Albert Méricant (p. 265-276).
Quatrième partie


IV

LE GRENAT


En choisissant Milan pour lieu du rendez-vous donné à son père, Sallenauve, avait assez marqué le dessein d’aller demander à l’Italie cette hospitalité, qu’avant lui, tant de grandeurs déchues ont eu l’instinct d’aller y chercher. Sans parler de ses grands aspects et de ses grands souvenirs, qui promettent à l’âme tant de distractions puissantes, ce pays, au milieu de cette foule d’étrangers par lesquels il est sans cesse sillonné, offre aux âmes curieuses de l’oubli et du silence, de merveilleux trésors d’incognito et de vie facile et libre qui l’ont fait comparer à un grand hôtel garni européen.

La résolution prise tout à coup pour le besoin de la cause, quand il s’agissait d’écarter un fâcheux, placé sur le chemin de son duel, Sallenauve, par la réflexion, ne fit que s’y confirmer.

Son intention était d’ailleurs de retourner à sa chère sculpture, que plus d’une fois il s’était reproché d’avoir désertée. À la suite de tant de déceptions et d’orages, le cri échappé à Bricheteau le jour du début de la Luigia n’avait pu manquer de lui revenir en mémoire.

— Oui, s’était-il dit, l’art seul est grand ! et son manteau pourpre et or est assez ample pour dérober dans ses plis toutes les misères de ma naissance quand même elles viendraient à être révélées. L’artiste commence à lui. Personne ne pense à lui demander compte de son origine, et au contraire les immondices patrimoniales jetées sur les premiers échelons par lesquels il doit monter à sa gloire, ne font paraître celle-ci que plus éclatante en la montrant plus chèrement achetée.

Quand Sallenauve parla de son projet à Bricheteau, le musicien n’y vit qu’une seule difficulté, à savoir son orgue de Saint-Louis-en-l’Ile qu’il lui faudrait quitter.

À cela Sallenauve de répondre, qu’en Italie, où il y a tant d’églises, les orgues ne sauraient manquer.

— Oui, répliqua Bricheteau, mais ce ne sera pas ce vieil ami, avec lequel j’ai vieilli moi-même, que j’ai fait restaurer à mes frais, et dont je sais tous les forts et tous les faibles ; et puis, ajouta-t-il, qui saura me souffler comme mon pauvre Gorenflot ?

— Gorenflot, dit Sallenauve, nous avons beaucoup trop oublié jusqu’ici, qu’il avait été mon banquier, et que c’était par ses mains que m’arrivait la cotisation annuelle de ces bonnes et charitables créatures qui, avec vous, ont fait les frais de mes études. Nous lui assurerons une pension pour ses vieux jours, et dans les arrangements que nous allons avoir à prendre pour notre fortune, il faudra aussi s’inquiéter du sort de mes bienfaitrices, et arranger définitivement leur existence de façon qu’elle soit assurée quand nous ne serons plus là.

Somme toute, Bricheteau était trop artiste pour n’éprouver pas une certaine joie secrète à la pensée de visiter l’Italie. Ses objections pro formâ, réduites à néant, en sa qualité d’intendant, il se chargea de toutes les dispositions préliminaires. Vendre le chalet, il n’y avait pas à y penser ; le vieux Philippe serait laissé pour en être le gardien, et on l’autorisa à le mettre en location, bien moins pour retirer l’intérêt du capital engagé que pour parer aux dégradations que subit toujours une maison quand pendant longtemps elle a cessé d’être habitée. Toutefois il fut expressément recommandé au majordome de choisir son monde et de ne point s’engager avec des locataires qui ne fussent de tout point convenables. Quant au château d’Arcis, il resta décidé qu’on s’en déferait ; de mauvais souvenirs se rattachaient pour Sallenauve à cette propriété, et comme, en se détournant fort peu, Arcis se trouve sur la route de l’Italie par la Bourgogne, on décida d’aller soi-même opérer cette vente. N’était-ce pas d’ailleurs une occasion de voir encore une fois la mère Marie-des-Anges et Laurent Goussard, qui ne pouvaient plus compter sur de bien longs jours ! En même temps, on ferait un pieux pèlerinage au modeste tombeau de Catherine Goussard, en attendant qu’il fût transformé en un mausolée magnifique : c’était la première œuvre dont Sallenauve comptait s’occuper aussitôt qu’il aurait fixé le lieu de sa résidence.

