La Femme (Michelet)/II/XII

Hachette (p. 108-117).


XII

LA CHARITÉ D’ANDRÉ DEL SARTE


Les esprits attentifs, je pense, ont pu saisir le double fil des méthodes que j’ai suivies dans ces trois derniers chapitres, méthodes également austères, quoique l’une semblât ménager et caresser la nature, et l’autre la contrarier. Du jour où ma jeune enfant, au pas délicat des deux âges, se trouve à son tour atteinte de cette maladie charmante qui n’est autre que l’amour, j’ai employé concurremment deux médecines, non pour guérir, mais pour modifier, transformer. Je ne veux pas frauder l’amour, pour qui j’ai le tendre respect qu’on doit aux bonnes choses de Dieu, mais l’étendre et le satisfaire mieux qu’il ne ferait lui-même, l’ennoblir et le grandir vers les plus dignes objets.

On a vu qu’au moment de la crise (vers 14 ans), ou plutôt un peu avant lorsque je la sentais venir, j’ai employé des moyens qu’on peut dire homœopathiques, balançant et détournant le semblable par le semblable. À l’émotion du sexe, j’ai donné pour contre-poids l’émotion maternelle et le soin des petits enfants.

Mais dans les années qui suivent, par un art allopathique, j’ai occupé son esprit d’études nouvelles, de lectures pures et sereines. Dans la variété amusante des voyages et des histoires, je lui ai fait trouver elle-même la sérieuse base morale où sa vie va s’appuyer : l’unité de la foi humaine sur le devoir et sur Dieu.

Elle a vu Dieu dans la nature, elle le voit dans l’histoire. Elle sent dans l’Amour éternel le lien de ces deux mondes qu’elle étudiait séparés. Quelle vive et tendre émotion !… Mais n’ai-je pas créé ici moi-même mon propre danger ? Ce jeune cœur amoureux ne va-t-il pas délirer, et sous ombre de pureté, dans une sphère supérieure, suivre un tourbillon d’orages non moins dangereux ?

Tout dépend ici de sa mère. Aux premiers frémissements de la nature, l’enfant troublée, amollie, était toute dans les bras maternels ; elle a trouvé là non-seulement les vives caresses, mais les rêves aussi. La femme est si attendrie quand son enfant devient femme, qu’elle-même en redevient enfant. Elle craint pour l’objet adoré, alors chancelant, fragile, prie et pleure, retourne aisément aux faiblesses d’un mysticisme dont toutes deux peuvent être énervées.

Et moi, alors, que deviendrais-je ? que me servirait d’avoir donné à cette fleur l’eau saine et fortifiante, si une faible mère devait la tenir attiédie de lait et de larmes, et, ce qui est pis, languissante des breuvages des empiriques ?

De tous les romans corrupteurs, les pires sont les livres mystiques, où l’âme dialogue avec l’âme, aux heures dangereuses d’un faux crépuscule. Elle croit se sanctifier, et elle va s’attendrissant, s’amollissant, se préparant à toute faiblesse humaine. Ce débat, rude et sauvage, violent, dans les livres juifs, devient malsain, fiévreux, dans ceux du moyen âge. Combien plus dans les copies, si tristement équivoques ! Ma jeune fille, qui, d’âge en âge, par une tout autre voie, a monté vers l’idée de Dieu (du Dieu fort, vivant, créateur), a moins à craindre qu’une autre. Cependant, c’est à ce moment que j’ai cru devoir l’armer, abriter sa jeune tête de ce qui fait fuir les songes, le lumineux casque d’acier de la vraie vierge Pallas. Le dialogue intérieur que je veux commencer en elle, ce n’est point du tout celui d’une dangereuse rêverie, c’est l’austère conversation de la pensée, bien éveillée, avec la pensée elle-même. Là, plus haut que le raisonnement, elle a aperçu la Raison. Au-dessus des sphères de vie qu’elle a traversées, elle a vu la sphère de cristal, où l’Idée, en pleine lumière, est pénétrée de part en part. Et cela, si beau, si pur, qu’elle en a aimé, adoré la Pureté pour elle-même.

