ai tout tenté pour en faire un homme supérieur, pour lui inspirer des sentimens dignes du neveu du plus grand génie que le monde ait jamais vu. Ce grand homme n’a légué aux siens qu’un grand nom. Génie, ambition, volonté, il a tout emporté dans la tombe ; pas une étincelle n’en survit. Les Bonaparte sont une pauvre race, sans aspirations élevées, médiocres en tout, condamnés à l’obscurité d’une vie purement animale, bons seulement à bien vivre, à se reproduire et à pourrir. »

Vingt-cinq années n’ont pas amorti ses colères et ses rancunes, mais, on le voit, la force et la grandeur conservent tout leur prestige à ses yeux. La faiblesse, le défaut d’énergie, la trouvent impitoyable. Elle pardonne tout à l’auteur de ses maux ; à sa place, elle eût agi de même ; si elle le pouvait, elle agirait de même vis-à-vis de son fils ; elle ne pardonne pas à ceux qui se soumettent et s’inclinent. Elle était née pour commander, et aussi pour mépriser ceux qui obéissent.

Enfin, à la date du 11 novembre 1829, elle laisse tomber un assentiment dédaigneux. Jérôme peut épouser sa miss Williams. — c’était fait depuis le 3, — mais une phrase d’une lettre de son père ne passera pas sans protestations. « Vous vous demandez si j’ai encore le droit de blâmer Jérôme, moi qui ai abandonné ma famille et ma patrie. Quand il y a vingt-quatre ans je revins dans cette patrie, auprès de cette famille, qu’ai-je trouvé ? Un accueil cruel et brutal. Dieu vous pardonnera peut-être, mais ne vous attendez pas à ce que j’oublie. Je ne dois rien à ma famille, et j’avais le droit de m’éloigner. » Puis elle s’étonne qu’une personne de bon sens lui reproche d’avoir quitté un milieu où l’on n’admirait ni sa beauté, ni son intelligence. Elle y tient et elle y revient. Moins on fera allusion à son exil volontaire, mieux cela vaudra pour tous. Elle s’est abstenue de toute plainte, elle a tu ses griefs et ses souffrances, elle n’a parlé et ne parle d’eux qu’avec respect : c’est tout ce qu’on peut lui demander. Si son fils meurt avant elle et sans enfans, c’est à sa famille qu’elle léguera sa fortune ; mais, pour Dieu, qu’on fasse à son intelligence l’honneur de croire qu’elle juge et apprécie à leur véritable valeur les marques d’intérêt qu’elle a reçues des siens. Son fils étant ce qu’il est, peut-être, après tout, son grand-père a raison de le marier en Amérique, mais qu’on ne lui parle pas de sa conduite, à elle, vis-à-vis de sa famille. Elle entend vivre à sa guise, dans le milieu qui lui plaît, le seul où elle puisse oublier les amertumes dont elle a été abreuvée. Elle prie donc son père de lui envoyer un modèle de testament rédigé de façon à assurer sa fortune à son fils, toutefois sans réversion possible sur la tête de sa belle-fille. Elle devait lui survivre de sept années et laisser à ses-petits-fils une fortune de sept millions et demi.

Sa correspondance éclaire d’un jour cru, mais vivant et vrai, le caractère de cette Américaine que les circonstances ont empêchée de jouer un rôle important. Comparse reléguée hors de la scène sur laquelle s’agitaient les destinées de l’Europe, elle y eût fait grande figure. Le calme et l’obscurité du foyer domestique n’étaient nullement son fait ; elle l’affirme et l’on n’y saurait contredire.

Belle-sœur de l’empereur, femme d’un roi, une couronne au front, elle l’eût défendue avec une énergie virile. Le prince Gortschakof ne s’y trompait pas : a Avec cette femme-là sur les marches du trône, disait-il, le renversement de l’empire nous eût donné bien plus de peine, » et Talleyrand ajoutait : « Quelle reine c’eût été ! » Napoléon ne la connaissait pas ; il s’est trompé en estimant que son frère avait fait une mésalliance. Elle savait qu’il n’en était rien et ne s’est pas fait faute de le dire et de l’écrire.


III

Depuis l’époque où Elizabeth Patterson parlait avec tant de dédain de la médiocrité des fortunes américaines et aussi du rôle effacé de la femme mariée aux États-Unis, bien des changemens se sont produits. Ces fortunes américaines sont devenues les premières du monde, et cette société dont elle trace un portrait dicté par ses rancunes et qu’elle accuse, à tort d’ailleurs, de reléguer la femme dans des occupations vulgaires, a fait à la femme une place bien autrement large que celle qu’elle occupe en Europe. Nul n’a mieux mis en relief ce dernier point que le professeur Bryce dans son intéressant ouvrage intitulé American commonwealth ; il y a noté, avec une précision rigoureuse, le contraste entre la situation-sociale et légale de la femme aux États-Unis et de la femme en Angleterre, contraste d’autant plus frappant que les États-Unis ont reçu de l’Angleterre, avec ses traditions sociales, ses mœurs et ses coutumes, son code et son old common law. Or, cet old common law faisait alors, de la femme, la chose, la propriété de l’homme, inférieure à lui, en tout subordonnée. Ils n’étaient qu’un, mais l’homme seul personnifiait cette unité ; il était le un et elle était le zéro, sans droits, incapable d’acquérir ou de vendre, de diriger ou de contrôler même l’éducation de ses enfans.

Si, depuis lors, des modifications successives introduites, en Angleterre, dans le old common law ont tempéré ce qu’il avait d’excessif et d’inique, les Américains n’ont pas attendu ce revirement, dû aux progrès de la civilisation, pour répudier, dès le début, la plus grande partie de ces traditions d’un autre âge. Et ce n’est pas seulement dans le domaine légal qu’ils en ont agi ainsi ; socialement, il en fut de même. « Nulle part ailleurs, écrit M. Bryce, confirmant les assertions de tous ceux qui ont vécu aux États-Unis, la femme, et surtout la jeune fille n’a la vie aussi heureuse. Le monde est à ses pieds. La société semble organisée en vue de son agrément. Père, mère, oncles, tantes, amis, subordonnent leurs convenances et leurs goûts aux siens. La jeune femme a bien moins qu’elle part aux plaisirs mondains, parce que, sauf dans les classes riches, elle est plus absorbée que la femme européenne par les travaux de l’intérieur ; les domestiques étant encore relativement coûteux et médiocrement stylés. » Mais, affirme M. Bryce, et sur ce point nous différons quelque peu d’opinion avec lui, la position qu’elle occupe dans sa maison est supérieure à celle qu’occupe la femme en Angleterre et même en France. « Nous ne parlons pas ici, dit-il, de l’Allemande, dont le rôle est absolument subalterne. » Il justifie son assertion par l’étonnement que causent aux femmes américaines les rapports qui existent entre des époux anglais. Quand il leur arrive de recevoir chez elles des amies d’Angleterre, elles sont frappées, disent-elles, de l’excessive déférence qu’en toutes circonstances l’Anglaise témoigne à son mari ; qu’il s’agisse de plaisirs, de sorties, de visites, d’emplettes, elle consulte ses convenances et ses goûts. Il n’en est peut-être pas absolument de même en France, où la femme se meut plus librement dans une sphère plus large, elles le reconnaissent, mais elles estiment que, si le résultat est différent, le point de départ est le même : c’est à l’habileté et aux manœuvres savantes de la Française qu’elles attribuent une égalité qui n’est, selon elles, qu’apparente, alors qu’aux États-Unis le devoir et l’ambition d’un mari sont de consulter les goûts de sa femme et de lui rendre les services que l’Anglais semble attendre de la sienne.