Si l’ancien concurrent de Philéas avait eu quelque curiosité de savoir comment se gouvernaient les destinées de la famille Beauvisage, à Arcis bien mieux que dans le monde parisien, il était en mesure d’être renseigné.

En province, où l’on n’a rien à faire, les haines ne vieillissent pas, on les entretient et on les couve, ne fût-ce que comme moyen de distraction. Les Beauvisage, par le mépris qu’ils avaient semblé faire de leur ville natale aussi bien que par leur ambition sans mesure, avaient soulevé contre eux des jalousies terribles, en sorte qu’ils n’avaient pas cessé d’être sous l’œil vigilant et inquisiteur de leurs charitables compatriotes.

Pour tout habitant d’Arcis se rendant à Paris, il y avait comme une mission tacite de pénétrer à l’hôtel Beauséant, et de rapporter immédiatement à la masse générale des informations, chacun des détails qu’il avait pu surprendre ou se procurer.

On savait donc de source certaine que, par les conseils de Crevel mort trop tard (voir les Parents pauvres) pour le bonheur de son élève, Beauvisage avait joué à la Bourse où depuis quelque temps il avait fait des pertes énormes. On savait encore que, décidément lancé dans le monde des lorettes, il ne s’était pas borné à mademoiselle Antonia, et que, dans son humeur devenue inconstante et volage, s’était trouvée pour lui une nouvelle cause de ruine. Courant de belle en belle, c’était une locution à lui, souvenir de l’opéra de Joconde, le Lovelace champenois, rien qu’en frais de premier établissement, grevait lourdement son budget, et comme il avait la prétention bête de payer et de ne pas être trompé, à chacune de ses mésaventures de cœur, c’était au moins un mobilier qu’il lui en coûtait.

Son désordre avait fini par être connu de Séverine et l’on se figure les rugissements de cette panthère irritée ; mais, d’un autre côté, la liaison Chargebœuf, était de bien ancienne date, et, à la longue, quelque chose de ce secret n’avait pu manquer de transpirer. Un beau jour, sous une insolente mercuriale de sa femme, Beauvisage s’était redressé, cette arme à la main, et il avait si bien terrifié son aigre moitié, qu’elle s’était trouvée trop heureuse, pour se tirer de ce mauvais pas, de signer avec Philéas, en insurrection déclarée, un traité de tolérance et d’émancipation mutuelles.

Quant à Maxime de Trailles, le lendemain de son mariage, on l’avait entendu dire à la Palferine (voir Béatrix) et à un mari qui se dérangeait : Je serai fidèle à ma femme. Toutefois, s’autorisant des découvertes peu flatteuses pour son amour-propre que lui avait procurées l’affaire Werchauffen, au bout d’un an ou deux, il était retourné au trantran de sa vie passée. Seulement pour mettre à cette rechute un peu de discrétion, il avait repris de Crevel (voir les Parents pauvres) un petit temple de l’amour et du mystère que l’ancien propriétaire de la Reine des Roses avait fait disposer pour lui, rue du Dauphin. Lors de son désastreux mariage avec madame Marneffe, l’ex-parfumeur qui dételait avait été trop heureux de trouver un acquéreur et un successeur aussi distingué que le comte Maxime de Trailles.

À une autre époque de sa vie, Maxime aurait laissé aux desservantes de ce temple le soin de faire les frais du culte, et, comme les anciens prêtres païens, il se fût engraissé du sang des victimes. Mais, malgré les prodiges de la chimie, d’année en année, il arrivait à devenir moins jeune, et par la force de l’âge, de son ancien rôle de percepteur, il avait été conduit au rôle beaucoup moins triomphant de contribuable.

Aussi, malgré le large prélèvement que sa femme lui permettait de faire sur le bien dont, par leur contrat de mariage, elle s’était réservé l’administration et la jouissance, le vieux lion était toujours aux expédients. Déjà, dans l’excitation de ses besoins sans cesse renaissants, il avait trouvé le courage de deux ou trois scènes de violence qui, ayant pour but de préparer pécuniairement son entière émancipation maritale, devaient inévitablement, dans un temps donné, amener le scandale d’une séparation de corps, pour couronnement à la mesure conservatoire de la séparation de biens.

