La Femme (Michelet)/II/X

Hachette (p. 86-100).


X

L’HISTOIRE COMME BASE DE FOI


Rousseau qui chez les modernes a posé le premier avec force le problème des méthodes en éducation, ne me semble pas voir assez que la méthode n’est pas tout. Il cherche seulement comment on doit diriger l’élève, ou plutôt comment l’élève, aidé dans sa libre action, pourra se former lui-même et devenir capable d’apprendre toute chose. — Je n’examine pas son livre. Je remarque seulement qu’il ne dit pas un seul mot du second problème de l’éducation : quel sera l’objet principal de l’étude ? qu’apprendra-t-il cet élève ? En supposant que Rousseau ait réussi à former un esprit énergique, actif, indépendant des routines ordinaires, à quoi s’appliquera-t-il ? n’est-il pas quelque connaissance où il trouve son développement, sa gymnastique naturelle ? Ce n’est pas assez de créer le sujet ; il faut déterminer l’objet sur lequel il s’exercera avec le plus d’avantage. J’appellerai cet objet : La substance de l’éducation.

Selon moi, elle doit être tout autre pour le garçon et pour la fille.

Si l’on veut mieux réussir dans l’éducation qu’on ne l’a fait jusqu’ici, il faut marquer sérieusement les différences profondes qui non-seulement séparent les deux sexes, mais les opposent même, les constituent symétriquement opposés.

Autres sont leurs vocations et leurs tendances naturelles. Autre aussi leur éducation, — différente dans la méthode, harmonisante pour la fille, pour le garçon fortifiante, — différente en son objet, pour l’étude principale où s’exercera leur esprit.

Pour l’homme qui est appelé au travail, au combat du monde, la grande étude, c’est l’Histoire, le récit de ce combat. L’Histoire, aidée par les langues, dont chacune donne le génie d’un peuple. L’Histoire dominée par le Droit, écrivant sous lui et pour lui, constamment éclairée, corrigée et rectifiée par la Justice éternelle.

Pour la femme, doux médiateur entre la nature et l’homme, entre le père et l’enfant, son étude toute pratique, rajeunissante, embellissante, c’est celle de la Nature.

Lui, il marche de drame en drame, dont pas un ne ressemble à l’autre, d’expérience en expérience, et de bataille en bataille. L’Histoire va, s’allonge toujours… et lui dit toujours… « En avant ! »

Elle, au contraire, elle suit la noble et sereine épopée que la Nature accomplit dans ses cycles harmoniques, revenant sur elle-même, avec une grâce touchante de constance et de fidélité. Ces retours, dans son mouvement, mettent la paix, et, si j’osais dire, une immobilité relative. Voilà pourquoi les études naturelles ne lassent, ne flétrissent jamais. La femme peut s’y livrer en confiance ; car Nature est une femme. L’Histoire, que nous mettons très-sottement au féminin, est un rude et sauvage mâle, un voyageur hâlé, poudreux. Dieu me garde d’associer trop cette enfant aux pieds délicats à ce rude pèlerinage ; elle se fanerait bientôt, halèterait, et, défaillante, s’assoirait sur le chemin.

L’histoire ! ma fille, l’histoire ! il faut bien que je t’en donne. Et je te la donnerai, franche et forte, simple, vraie, amère, comme elle est ; ne crains pas que, par tendresse, je l’édulcore d’un miel faux. Mais il ne m’est pas imposé, pauvre enfant, de te faire boire tout, de te prodiguer à flots ce terrible fortifiant où dominent les poisons, de te donner jusqu’à la lie la coupe de Mithridate.



Ce que je te dois de l’histoire, c’est la tienne d’abord, ce que j’ai dû te révéler de ton berceau, et ce qui appuie la base même de ta vie morale. Je t’ai dit d’abord comment tu naquis, les douleurs, les soins infinis de ta mère, et toutes ses veilles, combien de fois elle souffrit, pleura, mourut presque, pour toi. Cette histoire, mon enfant, que ce soit ta chère légende, ton souvenir religieux et ton premier culte ici-bas.

Puis, je t’ai sommairement dit ce qu’est et fut ta seconde mère, la grande mère, la Patrie. — Dieu t’a fait cette noblesse de naître en ce pays de France, dont toute la terre, mon enfant, enrage et rafolle, — personne n’est froid pour elle, — tous en disent du bien et du mal, — à tort ? à raison ? qui le sait ? Nous, nous n’en disons qu’un mot : « On ne souffre gaiement qu’en France. — C’est le peuple qui sait mourir.»