Où le contraste s’accentue, selon M. Bryce, c’est dans la vie sociale, dans les salons où l’oreille fine de l’Américaine perçoit, dit-il, dans le ton de l’Européen qui lui parle, une note de condescendance à laquelle elle n’est pas habituée, dans ses manières une nuance de supériorité qui l’étonne. « Alors même qu’une femme a sur lui l’avantage du rang, de la position sociale, de l’intelligence et de l’esprit, l’Européen, dit-il, s’estime au-dessus d’elle, en tant qu’homme, et le lui laisse entendre. Pareille idée ne viendra jamais à un Américain. Il parle à une femme comme il parlerait à un égal, avec plus de déférence dans la forme, choisissant de préférence les sujets qui la peuvent intéresser, mais les traitant ainsi qu’il le ferait avec un homme dont l’opinion aurait, à ses yeux, même valeur que la sienne. De son côté, la femme américaine ne s’attend pas à ce que son interlocuteur fasse tous les frais de l’entretien ; elle estime de son devoir d’être aimable, de converser et de plaire. S’agit-il d’attentions et d’égards, elle reprend les droits de son sexe. »

En fait, elle ne les abdique jamais et les exagère quelquefois ; et il y a un curieux rapprochement à faire entre les éloges souvent mérités que M. Bryce, tout Anglais qu’il soit, adresse aux femmes américaines et les critiques souvent acerbes des écrivains américains, non pour le plaisir de mettre en contradiction des observateurs d’égale bonne foi, mais pour noter, une fois de plus, l’un de ces traits caractéristiques qui forment on quelque sorte l’envers d’un caractère, par cela même qu’il est plus apparent, et qui a plus nui aux femmes américaines que ne l’eussent fait des défauts bien autrement sérieux.

Dans la North American Review du mois de septembre 1890, parut un article qui fit sensation aux États-Unis, autant par la compétence de l’auteur, M. O. Fay Adams, que par le titre choisi par lui : The Mannerless Sex, le « sexe impoli. » « Il s’agit des femmes, dit M. Adams, en débutant, et je sais d’avance que je vais à l’encontre de toutes les idées reçues ; mais qu’y puis-je, si ces idées reposent sur une base purement imaginaire ? Depuis trop longtemps l’on nous répète sous toutes les formes que la femme exerce, sur nos manières, une influence salutaire, que, par son exemple, elle les affine et les polit. Nombre de gens finissent par se rendre, en dépit de l’évidence. Les hommes le croient, ou affectent de le croire par galanterie ; quant aux femmes, elles en sont convaincues. »

Il n’en est absolument rien, aux États-Unis du moins, affirme l’auteur, et si les hommes, dans leurs rapports entre eux, adoptaient les manières des femmes hors de chez elles, leur égoïsme féroce et leurs allures déplaisantes, c’en serait tôt fait de la vie sociale. Et pour justifier ses assertions, M. Adams énumère un certain nombre de cas empruntés aux détails de la vie de chaque jour et il en déduit les conclusions suivantes : « 1o L’indifférence avec laquelle la femme subordonne à ses caprices les convenances d’autrui ; à noter surtout chez les jeunes. 2o La dédaigneuse tranquillité avec laquelle elle fait faire antichambre dans son salon à ses visiteurs et à ses visiteuses ; traits caractéristiques des femmes qui ne sont plus jeunes. 3o L’impossibilité pour elle de laisser finir celui ou celle qui parle avant de prendre la parole ; trait commun à toutes les femmes, comme aussi le suivant. 4o L’impossibilité d’être exacte et leur impolitesse les unes vis-à-vis des autres. » Pour des raisons sur lesquelles l’auteur dit n’avoir pas besoin d’insister parce que chacun les devine, cette impolitesse est moins marquée vis-à-vis des hommes. « Elle n’en existe pas moins, assure-t-il, mais se révèle autrement. Entrez dans une gare de chemin de fer, prenez votre rang dans la file. Une femme arrive et va droit au guichet sans le moindre souci de ceux qui attendent leur tour. Elle réclame un billet, se dit pressée et demande à l’employé des renseignemens sans fin que l’indicateur qu’elle tient à la main peut lui fournir. Si quelqu’un réclame et l’invite à se placer à son rang, elle le tient pour un impertinent et le lui laisse entendre. Elle ne veut ni attendre ni se presser ; l’idée ne lui vient pas qu’elle empiète sur les droits de ceux qui la précédaient, et si le buraliste impatienté la prie de faire place à ceux qui suivent et de se renseigner ailleurs, elle s’éloigne, indignée de son insolence. »

Mêmes allures et mêmes exigences dans tous les endroits ouverts au public, dans les bureaux de poste, de concerts et de spectacles, affirme M. Adams. Partout elle prétend passer la première, être servie la première et, sans le moindre souci des autres, accaparer le temps et l’attention des commis qu’elle accable de questions sans souvent écouter leurs réponses. « Mais, ajoute-t-il, c’est dans les magasins de nouveautés qu’il faut la voir étaler son inconscient égoïsme. Depuis le moment où elle franchit le seuil, en laissant négligemment retomber la porte sur celle qui la suit, jusqu’à l’heure où elle quitte, pas une minute où elle n’affiche le plus profond dédain des convenances de ses semblables. Pendant des heures elle condamne de malheureux employés à déplier des étoffes qu’elle n’a nullement l’intention d’acheter ; elle fait à haute et intelligible voix des commentaires blessans sur la lenteur et la bêtise des vendeuses ; elle déplace et laisse tomber les objets avec la plus parfaite indifférence ; elle toise insolemment ses voisines de haut en bas ; elle encombre les couloirs, et son ombrelle est une perpétuelle menace pour les yeux de ses compagnes. Quand elle part, enfin, n’ayant rien fait de ce qu’elle eût dû faire et beaucoup fait qu’elle n’eût pas dû faire, elle rentre chez elle la conscience aussi satisfaite qu’une sainte du moyen âge, après une journée consacrée à des œuvres pies ; autour d’elle elle affirme avec complaisance que les hommes n’entendent rien à l’art d’acheter et que les femmes seules le possèdent. Remercions Dieu, mes frères, qu’il en soit ainsi. » L’auteur affirme, et nous lui laissons la responsabilité de ses assertions, que si, dans ses rapports avec ses semblables, l’homme se montrait aussi impertinent que nombre de femmes, sa journée ne se terminerait pas sans quelques leçons bien méritées. »

Si virulente diatribe ne pouvait passer sans réplique. M. A. Croffut a répondu à M. Adams ; mais est-ce bien une réplique ? — « Nous admettons, dit-il, l’exactitude des faits et nous reconnaissons combien laissent à désirer les manières de bon nombre de femmes américaines dans les endroits publics. Mais la faute en est moins à elles qu’aux hommes dont l’absurde galanterie et la ridicule tolérance ont encouragé ces travers. Nous n’en voulons pour preuve que le fait que la femme américaine seule est mise en cause et que l’on ne saurait reprocher aux femmes européennes de la même classe de semblables manières. » — Il ajoute qu’il est fort rare, en Europe, de voir une femme accepter, sans un mot de remercîment, l’offre qu’un homme lui fera de son siège, présumer de son sexe pour se soustraire à l’obligation de prendre son rang dans une foule, au théâtre, dans une gare, dans un bureau de poste ou de banque. Rien de plus simple, à l’entendre, que de remettre les femmes américaines à leur place et de les convertir, comme leurs sœurs d’Europe, en personnes discrètes et polies.

