La Femme (Michelet)/II/XI

Hachette (p. 101-107).


XI

LA PALLAS. — LE RAISONNEMENT


Chère enfant, tu n’as guère été encore aux galeries de sculpture. Ta mère les trouve trop froides, et toujours nous montons plutôt à l’étage supérieur du Louvre, au monde chaud, vivant, des tableaux. Cependant, l’été surtout, c’est un lieu de noble repos, de silence, où l’on pourrait méditer, étudier, mieux que dans le musée d’en haut. Aujourd’hui que certaine affaire retient ta mère à la maison, faisons ensemble ce voyage au grave pays des morts.

Les peuples, les écoles ne sont pas classés ici comme au Musée des peintures. La haute et pure antiquité s’y trouve trop souvent rapprochée des œuvres de la décadence. Rien ne se confond pourtant. Si fiers, si nobles, si simples, sont les vrais enfants de la Grèce, qu’au milieu même des Romains, empereurs et sénateurs, ils éclatent, dominent, et ce sont les Grecs qui semblent les maîtres du monde. Les basses passions qui marquent les bustes de l’Empire (les Agrippa, les Vitellius, etc.) n’apparaissent pas encore chez leurs nobles devanciers. Une sérénité sublime est l’attribut de ces fils de l’idéal. Leur front a encore le reflet dont l’aurore illuminait le faîte de l’acropole d’Athènes, tandis que leurs yeux profonds indiquent, non la molle rêverie, mais la perçante intuition et le mâle raisonnement.

Tu as lu les Vies de Plutarque ; tu cherches ici tes grands morts, objets de ta prédilection. Ces biographies de la décadence, intéressantes et romanesques, nous donnent une idée très-contraire au génie de l’antiquité. Elles proclament le héros, l’intronisent et le divinisent. Or, la beauté de la Cité grecque, c’est d’être un monde héroïque où l’on ne voit point de héros. Nul ne l’est, et tous le sont. Par la gymnastique du corps et par celle de l’esprit, tout citoyen doit obtenir l’apogée de sa beauté, atteindre la hauteur héroïque, ressembler de très-près aux dieux. D’une incessante activité, par les combats, ou les disputes de la place et de l’école, par le théâtre, par les fêtes qui sont des jeux et des combats, l’homme évoque de sa nature tout ce qu’elle a de beau, de fort, se sculpte infatigablement à l’image d’Apollon, d’Hercule, emprunte l’énergie du second, la svelte élégance de l’autre, sa haute harmonie, ou les puissances méditatives de la Minerve d’Athènes.

Les Grecs naissaient-ils tous beaux ? On serait bien fou de le croire. Mais ils savaient se faire beaux, « Socrate naquit un vrai satyre. Mais, du dedans au dehors, il se transforma tellement, par cette sculpture de raison, de vertu, de dévouement, il refit si bien son visage, qu’au dernier jour, un Dieu s’y vit, dont s’illumina le Phédon. »




Entrons dans cette grande salle où l’on voit au fond le colosse de la Melpomène, et, sans aller jusqu’à elle, arrêtons-nous un moment devant celui de la Pallas. C’est une sculpture des temps romains, mais copiée d’une Pallas grecque, de celle de Phidias peut-être. On y trouve précisément l’expression des figures connues de Périclès, de Thémistocle. Pour la nommer de son vrai nom, c’est la pensée, c’est la sagesse, ou plutôt la réflexion.

Réfléchir, c’est retourner sa pensée vers elle-même, la prendre pour son propre objet, la regarder comme en un miroir. Il faut fictivement qu’elle se double, et que la pensée regardante fixe la pensée, l’étende, l’enveloppe par l’analyse du langage, ou par le langage intérieur du raisonnement muet.

Le haut génie de la Grèce, ce ne fut pas l’habileté des Ulysse et des Thémistocle qui les fit vainqueurs de l’Asie, ce fut cette invention des méthodes de la raison qui fit d’eux les suprêmes initiateurs de l’humanité à venir.