De la longue vie de tes pères, tu sauras la grande chose, si tu sais qu’au moment sacré où la Patrie fut sur l’autel, Paris vint dire à la France le vœu, la volonté de tous : « Se perdre dans le grand tout. »

C’est de cet effort d’unité, que la France fut une personne. Elle sentit son cœur qui battait, l’interrogea, trouva dans ce premier battement la sainte fraternité du monde, le vœu de délivrer la terre.

Voilà tes origines, ô fille ! Soutiens-les, et puisses-tu n’aimer jamais que les héros !




De la France, tu iras au monde. Nous préparerons ensemble, tout comme dans ton jardinage, des terrains appropriés pour y planter les nations. Agréable et vivante étude du sol, des climats, des formes du globe, qui de tant de façons ont déterminé l’action des hommes, souvent fait l’histoire d’avance. Ici la terre a commandé, l’homme obéi ; et parfois, tel végétal, tel régime, a fait telle civilisation. Parfois la force intérieure de l’homme a pu réagir, lutter contre. En ces combats, ta bonne amie d’enfance, la nature et les sciences naturelles, vont se liant, se rencontrant avec les sciences morales où la vie doit t’initier.




L’enseignement de l’histoire est-il le même pour les garçons et pour les filles ?

Oui, sans doute, comme base de foi. Aux uns, aux autres, elle donne son grand fruit moral, le soutien du cœur et l’aliment de la vie : à savoir, la magnifique identité de l’âme humaine sur la question du juste, la concordance historique des croyances du genre humain sur le devoir et sur Dieu.

Mais qu’il soit entendu de plus que l’homme étant appelé aux affaires, au combat du monde, l’histoire doit spécialement l’y préparer. Elle est pour lui le trésor de l’expérience, l’arsenal des armes de tout genre dont il se servira demain. Pour la fille, l’histoire est surtout une base religieuse et morale.

La femme qui semble si mobile, et qui physiquement mois par mois se renouvelle sans doute, doit cependant ici-bas remplir, bien plus que l’homme, deux conditions de fixité. Toute femme est un autel, la chose pure, la chose sainte, où l’homme, ébranlé par la vie, peut à chaque heure trouver la foi, retrouver sa propre conscience, conservée plus pure qu’en lui. Toute femme est une école, et c’est d’elle que les générations reçoivent vraiment leur croyance. Longtemps avant que le père songe à l’éducation, la mère a donné la sienne qui ne s’effacera plus.

Il faut qu’elle ait une foi.

Les embûches vont bientôt venir. Les plus dangereuses viennent par l’ébranlement des croyances. Elle n’aura pas vingt ans, peut-être deux ans de mariage, un enfant, — qu’on commencera à examiner le terrain. Les agréables viendront causer, rire de toute chose, railler tout ce que son père put lui enseigner de bon, la simple foi de sa mère, le sérieux de son mari, lui faire croire qu’il faut rire de tout et que rien n’est sûr ici-bas.

Il faut qu’elle ait une foi, — et que ces légèretés perfides et intéressées ne trouvent en elle que le dégoût, qu’elle leur oppose le sérieux, la douce fermeté d’une âme qui a par devers soi une base fixe de croyance, enracinée dans la raison, dans la simplicité du cœur, dans la voie concordante, unanime, du cœur des nations.




Il faut que de très-bonne heure le père et la mère soient d’accord, et que, sous les formes successives où l’histoire, selon son âge, lui sera administrée, elle en sente toujours l’accord moral et l’unité sainte.

Sa mère, sous forme lactée, je veux dire par le doux milieu d’un langage approprié à sa faiblesse, lui en aura conté d’abord quelques grands faits capitaux qu’elle écrira à sa manière. — Son père, dans l’âge intermédiaire (dix ans ? douze ans ?) lui aura fait quelques bonnes lectures choisies d’écrivains originaux, tel et tel récit d’Hérodote, la Retraite des dix mille, la Vie d’Alexandre le Grand, quelques beaux récits de la Bible, ajoutez-y l’Odyssée, et nos Odyssées modernes, nos bons voyageurs. Tout cela lu fort lentement, toujours dans le même esprit, c’est-à-dire en lui montrant sous ces différences extérieures de mœurs, d’usages, de cultes, combien peu l’homme a changé. La plupart des discordances ne sont qu’apparentes, ou parfois nécessitées par des singularités de races ou de climats. Le bon sens éclaire tout cela.