C’est affaire à eux et à elles. En notant ces travers, que la plupart des voyageurs aux États-Unis ont signalés avec plus ou moins d’insistance, nous avons puisé de préférence aux sources américaines, à coup sûr moins suspectes de préventions. Ce qu’avance M. Adams est exact et ce qu’affirme M. Groffut ne l’est pas moins. Ce qu’ils disent confirme nos assertions antérieures sur la liberté excessive dont jouissent les jeunes filles et les femmes aux États-Unis, sur l’idée exagérée qu’elles se font de leurs droits et de leurs privilèges, sur l’extrême courtoisie des hommes à leur égard. Mais ce serait commettre une grave erreur que de voir, dans la critique de M. Adams, un portrait ressemblant et fidèle de la femme américaine, d’en universaliser les traits et d’attribuer à toutes des travers qui choquent d’autant plus les Américains eux-mêmes qu’ils contrastent avec les manières d’être de la plupart de leurs compatriotes.

Ceux qui trouvent plus à blâmer qu’à approuver chez la femme et surtout chez la jeune fille américaine, ceux que choquent sa liberté d’allures, son indépendance, son dédain des conventions sociales, ses goûts de luxe et ses besoins d’admiration, en ont souvent pris texte pour faire leur procès aux institutions démocratiques des États-Unis. À les entendre, le résultat ne pouvait être autre étant donné le point de départ, à savoir : l’intimité constante entre jeunes filles et jeunes gens, l’égalité des sexes érigée en axiome, l’abdication des parens et l’indépendance des enfans, les préférences librement avouées et les choix librement faits. Les travers signalés sont, selon eux, les conséquences inévitables d’une démocratie hostile d’instinct au principe d’autorité, s’appliquant en tout à le réduire à son minimum d’action et de contrôle, préconisant l’égalité avec un zèle d’apôtre et la pratiquant avec une ferveur de néophyte. Mais alors ces prétendus apôtres de l’égalité, ces soi-disant niveleurs de privilèges auraient donc abouti à rétablir l’inégalité au profit de la femme, à faire d’elle la privilégiée par excellence, et, prenant le contre-pied de la conception asiatique, à l’ériger en despote et à convertir l’homme en sujet.

On a, ce nous semble, fort exagéré l’influence des institutions politiques sur les mœurs sociales. Instables et mobiles, les premières changent au gré des passions ou des nécessités du moment. Il n’en va pas de même pour les autres, pour cet ensemble d’usages et de coutumes qui repose sur des traditions ininterrompues, sur une longue transmission. Elles se modifient, mais lentement ; elles sont la résultante d’une séculaire expérience, et, dans leurs évolutions, ne procèdent pas par brusques à-coups. Il subsiste plus qu’on ne croit du fond primitif commun à l’Américain et à l’Anglais dans leurs rapports avec les femmes et la part plus large faite à la femme aux États-Unis, l’indépendance plus grande dont elle jouit, découlent autant du changement de milieu que de l’avance intellectuelle qu’elle sut prendre au début et qu’elle garda longtemps.

Mais à mesure que les États-Unis grandissent et s’affinent, l’écart entre les deux sexes décroît. Le temps n’est plus où la lutte avec la nature absorbait l’Américain ; les forêts sont défrichées, les terres mises en culture ; les Indiens achèvent de mourir dans leurs réserves ; les grands fleuves, obstacles aux communications, sont convertis en grandes voies de transports ; un immense réseau de routes et de chemins de fer relie toutes les parties de l’Union, et l’instruction publique, largement dotée et largement répandue, a considérablement relevé le niveau intellectuel et restitué à l’homme une supériorité compromise. Les États-Unis possèdent aujourd’hui des savans illustres, des jurisconsultes éminens, des médecins célèbres, des professeurs connus et appréciés de l’Europe, des écrivains de premier ordre, et si, au point de vue artistique, ils ne peuvent encore rivaliser avec l’ancien monde, il importe de tenir compte et de la jeunesse relative de leur civilisation et des promesses d’avenir que nous a révélées leur exposition de peinture de 1889.

Si donc, au point de vue de la culture intellectuelle, l’homme a, en grande partie, repris possession du terrain occupé par la femme, s’il a non-seulement diminué la distance qui le séparait d’elle, mais encore reconquis l’avantage que lui assurent, partout ailleurs, des facultés plus puissantes, une organisation plus robuste, une volonté plus soutenue, il est toutefois un domaine social dont il ne pourrait ni ne voudrait la déposséder parce que ce domaine est celui des traditions, des concessions par lui laites, par elle acceptées et étendues. Et ici apparaît le contraste entre les idées respectives de la race anglo-saxonne et de la race latine, l’antithèse entre la conception de l’Orient et celle de l’Occident, dont les deux pôles extrêmes sont l’Asie et les États-Unis, dont le terme moyen se trouve dans l’Europe centrale et méridionale. À ces deux pôles correspondent en effet un maximum et un minimum de personnalité humaine. Nulle part cette personnalité n’est aussi intense qu’aux États-Unis ; nulle part elle ne l’est moins que dans l’extrême Orient.

L’Angleterre a transmis aux États-Unis, avec ce fond de personnalité propre à la race et plus accentué que partout ailleurs en Europe, ce respect de l’individualité qui, de bonne heure, se fit jour dans les lois et les institutions britanniques. Ce sera son éternel honneur d’avoir, la première, affirmé les droits de l’individu, d’en avoir, par l’habeas corpus, fait la pierre angulaire de sa constitution. Dans l’organisation sociale, dans les mœurs et dans les coutumes il n’en allait pas de même ; certaines contradictions inhérentes à des causes historiques, à des traditions féodales, à des us monarchiques, persistaient ; la distinction des classes, le droit d’aînesse, l’autorité du chef de famille, la condition subordonnée des femmes, se conciliaient mal avec le principe d’individualité et d’égalité, mais, sur cette terre classique des compromis, l’accord devait se faire, ce n’était qu’une question de temps ; l’idée juste, profondément ancrée dans la conscience et dans l’esprit, devait écarter peu à peu les obstacles qui s’opposaient à sa réalisation. L’accord se fit, en Angleterre, plus encore dans le fond que dans la forme ; la façade extérieure resta la même, féodale et monarchique, mais derrière ce décor d’un autre âge un monde nouveau a surgi. De la distinction des classes on ne garda que ce que l’on estimait nécessaire au maintien de la forme monarchique ; la pairie héréditaire ouvrit ses rangs aux sommités intellectuelles. Du droit d’aînesse découla l’indépendance des cadets de famille affranchis d’une autorité paternelle, despotique du jour où elle était sans compensation d’avenir. La femme, enfin, non dotée, devint plus libre dans son choix, plus indépendante dans ses allures, plus individuelle en un mot, qu’elle ne l’était en aucun autre pays d’Europe.

Et quoi de plus logique ? L’hommage qu’on lui rend s’adresse à elle, à une individualité distincte, plus encore qu’à son sexe en général ; il a quelque chose de personnel et de délimité, comportant des nuances, excluant ce que peut avoir d’irrespectueux la galanterie, qui dissimule mal sous la banalité des formes la banalité de désirs. Puis, dans le cadre où elle se meut, la femme anglaise est plus protégée que la femme sur le continent. Ce qui subsiste de la distinction des classes la rattache à un ordre de choses où elle a son rang, sa place quelle qu’elle soit ; elle est encadrée et abritée. Grande dame ou servante, bourgeoise ou campagnarde, elle a son monde à elle, ses égales dont l’opinion fait loi pour elle, dont l’estime ou la mésestime a d’autant plus de poids qu’elle ne saurait en appeler de leur verdict à un autre tribunal social. De là ce besoin de se concilier la classe à laquelle on appartient ; de là aussi des concessions souvent hypocrites et ce que l’on appelle le cant britannique.