Voilà l’amour qui chez elle a transfiguré l’amour, et comment j’ai gardé son cœur.




Cela servira-t-il toujours ? je ne dois pas m’en flatter. Chère enfant ! ce n’est pas sa faute. C’est celle de la nature, qui chaque jour l’enrichit de forces, l’embellit d’un luxe de sève, et fait d’elle un enchantement. Vierge, pure et haute de cœur, de digne et sage volonté, par cette pureté même il semble qu’elle donne une prise plus forte à ces puissances impérieuses. L’œil et la pensée sont au ciel, son cœur est aux grandes choses, et son esprit vertueux, qui sait se dompter lui-même, ne fuit point l’abstraction. Mais voilà que bien souvent, au sein de ces nobles études, quelqu’un (et qui donc ?) l’agite ; sa joue tout à coup se colore, ses beaux yeux errent et se troublent, un flot de vie a monté, et comblé son jeune sein.

Elle est femme… Que faire à cela ? Elle rayonne tout autour d’une électricité charmante. Sous les forêts de l’Équateur, l’amour, chez des myriades d’êtres, éclate par la flamme même, par la magie des feux ailés dont sont transfigurées les nuits. Naïves révélations, mais non plus naïves que le charme innocent, timide de la vierge qui croit cacher tout. Une adorable lueur émane d’elle à son insu, une voluptueuse auréole, et justement quand elle a honte et qu’elle rougit d’être si belle, elle répand autour d’elle le vertige du parfum d’amour.




Ô chère enfant, je ne veux pas, je ne peux te laisser ainsi ! Tu passerais comme une lampe. À cette dangereuse fièvre où tu te consumerais, il faut en mêler une autre, qui fera diversion. Une dévorante puissance est en toi, mais je m’en vais lui donner un aliment. J’aime mieux tout, fille chérie, que te voir brûler solitaire. Reçois de moi un cordial, une flamme qui guérit la flamme. Reçois (c’est ton père qui verse) l’amertume et la douleur…

Abritée de notre amour, enfermée de ta pensée, de ton travail, tu ne sais guère ce qu’est le travail du monde, l’immensité de ses misères. Sauf un regard sur l’enfant qui pleure et sitôt se console, tu n’as pu soupçonner encore l’infini des maux d’ici-bas. Tu étais faible et délicate. Nous n’osions, ta mère et moi, te mettre aux prises avec tant d’émotions navrantes, mais aujourd’hui nous serions coupables de ne pas te dire tout.




Alors, je la prends avec moi, et je la mène hardiment à travers cette mer de pleurs qui coule à côté de nous, sans que nous y prenions garde. Je lui déchire le rideau, sans égard au dégoût physique, aux fausses délicatesses. Regarde, regarde, ma fille, voilà la réalité !… En présence de telles choses, il faudrait être doué d’une merveilleuse puissance d’abstraction égoïste pour mener tout seul ses rêves, et son idylle personnelle, une navigation paresseuse sur le fleuve de Tendre et ses bords semés de fleurs.


Elle rougit d’avoir ignoré, elle se trouble et elle pleure. Puis, la force lui revenant, elle rougit de pleurer et de n’agir pas ; la flamme de Dieu lui monte. Et dès lors, elle ne nous laisse plus reposer. Toutes les forces de l’amour, la chaleur de son jeune sang, tournée vers la charité, lui donne une activité, un élan, une impatience, une tristesse de faire si peu. Comment la calmer maintenant ? À sa mère de la diriger, de la suivre, de la contenir. Car, de cet aveugle élan, elle pourrait se jeter dans des dangers inconnus.




L’ivresse de la charité et sa chaleur héroïque, cette ravissante passion des vierges pleines d’amour, elle n’a jamais été dite. Elle a été peinte une fois.