Pour la famille, par exemple, on sent bien qu’elle ne peut être la même sous la fatalité physique de cette fournaise de l’Inde où la femme est une enfant qu’on épouse à huit ou dix ans. Mais, dès qu’on se place dans un monde libre et naturel, l’idéal de la famille est absolument identique. Tel il est dans Zoroastre, dans Homère, tel pour Socrate (V. l’admirable passage des Économiques de Xénophon), tel enfin à Rome et chez nous. On voit dans Aristophane que les femmes grecques, nullement dépendantes, régnaient chez elles, et souvent influaient puissamment dans l’État. On le voit dans Thucydide, où, les hommes ayant voté le massacre de Lesbos, mais se retrouvant chez eux le soir en face de leurs femmes, se déjugèrent, rétractèrent cet arrêt.

Les lois nous trompent beaucoup. On croit par exemple que, partout où le gendre paye le père, il y a achat de la femme, et qu’elle est esclave. Il n’en est rien. Cette forme de mariage existe encore en Afrique, et c’est justement chez des tribus où la femme, libre et reine, gouverne, et non l’homme (Livingston). Ce prix n’est point un achat de la femme, mais une indemnité qui dédommage la famille du père pour les enfants futurs qui ne profiteront pas à cette famille, mais à celle où la femme va entrer.

Il est curieux de voir comment les sceptiques s’y prennent pour créer des discordances, des exceptions à la règle, et dire qu’il n’est point de règle. Les ennemis du sens moral et de la raison humaine n’ont d’autre moyen que de chercher dans les sources les plus suspectes des faits mal compris.




« Mais, dit le père, où prendrai-je assez de pénétration pour m’orienter moi-même et pour guider mon enfant parmi tant de choses obscures ? »

La forte et simple critique se prend dans le cœur plus que dans l’esprit. Elle se prend dans la loyauté, dans la sympathie impartiale que nous devons à nos frères du présent et du passé. Avec cela, vous aurez beaucoup de facilité à distinguer dans l’histoire le grand courant identique de la moralité humaine.

Voulez-vous en croire quelqu’un qui a fait plus d’une fois cette grande navigation ? Voici ce qu’on y éprouve : exactement la même chose qui arrive au voyageur qui sort de la mer des Antilles ; l’infini des eaux au premier coup d’œil ; au second, sur le vert immense, une grande rue bleue se dessine ; c’est l’énorme fleuve d’eaux chaudes qui traverse l’Atlantique, arrive encore tiède à l’Irlande et qui, même à la pointe de Brest, n’est pas tout à fait refroidi. On le voit parfaitement, et mieux encore sur la route on en ressent la chaleur.

Tel vous apparaîtra le grand courant de la tradition morale, si vous portez sur l’histoire un regard un peu attentif.




Mais bien avant qu’on arrive à cette haute simplification où l’histoire devient identique avec la morale elle-même, je voudrais que ma jeune vierge eût été doucement nourrie de lectures saines et virginales, empruntées surtout à l’antiquité, même au primitif Orient. Comment se fait-il qu’on ne mette aux mains des enfants que les livres des peuples vieux, tandis qu’on leur laisse ignorer l’enfance, la jeunesse du monde ? Si l’on recueillait quelques hymnes vraiment éthérés des Védas, telles prières, telles lois de la Perse, si pures et si héroïques, en y joignant plusieurs des touchantes pastorales bibliques (Jacob, Ruth, Tobie, etc.), on donnerait à la jeune fille un merveilleux bouquet de fleurs, dont le parfum, de bonne heure respiré et lentement, imprégnerait son âme innocente et lui resterait toujours.

Point de choses compliquées de longtemps. Loin, loin les Dante et les Shakespeare, les sophistes et les magiciens de la vieillesse du monde. Plus loin, les romans historiques, funeste littérature, qu’on ne peut plus désapprendre et qui fait solidement ignorer l’histoire à jamais.

Je veux des chants de nourrice, comme l’Iliade et l’Odyssée. Celle-ci est le livre de tous, le meilleur pour un jeune esprit. Livre jeune aussi, mais si sage !

Du reste, pour savoir les livres qui lui vont, il faut les classer par le degré de lumière qui les éclaire et les colore. Chaque littérature semble répondre à quelque moment du jour. Hérodote, Homère, ont partout comme un reflet du matin, et il en reste dans tous les souvenirs de la Grèce. L’aurore semble toujours luire sur ses monuments. C’est partout une transparence, une sérénité merveilleuse, une gaieté héroïque qui gagne et fait rire l’esprit.