C’est le culte du décorum extérieur, des formes et des apparences. On le retrouve à tous les degrés de l’échelle sociale, chez l’homme comme chez la femme, partout où l’être humain aux prises avec ses passions et les exigences sociales s’ingénie à concilier la satisfaction des unes avec le respect des autres. Si elle n’est pas spéciale à l’Angleterre, cette hypocrisie y est plus commune qu’ailleurs, assurée qu’elle est de la complicité tacite de l’opinion publique, désarmée, semble-t-il, par « cet hommage que le vice rend à la vertu. » La presse y souscrit, non sans quelques révoltes parfois ; elle affecte d’ignorer la débauche et le libertinage, faisant autour d’eux la conspiration du silence. À en dévoiler les excès, elle courrait le risque de s’aliéner ses lecteurs et plus encore ses lectrices, de s’entendre accuser de spéculer sur des curiosités malsaines. Rien, d’ailleurs, ne prouve mieux que les romans anglais l’influence que la femme exerce sur la littérature en Angleterre. C’est elle qui fait les réputations et décide du succès, pour elle qu’écrivent les romanciers soucieux avant tout de son suffrage, qui ne s’obtient qu’à la condition d’éviter les situations scabreuses, de voiler les peintures trop vives. Il faut que leurs livres puissent être mis en toutes les mains, figurer sur la table de famille, qu’ils respectent les idées reçues et les convenances morales.

Quels que soient les inconvéniens de cette affectation de vertu, elle a ses avantages et, tout d’abord, elle est commode ; elle permet d’écarter certaines questions sociales, de les reléguer dans l’ombre, de conclure du silence fait autour d’elles, qu’elles n’existent pas ou, tout au moins, qu’elles n’existent qu’à l’état accidentel d’exceptions. Elle est utile, en tant que supprimant la notoriété, la réclame faite ailleurs autour d’un monde que le monde répudie. Ce cant britannique, on le retrouve aux États-Unis, modifié par la prépondérance de l’élément religieux ; il y est moins une affectation de bon goût que la manifestation d’un instinct moral. On a beaucoup raillé autrefois l’excessive pruderie des femmes de Boston, leur intolérance pour certains termes usuels, leurs mines effarouchées à la seule mention d’un vêtement masculin. C’étaient là les exagérations, plus restreintes qu’on ne l’a dit, d’un puritanisme outré dont le temps a eu raison et dont on aurait peine à retrouver les traces. Ce qu’il en subsiste n’est plus que le degré de réticence et la nuance de respect que la femme est en droit d’attendre d’un homme bien élevé.


IV

Cantonnée dans son domaine familial et social, la femme américaine n’a jusqu’ici fait que de rares et timides incursions dans celui de la politique. Il n’est pas pour la tenter, et quand les auteurs de deux romans célèbres : Democracy et Through One Administration, nous la représentent dans ce cadre, ils évitent de lui assigner un rôle actif. Elle n’y figure que comme observatrice et comparse et, de leurs récits mêmes, se dégage combien peu d’affinités réelles existent entre elle et le monde des politiciens, combien peu d’influence elle y exerce et y prétend exercer. Il n’en est pas de même de celui dans lequel elle se meut d’ordinaire, et quand on examine de près les phases diverses et les détails de la vie aux États-Unis, on est frappé du rôle qu’y joue, de la place importante qu’y occupe la femme. Et cela est vrai plus encore dans les conditions modestes, dans les milieux agricoles, dans les fermes et les settlements, dans les centres ouvriers, que dans les grandes villes. Non que ces dernières ne renferment, elles aussi, des types curieux à étudier, essentiellement originaux et conciliant au plus haut degré les exigences de la vie extérieure moderne avec de hautes aspirations et une active philanthropie.

On s’attendrait peu à rencontrer, dans une grande ville comme New-York, une jeune fille, belle, riche à millions, courtisée, adulée, écartant de propos délibéré tous les prétendans et cependant vivant de la vie mondaine, consacrant son existence et sa grande fortune à satisfaire ses deux uniques passions : la charité et le goût des belles choses. Ainsi fit miss Catherine Lorillard Wolfe, morte récemment à l’âge de soixante-deux ans et, de son vivant, la femme la plus riche des États-Unis. Nonobstant ses grandes libéralités, elle laissa une fortune amoindrie, il est vrai, mais dépassant encore 25 millions de francs. On estime à une somme au moins égale ses donations multiples, ses charités aux pauvres, ses subventions aux institutions de bienfaisance, aux asiles et aux écoles, et à plus de 10 millions la valeur des œuvres d’art accumulées par elle dans sa résidence de New-York et dans sa villa de Newport, Vineland, voisine de celle de Cornélius Vanderbilt et dont la construction coûta plus de 1,500,000 francs.

Elle tenait une grande place dans le monde de New-York, une plus grande encore dans le cœur des pauvres, qui l’ont pleurée. Certes la charité, l’instinct de la solidarité humaine, ne sont pas des vertus spéciales à l’Amérique. On les retrouve dans tous les pays du monde, à tous les degrés de l’échelle sociale ; ces vertus sont, plus souvent qu’on ne le croit, associées à la possession de grandes fortunes : elles en sont l’excuse et la raison d’être ; ici ces vertus s’incarnent dans une femme que son âge, sa beauté, son opulence et ses goûts semblaient devoir incliner vers un brillant mariage, vers une vie de succès mondains, et qui, sans répudier le rang que sa position et ses richesses lui assignaient, a fait de ses richesses le plus noble et le plus généreux emploi.

Si, du monde restreint de ceux qu’on appelle, souvent à tort, les heureux de cette terre, nous passons à celui bien autrement nombreux des êtres pour lesquels le travail est une nécessité et la lutte une tâche quotidienne, là encore et là surtout se révèle l’influence de la femme, pénétrée, comme celle dont nous allons retracer brièvement la vie, du sentiment de sa mission, s’en acquittant sans défaillance et, de ses mains industrieuses, relevant et façonnant les âmes autour d’elle. Son humble histoire est aussi celle d’autres femmes dans bon nombre de ces villages du far-west, en voie de devenir de populeuses cités, dans bon nombre de ces seltlements où s’élève une génération vigoureuse et saine, réserve de l’avenir et qui, ainsi qu’une marée montante, envahit les nouveaux États du nord-ouest. Il nous a été donné de voir à l’œuvre quelques-unes de ces representative women, de mesurer l’étendue et l’importance de leur œuvre et si, parmi les exemples dont le souvenir nous est resté et ceux, bien plus nombreux, que nous fournit l’histoire de la colonisation de l’ouest pendant les trente dernières années, nous nous arrêtons de préférence à celui que relate l’auteur d’un livre intitulé : Tendencies of American life, c’est que, par la simplicité du cadre et l’exactitude méticuleuse des détails, il met en plein relief le genre d’influence auquel nous faisons allusion et ses moyens d’action, aussi simples qu’efficaces.