Un exilé italien, reconnaissant, ému au cœur de la charité de la France, nous fit ce don inestimable, la plus chaude peinture, je crois, qui soit dans le Musée du Louvre. Hélas ! comment laisser là, parmi tant de vulgaires chefs-d’œuvre, cette chose de haute sainteté ! Et comment l’avoir altérée ! Barbares ! impies ! grâce à vous, cette merveille adorable, elle a presque péri sur la toile. Mais dans mon ardent souvenir elle est toujours flamboyante, et jusqu’à mon dernier jour, plus qu’aucune image pieuse elle me gardera la chaleur.




Voici, sans y changer rien, la note grossière, informe, que j’écrivais le 21 mai dernier, quand je l’ai vue la dernière fois :

« Œuvre infiniment hardie. Ni convenance, ni ménagement. On y sent ce temps terrible de la catastrophe de l’Italie. C’est quand on est mort plusieurs fois qu’on peut dire ou peindre ainsi.

« Avec cette belle mamelle pleine, c’est une vierge et non une femme. Les femmes sont plus timides. Celle-ci n’a pas été domptée ; elle n’a rien de sinueux, ne flotte à droite ni à gauche. Elle n’a ni peur, ni doute. Voilà de pauvres affamés… C’est tout… Elle les nourrit.

« Il faut savoir qu’à cette époque, un homme traversant les Alpes, trouva un troupeau immense de milliers d’enfants, dont les parents étaient morts, et qui broutaient à quatre pattes, conduits par une vieille femme.

« Devant cette masse horrible de misère, de saleté, une autre eût pleuré, mais eût fui. Celle-ci, jeune, héroïque, qui n’a peur ni dégoût de rien, en ramasse à pleines mains, et les met à sa mamelle.

« Un est à ses pieds, fort maigre, et les côtes toutes marquées, il est recru, épuisé, n’en peut plus, de fatigue et de sommeil, il est tombé sur une pierre. Comme elle n’a que deux bras, elle n’a pris que deux enfants. Elle en a mis un à son sein, son riche sein, gonflé de lait ; il est en pleine jouissance ; sa bouche avide et gloutonne (il y a si longtemps qu’il pâtit ! ) presse le beau jeune mamelon, rouge de vie, rouge d’amour, de sang pur et généreux.

« Qu’elle verse ce lait d’un grand cœur, d’une superbe volonté ! Un trait naïf témoigne bien la précipitation charmante avec laquelle elle a pris à elle l’enfant affamé. Ce n’est pas là une nourrice. Elle se l’est appliqué, tout comme il s’est présenté. Elle le tient soulevé de la main gauche qu’elle lui a passée dessous, avec une force délicate, sans songer à la convenance. Mais qui donc oserait rire ?… On ne rit pas davantage de la négligence hardie avec laquelle la jeune sainte, tout entière à la passion, a mis son bonnet de travers.

« L’autre enfant qu’elle tient de la droite près de la mamelle vêtue et qui attend impatiemment que l’autre ait fait de la place, est plus grand, plus fort, plus décent ; j’allais dire, plus corrompu ; il a une ceinture aux reins et ne montre pas son sexe ; il a l’air craintif et flatteur déjà d’un petit mendiant ; sa bouche aiguë, frémissante, semble faire entendre une stridente et âpre prière, qui lui fait serrer les dents. Il tient à la main, je crois, quelques grains de mauvais raisin, d’aigre verjus ; il a hâte d’oublier dans les douceurs du bon lait sucré de la femme l’agaçante nourriture. Il n’en est pas loin ; le premier qui tette en a tant pris, que son corps est enflé comme une sangsue.

« Près d’elle, à terre, un réchaud, un feu rouge de charbon, de braise, — mais si froid en comparaison du feu qui lui brûle le cœur !…

« Elle brûle, et elle a un grand calme de force, une ferme assiette héroïque, un trône dans la grâce de Dieu. »