Dans les poëmes et drames indiens, modernes relativement en comparaison des Védas, il y a mille choses qui raviraient l’imagination de l’enfant, charmeraient son cœur de fille !… Mais je ne suis pas pressé. Tout cela a la chaleur languissante de l’heure de midi. Ce monde de ravissants mensonges a été rêvé sous l’ombre des forêts fascinatrices. À son amant bienheureux, je laisse la volupté de lui lire Sakountala sous quelque berceau de fleurs.

C’est le soir, c’est dans la nuit, que semblent avoir été écrits la plupart des livres bibliques. Toutes les questions terribles qui troublent l’esprit humain y sont posées âprement, avec une crudité sauvage. Le divorce de l’homme avec Dieu, et du fils avec son père, le redoutable problème de l’origine du mal, toutes ces anxiétés du peuple dernier-né de l’Asie, je me garderai d’en troubler trop tôt un jeune cœur. Que serait-ce, grand Dieu ! de lui lire les rugissements que David poussait dans l’ombre, en battant son cœur déchiré des souvenirs du meurtre d’Uri ?

Le vin fort est pour les hommes et le lait pour les enfants. Je suis vieux et ne vaux guère. Ce livre me va. L’homme y tombe, se relève, et c’est pour tomber encore. Que de chutes ! Comment ferais-je pour expliquer tout cela à ma chère innocente ? Puisse-t-elle ignorer longtemps le combat de l’homo duplex ! Ce n’est pas que ce livre-ci aie l’énervante mollesse des mystiques du moyen âge. Mais il est trop orageux, il est trouble, il est inquiet.




Une des causes encore qui me feront hésiter de faire trop tôt cette lecture, c’est la haine de la nature qu’expriment partout les juifs. Ils y craignent visiblement les séductions de l’Égypte ou de Babylone. N’importe. Cela donne à leurs livres un caractère négatif, critique, de sombre austérité, qui pourtant n’est pas toujours pure. Dispositions toutes contraires à celles que je veux chez l’enfant, qui ne doit être qu’innocence, gaieté et sérénité, sympathie pour la nature, spécialement pour les animaux que les juifs fort cruellement nomment d’un vilain nom : les velus. Puisse ma petite avoir plutôt le doux sentiment du haut Orient qui bénit toute vie.

Ma fille, lisons ensemble, dans la bible de la lumière, le Zend-avesta, la plainte antique et sacrée de la vache à l’homme pour lui rappeler ses bienfaits. Lisons les fortes paroles, toujours vraies et subsistantes, où l’homme reconnaît ce qu’il doit à ces compagnons de travail, le fort taureau, le vaillant chien, la bonne terre nourricière. Elle n’est pas insensible, cette terre, et ce qu’elle dit au laboureur restera éternellement. (Zend, ii, 284.)

Être pur pour être fort, être fort pour être fécond, c’est tout le sens de cette loi, l’une des plus humaines, des plus harmoniques, que Dieu ait données à la terre.

Chaque matin avant l’aurore, et quand rôde encore le tigre, partent les deux camarades, je veux dire l’homme et le chien. Il s’agit du chien primitif, de ce dogue colossal, sans lequel la terre alors eût été inhabitable, être secourable et terrible qui, seul, vint à bout des monstres. On en montra encore un à Alexandre, et il étrangla un lion devant lui.

L’homme n’avait d’arme alors que la grosse et courte épée qui est sur les monuments, et dont, face à face, poitrine contre poitrine, on le voit poignarder le lion.

Tout le jour, il dompte la terre, sous la garde du chien fidèle : il lui donne la bonne semence ; il lui distribue les eaux salutaires, il la pénètre par le soc, la réjouit par les fontaines ; et lui-même réjouit son cœur de la bonne œuvre de la Loi : il en revient sanctifié.

Compagne de cette grande vie de travail et de danger, la femme, sa puissante épouse, la maîtresse de maison, le reçoit au seuil, le refait des aliments de sa main : il mange ce qu’elle lui donne, se laisse nourrir comme un enfant. C’est elle qui sait toute chose, les vertus de toutes plantes, celles qui font fleurir la santé, celles qui relèvent le cœur.

La femme est mage, elle est reine. Elle domptera le vainqueur des lions.

Ce monde de l’ancienne Perse est un monde de fraîcheur : c’est comme la rosée d’avant l’aube ; j’y sens circuler partout ces quarante mille canaux souterrains dont parle Hérodote, veines cachées qui, par-dessous, ranimaient la terre, et dérobaient les eaux vives à la soif du brûlant soleil.