Elle était la fille d’un petit cultivateur des États de l’est, honnête, religieux, pauvre et chargé de famille. Comme ses sœurs et ses compagnes, elle se fiança de bonne heure, à seize ans, et, son fiancé étant pauvre, lui aussi, elle se mit en service dans une ferme voisine, travaillant, ainsi qu’il faisait, en vue de réunir un modeste pécule qui leur permît d’émigrer dans l’ouest et d’y fonder un foyer. Cela leur prit trois ans, à l’expiration desquels ils se marièrent et s’en furent s’établir à quatre cents lieues de là, dans la partie méridionale du Kansas. Les terres y étaient à bas prix, la population disséminée, et le settlement ne comportait encore qu’une douzaine de log cabins éparpillées sur une superficie de trente kilomètres. Au début, tout marcha bien ; lui, plein d’ardeur, défrichait et plantait : elle l’aidait, tenant leur maison, surveillant sa basse-cour. Les premières récoltes furent bonnes, et le log cabin fit place à une ferme confortable. Autour d’eux le pays se peuplait, l’immigration refluait de l’est et de l’ouest, la ferme prenait tournure et valeur. Mais de nouveaux élémens s’introduisaient dans ce milieu agricole. Mineurs désabusés de la Californie, coureurs de prairies, déclassés des grandes villes, arrivaient, attirés par les succès des premiers colons. Lui, était du nombre de ces derniers, un peu grisé par sa prospérité naissante, très sociable par goûts. Peu à peu il se laissa circonvenir et entraîner, il travaillait moins et dépensait davantage, il fréquentait les bar rooms et désertait son intérieur. La gêne entrait dans le ménage ; elle le voyait, mais à vingt-deux ans, loin des siens, sans parens, sans amies, sans conseil, la tristesse d’abord, puis le découragement, la prenaient.

Dans ses sentimens religieux et dans le souvenir des enseignemens de la famille, elle puisa les forces nécessaires pour réagir. Elle entreprit de sauver son mari, de l’arracher aux tentations et aussi de relever leur situation compromise. Avec le temps, la douceur et la persévérance, elle y réussit. Non sans peine, elle paya les dettes à force d’économie, ramena à elle ce mari plus léger que vicieux, auquel elle épargnait les reproches et prodiguait les encouragemens. En quelques années, années sombres, mais non sans lueurs d’espoir, elle mena sa tâche à bien et reconquit la modeste aisance au-delà de laquelle son ambition ne rêvait rien.

Le premier usage qu’elle en fit, avec l’assentiment de son mari, fut de recueillir et d’adopter deux petits orphelins, sans famille. Elle n’avait pas d’enfans ; ils lui en tinrent lieu et, sur eux, elle déversa les trésors d’une intelligente tendresse maternelle. Sans qu’elle le sût ou le voulût, ses efforts, son exemple, ainsi que graines semées dans un bon sol, germaient et levaient autour d’elle. On la consultait, car on la savait de bon conseil ; on l’écoutait, car on la savait sincère ; on l’aimait, car elle était bonne, et son influence s’étendait et grandissait. Le jour où elle en eut conscience, une autre tâche, plus haute, lui apparut. Elle l’entreprit avec la même sérénité et la même vaillance. L’estimant trop lourde pour elle seule, elle chercha autour d’elle des aides et des collaborateurs : son mari d’abord dont elle avait le cœur, la confiance et la reconnaissance, puis le médecin du village, car le settlement en était devenu un ; sans peine elle s’en fit un allié, tant était vive la sympathie qu’elle inspirait. Éliminer ou réformer les élémens dangereux de leur milieu, par le temple et l’école combattre les mauvais penchans et grouper la génération naissante, par de bons livres déraciner les idées fausses, créer une vie sociale qui détournerait l’homme du cabaret et sortirait la femme de sa solitude, tel fut son but et, par les mêmes moyens dont l’efficacité lui avait été prouvée, elle parvint à l’atteindre.

« Aujourd’hui, écrit son biographe, elle consacre aux autres et à son développement intellectuel les loisirs que lui crée une large aisance, qu’elle n’a pas cherchée et qui est venue comme par subrogation. Elle a beaucoup lu, elle écrit bien, clairement, et les journaux de l’est ont souvent publié des lettres où elle fait preuve d’une remarquable compréhension des besoins des populations agricoles. J’eus l’occasion de l’accompagner en voiture dans quelques-unes de ses excursions. Du plus loin que les travailleurs des champs l’apercevaient, ils quittaient leurs outils et accouraient à elle, la sollicitant d’entrer chez eux, de venir voir leurs femmes et leurs enfans. Rien de plus touchant que l’affectueux hommage de ces hommes rudes, rien de plus charmant que l’accueil qu’elle leur faisait et que son empressement à serrer leurs mains calleuses. Je dînai avec son ami le docteur ; il me raconta les détails de son histoire et, en le faisant, il avait peine à cacher son émotion. Quand il eut terminé son récit, sa femme n’ajouta qu’un mot : « Ici, voyez-vous, toutes les femmes l’aiment et tous les hommes l’adorent. »

Changeons de cadre et de milieu. Dans des conditions autres et avec un point de départ différent, nous noterons les mêmes forces à l’œuvre. Ici non plus, il ne s’agit pas d’un cas exceptionnel, mais bien d’une monographie, banale à force d’être vraie, sans incidens invraisemblables, d’un de ces drames intimes comme on en coudoie partout sans soupçonner leur existence.

La femme, dont le même observateur retrace l’histoire, appartient, par sa naissance, par son éducation, aux classes supérieures. Jeune fille, elle a vécu dans une large aisance ; elle a choisi pour époux un négociant de son âge, honorable, en passe d’arriver à la fortune. Les premières années furent prospères ; leurs revers datent de l’évolution économique qui suivit la guerre de sécession. Inquiet de l’avenir, son mari réalisa alors ce qu’il possédait et, quittant New-York, s’en fut, après la pacification du sud, s’établir avec elle dans la Caroline, où il acheta, à bas prix, une des nombreuses fermes abandonnées par les propriétaires ruinés. Mais il n’entendait rien à l’agriculture. Le sol épuisé de sa ferme réclamait des engrais et un labeur intelligent pour le remettre en valeur. Il s’en rendit compte, mais trop tard, et, hors d’état de faire face aux dépenses nécessaires, il vendit sa ferme à perte et s’établit dans une petite ville voisine où il consacra ce qui lui revenait de sa vente à l’achat d’une maison dont il ne put payer que la moitié du prix, le surplus restait hypothéqué sur l’immeuble. Il comptait s’acquitter avec des créances à lui dues qui ne rentrèrent pas, et force lui fut d’abandonner ce dernier home qui représentait tout ce qui leur restait.

Entre temps, deux enfans étaient nés de leur union et le père avait peine à subvenir, par son travail, aux besoins des siens. Elle se résolut à l’aider, vendit son piano, son dernier luxe, et acheta une machine à coudre ; mais quinze heures par jour d’un travail assidu ne lui rapportaient que quinze à vingt francs par semaine, et ce travail l’épuisait. Pour comble de malheur, son mari tomba malade, et souvent, pendant un long hiver, la nourriture et le combustible leur manquèrent. Elle lutta, sans relâche, avec cet héroïsme inconscient de bien des femmes dans des situations désespérées.

Ici nous laissons la parole à son biographe. Il nous dit l’entretien qu’il eut plus tard avec elle.

— Et nul ne vous est venu en aide ?

— On ignorait à quel point nous étions pauvres. Je ne m’en suis ouverte à personne. J’aurais rencontré plus de sympathie, peut-être, si j’avais parlé, si surtout… sa voix trembla et ses yeux se remplirent de larmes… si je m’étais résignée à étaler sur moi-même notre misère ; mais cela… je ne l’ai pas pu, et mes robes, vingt fois reprisées, ne furent jamais des haillons.

— Regrettiez-vous le passé ?

— Mon mariage ? Non. Quant au reste, à quoi bon, je n’avais pas de temps à donner à des regrets inutiles.

— Vos semblables, vos voisins ne vous semblaient-ils pas égoïstes et durs ?

— Non. Ils avaient bon cœur, mais ils ne savaient pas ; ils ne pouvaient deviner… et je ne saurais les blâmer.

— Avez-vous trouvé dans la religion un appui et un secours ?

— Oui. Sans elle j’aurais succombé, tant le fardeau était lourd. Ce n’est pas que je sois ce que l’on appelle une femme dévote. Mais j’avais la foi ; je croyais à la justice et à la miséricorde de mon Dieu.