L’intuition poétique et prophétique, ce procédé de l’Orient, si sublime dans les livres juifs, n’en suivait pas moins une voie scabreuse, pleine de brouillards et de mirages. Elle était fatale d’ailleurs, dépendant du hasard tout involontaire de l’inspiration.

À ce procédé obscur, la Grèce substitue un art viril de chercher et de trouver, d’arriver avec certitude en pleine lumière par des voies connues de tous, où l’on peut passer, repasser, et faire toute vérification. L’homme devient son fabricateur et l’artisan même de sa destinée. Quel homme ? un homme quelconque, non l’élu, non le prophète, non le rare favori de Dieu. Avec les arts de la raison, Athènes donne à toute la terre les moyens de l’égalité.

Jusque-là, rien de lié. L’aveugle élan du sentiment, des essais de réflexion, mais qui avortaient bientôt. Tout décousu, tout fortuit, rien de régulier.

Jusque-là tout le progrès par secousses et par saccades. Point d’histoire possible en réalité du mouvement du genre humain. L’Asie est peu historique. Ses rares annales donnent des faits isolés, dont on ne peut tirer de conclusion. Que conclure de choses fatales et que la sagesse ne sait diriger ?

Mais du jour où la raison devient un art, une méthode, du jour où la vierge Pallas enfante, dans sa forme pure, la puissance de déduction et de calcul, une génération régulière non interrompue existe pour les œuvres humaines. Le fleuve coule, ne s’arrête plus, et de Solon à Papinien, et de Socrate à Descartes, et d’Archimède à Newton.




Elle est en toi, comme en nous tous, enfant, cette grande puissance. Il ne faut que la cultiver. Je ne demande pas que tu l’appliques aux sujets les plus abstraits, que tu traduises Newton, comme une femme célèbre de l’autre siècle. Je ne demande pas qu’au milieu d’un cercle d’hommes attentifs et d’élèves respectueux tu enseignes les hautes mathématiques, comme j’ai vu une dame le faire à Granville en 1859. Mais je serais bien heureux si, dans les traverses qui peuvent affliger ta vie tu pouvais trouver un refuge vers ces hautes et pures régions. L’amour du beau est chose tellement propre au cœur de la femme, que se sentir devenir belle, c’est pour se consoler de tout. La pureté, la noblesse, l’élévation d’une vie tournée tout entière vers le vrai, voilà un dédommagement de tous les bonheurs de la terre. Qui sait ? s’en souvient-on encore ?




Nous avons eu ce spectacle dans une admirable enfant, la jeune Émilia, fille de Manin. Elle avait été de bonne heure frappée des coups les plus cruels, et de la perte de sa mère, et de la ruine de son père, du drame terrible de Venise dont elle eut les contre-coups. L’exil et la pauvreté, la vie sombre des villes du Nord, devaient achever. Mais le plus terrible, c’est que cette souffrante image du martyre de l’Italie, qui en eut tous les tressaillements, subissait les accès meurtriers d’une cruelle maladie nerveuse. Eh bien, à travers tout cela, la jeune vierge de douleur gardait sa pensée haute et libre, aimant le pur entre le pur, l’algèbre et la géométrie. C’est elle qui soutenait son père de sa noble sérénité. Il consultait cette enfant, et, même après qu’il l’eût perdue, se réglait sur son jugement. « Il me semble, nous disait-il sur une affaire patriotique, que ma fille doit m’approuver. »




Entre Dieu et la Raison, est-il une différence ? il serait impie de le croire. Et de toutes les formes de l’Amour éternel (beauté, fécondité, puissance), nul doute que la Raison ne soit la première, la plus haute. C’est par elle qu’il est l’harmonie, l’ordre qui fait prospérer tout, l’ordre bienfaisant, bienveillant. Dans la Raison qui paraît froide, il n’est pas moins l’Amour encore.


Nous ne vivrons pas toujours pour t’aimer et te protéger. Peut-être, comme bien d’autres femmes, seras-tu seule sur la terre. Eh bien, que le cœur paternel te donne une protectrice, une patronne sérieuse et fidèle qui ne te manquera pas. Je te voue et te dédie, ô chère, à la Vierge d’Athènes, je veux dire à la Raison !