Sa foi était simple, sa nature vaillante. Tombée de haut, elle était restée femme, soucieuse des siens et d’elle-même, dissimulant sa misère, la portant sans faiblir. Instruite et artiste, elle fit de sa fille, qui dirige aujourd’hui l’une des grandes écoles féminines des États de l’Est, une femme distinguée. De son fils, elle fit un homme dont la carrière s’annonce brillante. Dans son intrépide indépendance, elle ne compta que sur son Dieu et sur elle-même, jamais sur autrui, non pas même sur les siens. Un pays qui produit de pareilles femmes a le droit d’en être fier.


V

Étant donnés le point de départ de la femme aux États-Unis, l’égalité avec l’homme, puis la prépondérance intellectuelle et sociale, les charmes de son sexe affinés et développés par la sélection naturelle, par les unions entre jeunes filles libres dans leur choix et une race de colons énergiques, vigoureux, profondément imbus de convictions religieuses et respectueux du lien conjugal, la femme devait nécessairement apparaître, à un moment donné, comme l’expression définitive, le type supérieur de la race et du milieu. Elle l’est aujourd’hui, et c’est avec un légitime orgueil que l’Américain la montre à l’Europe comme l’œuvre la plus achevée de sa civilisation deux fois séculaire.

Et, sur ce point, l’Europe lui donne raison. L’Américaine y est aussi populaire que lui-même l’est encore peu, nonobstant ses incontestables qualités et de non moins incontestables exceptions. La preuve en est l’accueil que le monde européen fait à la femme américaine et qui ne s’adresse pas uniquement à sa fortune présumée. Certes, les traditions d’outre-mer sont en voie de se modifier en ce qui concerne la question de la dot, et les millionnaires du Nouveau-Monde se montrent, sous ce rapport, plus généreux que les capitalistes du nôtre ; mais ce sont là encore des exceptions. Si la princesse Colonna, belle-fille du richissime M. Mackay, a reçu de son beau-père une dot que l’on dit être double de la fortune que la baronne anglaise Burdett-Coutts apportait en mariage à M. L. Ashmead Bartlett, membre du parlement ; si l’on voit dans les États du far-west, dans le Colorado, l’Arizona et le Nevada, des mineurs enrichis faire monter, le jour du mariage, leur fille sur l’un des plateaux d’une balance et entasser sur l’autre un poids égal de lingots d’or, ces générosités de millionnaires et ces exhibitions de parvenus ne font pas loi. Elles ne sauraient expliquer l’incontestable succès de la femme américaine, l’attrait qu’elle inspire, le charme qu’elle dégage.

Il semble que sur ce sol, essentiellement démocratique, la nature se montre, en ce qui la concerne, plus aristocrate qu’ailleurs, et que le génie de la sélection y travaille perpétuellement à l’avancement de ses élues. De tous les dons qu’il leur prodigue, l’un des plus caractéristiques est à coup sûr l’adaptabilité. Peu de femmes, en Europe, possèdent, au même degré que l’Américaine, la faculté de s’identifier avec un milieu nouveau, de changer de pays, de climat, d’entourage avec une aussi merveilleuse souplesse. Mieux que d’autres, elle s’accommode aux circonstances, tout en conservant son individualité dans un cadre étranger. Les liens qui l’attachent à la ville ou au village natal sont sans force. Elle les rompra sans souffrance, elle émigrera sans hésitation. Citadine de New-York ou de Boston, de Baltimore ou de Philadelphie, elle suivra son mari dans les solitudes du far-west, ou, campagnarde, s’arrangera de Londres ou de Paris, de Munich ou de Borne avec une aisance parfaite. Ni les distances ne l’éliraient, ni les longs voyages ne l’arrêtent.

Il semblerait qu’elle n’ait pas de patrie, tant elle fait facilement la sienne du pays où sa destinée l’amène, de Melbourne ou de Hong-Kong, du Chili ou des Indes. Partout elle porte avec elle sa belle humeur, sa conception optimiste de la vie, son don de tirer parti de tout. Elle est la vraie femme d’une race nomade, prête aux déplacemens, insouciante du milieu, tenant pour bon celui qui la rapproche de son but, celui où l’activité de son mari rencontre un champ libre et large.

La jeune fille américaine n’hésitera pas un instant à épouser l’homme qui lui plaît, dût-elle le suivre aux antipodes, s’y fixer et y passer ses plus belles années. Pareilles perspectives qui feraient reculer une jeune fille française, et plus encore peut-être ses parens, n’ont pas d’influence sur elle. Elle est, de longue date, familiarisée avec cette éventualité ; elle sait, par expérience, que le home américain est instable, qu’il se déplace aisément et que rien n’est plus rare aux États-Unis qu’une existence écoulée dans la même ville. Elle voit, autour d’elle, un incessant mouvement de locomotion et d’émigration, d’un État dans un autre, d’une ville dans une autre. Seuls, les possesseurs de fortunes solidement assises sont nominalement sédentaires, mais chez eux aussi l’instinct nomade prévaut. L’Europe les attire et ils s’y rendent avec une facilité dont l’Européen s’étonne, tenant pour non avenues les fatigues et les incommodités d’un voyage sur mer, franchissant l’Atlantique ainsi qu’un touriste le lac du Léman, dressant leurs tentes sur toutes les côtes et dans toutes les villes. Ainsi fait-elle, Anglaise à Londres, Française à Paris, à Nice ou à Cannes, Italienne à Rome, à Naples ou Florence.

En fait, elle est cosmopolite. Les liens qui l’attachent au sol sont très faibles, non moins faibles ceux qui l’unissent à son cercle de relations, à son milieu familial. De très bonne heure elle est imbue de l’idée que ce cadre, en ce qui la concerne, est provisoire, le résultat de circonstances adventices dans lesquelles sa volonté, son individualité, son moi n’ont aucune part ; qu’un jour viendra où ces facteurs entreront en jeu et qu’alors, mais alors seulement, elle sera appelée à décider. Pour cela, il importe qu’elle se dégage de tout parti-pris, de toute attache gênante, et que, dans les considérations qui détermineront son choix, elle-même et elle seule assigne à chacune d’elles son vrai rang, sa véritable importance. D’instinct, en sa qualité de femme, elle assignera d’ordinaire le premier rang à son inclination personnelle, à son cœur, puis à son ambition. Devant ces deux considérations-là, les autres s’effaceront ou, à tout le moins, ne seront que secondaires. Son éducation a développé ses facultés d’examen et fortifié le sentiment de sa responsabilité.

Et en tout ceci, elle diffère profondément de la jeune fille française, élevée autrement qu’elle, habituée à voir, avant tout, dans le mariage, une association d’intérêts et une émancipation de tutelle. Chez nous, le home est stable ; si notre langue n’a pas le mot, nous avons la chose. Autour de ce home stable, permanent, s’en groupent d’autres, alliés ou associés ; ils se soutiennent et mutuellement s’étaient, ils font partie d’une communauté, grande ou petite ville, dans laquelle chacun des membres de l’association collective a ses relations, ses occupations, ses intérêts, ses amitiés. Puis les liens de famille sont puissans ; on se tient et on se soutient. Dans ce milieu, la jeune fille française a vécu, grandi, observé ; elle est imbue des idées qui y dominent ; elle en connaît rarement d’autres ; son ambition, à elle et aux siens, se borne, le jour où elle se mariera, ou on la mariera, à ajouter un home nouveau à ceux déjà existant. Plus il sera proche de celui qu’elle quitte, mieux cela vaudra. On se souhaiterait volontiers, sinon dans la même maison, du moins dans la même rue, dans le même quartier, à coup sûr dans la même ville. L’étendre à la France entière, c’est beaucoup attendre d’elle et des siens ; à l’Europe, c’est trop ; au monde, il n’y faut pas songer.

Aux États-Unis, l’équivalent de tout cela n’existe pour ainsi dire pas. L’indépendance est trop grande, la personnalité est trop accentuée pour s’accommoder de tels liens. Tout ce qui peut gêner la liberté individuelle est écarté ainsi qu’une entrave qui paralyserait l’action, qu’une barrière artificielle qui limiterait l’horizon. Et cet horizon, il le faut aussi large que possible, pour que l’action de l’homme s’y puisse librement exercer. Du moment où l’on estime que la vie est, par le fait de l’organisation sociale et pour le plus grand nombre, une lice ouverte à tous les efforts, deux solutions s’imposent, deux conceptions s’opposent : aborder hardiment l’inconnu en ne comptant que sur soi, sur son intelligence, sa volonté, sa persévérance, ayant pour soi l’audace et devant soi l’espace, ainsi font le colon et l’émigrant, ou ne s’avancer qu’avec prudence, après avoir mis de son côté toutes les chances favorables, appuyé, soutenu par les siens, encadré dans une carrière spéciale, elle-même étayée sur des conditions d’avancement prévues et justifiées par des précédens, marquées par des étapes régulières, au nombre desquelles le mariage, qui fixe l’homme en classant la femme, qui consolide sa situation et grossit l’avoir de l’un de la dot de l’autre. C’est la conception française, sage, prévoyante, conforme aux traditions, ne comportant qu’une ambition modérée, ne visant le plus souvent qu’un but peu éloigné, mettant au-dessus de tout la stabilité des intérêts et la tranquillité de la vie.

Tout autre est le point de vue de l’Américain, et aussi de la femme américaine. Si, pour sauvegarder leur loi religieuse et leur liberté individuelle, les ancêtres n’ont pas hésité à abandonner leur patrie, à traverser l’Atlantique à une époque où pareil voyage était long et périlleux, à engager la lutte avec la nature et les Indiens, les descendans n’hésitent pas davantage à émigrer des rives de l’Atlantique à celles du Pacifique, aux Indes ou en Australie. Le mobile qui les fait agir est autre, mais aussi puissant que celui qui faisait agir leurs pères, et ils disposent de bien d’autres moyens d’action. Ainsi que l’Américaine, l’Américain est cosmopolite, plus gauchement qu’elle, en apparence moins adaptable qu’elle, mais, autant qu’elle, indifférent au milieu, pourvu que ce milieu lui offre les chances de réussite qu’il ambitionne, les avantages qu’il désire. Dans ce milieu nouveau, quel qu’il soit, il s’acclimatera ; son individualité, plus accentuée que celle de sa compagne, et moins affinée, persistera ; cosmopolite de fait, il restera Américain, comme tel plus anguleux, plus ancré dans ses idées, ses travers et ses goûts, comme tel moins avenant et moins populaire qu’elle ; mais de cela il n’a cure et marche les yeux fixés sur son but.

Les considérations qui prédominent chez une jeune fille française lorsqu’il s’agit de son mariage, du seul acte de sa vie où sa volonté puisse être en jeu et doive être consultée, ne sont donc nullement celles qui prédominent chez une jeune fille américaine. Forcément sa conception de la vie est différente. L’Américaine s’appliquera, dans toute sa rigueur, le précepte de la Bible ; elle quittera sa famille, ses amies, sa patrie pour suivre le mari qu’elle se choisira et, en ce faisant, elle ne s’imposera ni sacrifice pénible, ni séparation douloureuse. Ensemble, ils commenceront le combat pour l’existence, mais sans rien attendre des autres et sans leur rien demander ; selon leurs idées, selon leurs traditions, ce n’est pas aux parens à pourvoir aux besoins des enfans, du jour où les enfans les quittent pour fonder une famille ; ce n’est pas à ceux qui sont âgés à se dépouiller pour ceux qui sont jeunes. Ces axiomes sont familiers à tous deux. Ils les appliqueront plus tard à leurs enfans comme ils se les appliquent à eux-mêmes. À eux de choisir leur terrain, leur milieu ; le monde leur est ouvert et nul n’intervient pour circonscrire leur choix, nul n’étant requis de leur donner aide et assistance.

On s’explique dès lors comment les progrès de la civilisation, même la plus avancée, se concilient chez l’Américain avec le persistant et primitif instinct nomade. Il semble, disions-nous, n’avoir pas de patrie. Il en a une, mais concentrée dans le domaine intellectuel et moral, indépendante du sol, du climat, des aspects visibles et matériels de la nature. Cette patrie le suit, elle ne l’enchaîne pas ; elle est dans le culte de ses institutions, de leurs formes politiques que l’Américain estime supérieures à toutes autres, dans ses convictions religieuses et aussi dans ses traditions et dans son histoire dont il est fier, dans l’étonnante prospérité de cette union dont il fait partie et dont il ne se détache jamais, si loin qu’il aille. Patrie idéale, mais pour lui réelle, dont, où qu’il soit, il est à la fois membre et représentant, qu’il affirme hautement, qu’il détend véhémentement contre toute critique et qu’il aime, autant qu’Européen aime la sienne, mais sans être autrement travaillé du désir de la revoir et d’y finir ses jours.

Sur ce point, l’Américaine pense de même, avec plus de réticence et de tact ; son patriotisme est moins agressif, elle est plus cosmopolite, et le propre du cosmopolitisme est d’adoucir, jusqu’à les effacer, les angles des nationalités, d’amortir leurs chocs et de substituer à leur antagonisme un nationalisme vague, reposant non plus sur des différences de races et de sol, de langage et de croyances, mais sur des similitudes de position sociale, de fortune, de goûts et de conditions mondaines. Ceci explique ce que nous disions plus haut, à savoir que, plus adaptable que lui, elle est aussi plus populaire.

Peu de nations essaiment autant que celle-ci, et cela résulte de l’accord complet de l’homme et de la femme, tenant la nationalité pour indépendante du sol, estimant que l’émigration, l’exil volontaire, ne sont pas plus une épreuve ou un renoncement, qu’ils ne sont un aveu d’impuissance. L’une des causes qui militent le plus contre l’extension coloniale de la France est l’instinctive répugnance de la jeune fille française et de sa famille à accepter l’idée d’émigration associée, non sans quelque apparence de raison, à celle de déclassement. Aussi longtemps que l’émigration dans nos colonies lointaines se recrutera presque exclusivement parmi les gens de petits métiers, les incapables ou les aventureux, que volontiers on qualifie d’aventuriers, aussi longtemps se refusera-t-on à admettre, sauf en certains cas exceptionnels, la convenance, pour une jeune fille, de s’unir à un homme qui l’emmènerait loin des siens. Prévention justifiée ou préjugé, il importe peu ; le fait est tel, et l’opinion de la plupart des Françaises sur ce point est l’un des plus sérieux obstacles que rencontre la colonisation. L’instinct sédentaire et conservateur de notre race est en méfiance du dehors, non des étrangers qui en viennent et auxquels on accorde un accueil bienveillant que leur passé ne justifie pas toujours, mais des nationaux qui s’y rendent dans l’espoir d’y améliorer leur sort. À part le fonctionnaire, auquel l’estampille gouvernementale tient lieu de tout le reste, le colon volontaire aura peine, dans les classes élevées ou même moyennes, à trouver une compagne disposée à unir son sort au sien et à rompre en visière avec de traditionnels erremens.

Il n’en fut pas toujours ainsi et, chose singulière, il en est surtout ainsi depuis que la vapeur a diminué les distances, depuis que les communications lointaines sont devenues régulières et faciles, depuis que l’instruction, mieux dotée, est plus répandue, depuis que les idées libérales prévalent, que les barrières entre les classes sont supprimées et que la démocratie règne. On encourage les explorateurs intrépides, pionniers de la civilisation à laquelle ils ouvrent des terres nouvelles, on ne les suit pas ; on applaudit à la création d’un empire colonial, on n’y va pas ; on vote des millions pour édifier des villes que l’on ne peuple pas, des routes que l’on ne foulera pas, et les mêmes hommes qui approuvent cet emploi des deniers publics se tiendront pour imprudens d’aventurer si peu que ce soit de leur avoir dans les entreprises privées, dans les plantations et les manufactures qu’ils s’étonnent de ne point voir surgir du sol colonial.

Si l’Anglais émigré, si l’Américain émigré, c’est qu’en le faisant ils ne choquent aucune de ces idées reçues, qui sont, en tous pays, plus efficaces que les lois ; c’est qu’en le faisant ils n’amoindrissent en rien leurs chances auprès de celles qu’ils peuvent désirer épouser. L’Américaine a, sur ce point, les mêmes idées que l’Américain, ayant été élevée comme lui ; ces idées sont celles de leur milieu commun, celles qui ont fait les États-Unis ce qu’ils sont aujourd’hui, celles de leurs ancêtres comme elles seront celles de leurs enfans.

Où que ce soit que l’on rencontre la femme américaine, et on la rencontre partout, dans les rangs de la pairie anglaise et de la plus haute aristocratie européenne, comme dans les conditions les plus modestes, on est frappé de cette merveilleuse adaptabilité dans laquelle les savans voient le signe caractéristique et infaillible de la supériorité d’une race ou d’une espèce. Quiconque a voyagé a dû et pu le noter. Il se révèle surtout par cette belle humeur avec laquelle l’Américaine accepte les multiples petits ennuis qu’implique tout changement de milieu et qui mettent à l’épreuve les meilleurs caractères. Elle s’y soumet sans efforts, et sa critique n’a rien d’amer ; elle y est d’ailleurs préparée par son éducation et ne s’attend pas à trouver tout facile. Puis la nécessité du travail manuel ne lui apparaît pas comme une obligation dégradante ; c’est tout au plus si une ou deux générations la séparent de l’époque où son aïeule pétrissait elle-même le pain des siens dans les settlements primitifs. Ces histoires lui sont familières, et les enseignemens qui en découlent ne sont pas pour la décourager ou l’humilier. Elle est la fille d’une race d’émigrans devenus un grand peuple par le travail, l’énergie et la volonté. Elle a là, à sa portée, tout un trésor de traditions dans lequel elle puise, non sans orgueil. On dirait parfois, à l’entendre, entendre parler ces grandes dames du siècle passé, émigrées et pauvres, racontant avec fierté, dans leurs mémoires, comment, pour subvenir à leurs besoins, elles travaillaient à Londres ou en Allemagne, utilisant leurs arts d’agrément et leur goût sûr, et de leurs mains aristocratiques chiffonnant des rubans ou bâtissant des robes.

Non plus qu’elles, la femme américaine n’a fausse honte ni sot amour-propre. Sans avoir parcouru le monde, on peut l’observer, dans ce Paris qu’elle aime, à Nice, à Pau, à Cannes, en Suisse, partout à l’aise, la première à rire de ses méprises de langage, de son ignorance des usages continentaux. Où que ce soit, elle semble chez elle. Elle y est en effet, et le pays qui lui plaît est, pour le temps qu’elle l’habite, son pays d’adoption. L’idée ne lui vient pas qu’elle pourrait être ou paraître ridicule ; l’idée ne lui vient pas qu’une femme puisse l’être et qu’un homme puisse le penser. Telle est la confiance, confiance justifiée par l’expérience, que lui donnent les privilèges de son sexe, qu’elle n’a ni réserve craintive, ni maladive timidité. Jeune fille, les hommages ne sont pas pour l’embarrasser, les attentions pour la déconcerter. Elle y est habituée et témoigne franchement du plaisir qu’ils lui causent.

Elle est le résultat d’un mode d’éducation, d’un genre de vie, qui diffèrent profondément des nôtres. On lui a enseigné à compter sur elle-même, à juger par elle-même. Dans ses rapports avec les hommes, elle a toujours été libre, mais responsable, gardienne de son honneur et artisan de son avenir. Elle a vu et observé ; elle n’ignore pas les difficultés de la vie, non plus que les périls de l’indépendance. Si l’on objecte que cette science prématurée est souvent pour la rendre, sous des dehors brillans et enjoués, froidement calculatrice et de trop bonne heure avisée, on peut répondre que, tôt ou tard, force lui sera bien de déduire elle-même ses propres conclusions de ce qui l’entoure, du monde dans lequel elle vit, et que mieux vaut peut-être que ses yeux s’ouvrent à l’évidence et que son jugement se forme avant le choix qui décidera de son existence.

Il est difficile, dans l’examen d’une pareille question, de s’abstraire soi-même assez des usages et des idées du milieu dans lequel on vit pour être absolument impartial. D’instinct, l’on incline vers les idées admises, les coutumes usuelles et les axiomes courans. Les nôtres s’écartent trop encore de ceux d’outre-mer, pour que ceux-ci n’éveillent pas de vives contradictions. En pareille matière, l’expérience seule est de mise, ce n’est que par les résultats obtenus que l’on peut équitablement juger.

Cette expérience est concluante et ces résultats sont satisfaisans. Nous n’avons, dans cette étude sur la femme aux États-Unis, ni dissimulé les sérieux inconvéniens que comportait, avec l’excessive liberté laissée aux jeunes filles, une législation trop relâchée à l’endroit du mariage, trop facile à l’endroit du divorce, ni laissé dans une ombre volontairement indulgente des écarts, des travers signalés d’ailleurs par tous les voyageurs. C’est aux sources américaines elles-mêmes que nous avons puisé, les tenant pour plus impartiales, et confirmées aussi par les observations par nous faites pendant de longues années de séjour dans des milieux américains. Mais des critiques de détail, si sérieuses et sévères soient-elles, n’affectent que faiblement des conclusions qui s’imposent.

Si l’Union américaine est aujourd’hui l’un des premiers pays du monde, elle le doit, en grande partie, à la femme américaine qui fut et qui est encore un important facteur de son étonnante prospérité. Les États-Unis lui doivent d’avoir conservé la foi religieuse, ce principe de vitalité, importé par les Pilgrim Fathers sur les côtes de l’Amérique. Elle a été l’efficace artisan de l’œuvre première ; elle l’a maintenue, étendue, élargie par le temple et l’école. Aux heures difficiles, lors de la guerre de l’indépendance et, plus tard, lors de la guerre de sécession, le patriotisme de la femme a soutenu le courage de l’homme. En toutes circonstances, elle fut sa compagne et son égale. Comme telle, il l’a respectée, et ce respect qu’elle lui a inspiré, par son abnégation et sa vaillance au début, par son intelligence et sa culture ensuite, par ses charmes et sa confiance en sa protection, ont façonné les mœurs américaines, les ont fortement imprégnées de l’idée que le respect de sa compagne était pour l’homme l’une des premières conditions de la vie morale. Cette vie morale est son œuvre à elle ; elle l’a créée et elle l’entretient. Dans le culte dont elle-même est l’objet, dans l’hommage que l’homme lui rend, il y a plus que le mystérieux attrait que son sexe inspire, il y a l’instinctive reconnaissance d’une grande et salutaire influence noblement exercée.


C. DE VARIGNY.

  1. Voyez la Revue du 15 mars, du 15 mai et du 1er septembre 1889.