Les prédictions de la mère Marie-des-Anges, quand Sallenauve et Bricheteau arrivèrent à Arcis, étaient donc grandement en chemin de se réaliser ; mais une de ces brusques péripéties si communes dans la marche des gouvernements parlementaires, amena au même moment, dans la famille Beauvisage, une crise nouvelle et imprévue qui ne pouvait manquer d’y précipiter les catastrophes.

Sous un coup inattendu de majorité, le ministère Rastignac fut placé dans l’alternative de dissoudre la Chambre ou de résigner le pouvoir. Il va sans dire qu’il préféra en appeler aux électeurs, et grâce aux immenses travaux de captation dès longtemps pratiqués sur le corps électoral, cette épreuve lui amena cette funeste assemblée de satisfaits, qui pesa d’un si grand poids et d’une influence si désastreuses dans les destinées de la monarchie de Juillet.

Toutefois, le collège électoral d’Arcis fut du petit nombre de ceux qui résistèrent à la pression ministérielle. M. de Trailles, serviable et empressé pour les électeurs tant qu’il n’avait pas supplanté son beau-père, avait repris avec eux, aussitôt après sa nomination, ses airs insolents et rogues.

On lui reprochait de n’avoir pas une seule fois visité l’arrondissement pendant toute la durée de la législature qui finissait ; de plus, ses procédés avec sa femme aussi bien que sa vie dissipée et son ministérialisme à outrance, avaient amassé contre lui beaucoup de haines. Il trouva donc plus utile, au succès de sa candidature, de ne pas paraître dans le pays au moment de l’élection, et il s’en remit au chaleureux appui du ministère comptable avec lui d’immenses services rendus, pour faire sortir son nom de l’urne.

Le jour où fut connue la dissolution de la Chambre, Sallenauve était encore à Arcis, et la veille il avait vendu au notaire Achille Pigoult le château dont il n’avait pas voulu garder la propriété.

Néanmoins, aussitôt que les électeurs apprirent que leurs suffrages allaient être sollicités, d’un mouvement spontané, ils eurent la pensée de donner Sallenauve pour remplaçant à Maxime de Trailles, et une députation de notables, chargée de lui ouvrir la candidature, vint le trouver au moulin de Laurent Goussard, où à la grande joie de son oncle, il était allé s’installer aussitôt après la vente du château consommée.

Sallenauve avait dans l’allure habituelle de sa parole trop de dignité pour accueillir, par l’invocation du fameux proverbe : chat échaudé, la démarche faite auprès de lui. Mais ce fut le sens de sa réponse : il allégua des intérêts sérieux et pressants qui l’appelaient à l’étranger sans apparence prochaine de retour ; parla du tombeau de sa mère, destiné à devenir une des curiosités d’Arcis, et dont il voulait s’occuper sans retard ; bref, il se refusa à l’empressement des électeurs, mais leur donna une idée.

Par sa courte expérience de la vie représentative, il s’était assuré que pour la bonne direction des affaires publiques, les hommes de conscience sont peut-être plus utiles que les hommes d’un talent retentissant et sonore : il rappela donc aux électeurs qui étaient venus mettre à ses pieds la couronne parlementaire, qu’ils avaient dans Simon Giguet un candidat tout trouvé. Évidemment, sa longue patience le rendait digne d’intérêt, et par la fixité, en même temps que par l’indépendance de ses opinions, il semblait offrir à ses mandataires les plus désirables garanties.

À la suite de cette désignation qui, malgré les regrets créés par son refus, fit aussitôt fortune auprès des électeurs, Sallenauve, allant faire sa visite d’adieu à la mère Marie-des-Anges, l’engagea à vouloir bien user de son influence au profit de la candidature dont il s’était fait le patron. La vieille Ursuline eut alors souvenir des engagements conditionnels qu’elle avait pris avec Ernestine Molot, lorsqu’il s’était agi pour elle de devenir madame Simon Giguet, et, pour parler comme Bossuet dans sa péroraison de l’oraison funèbre du prince de Condé : Je veux bien, dit-elle, mettre au service de notre petit avocat qui, en réalité, est un garçon très honnête, les restes d’une voix qui tombe et d’une ardeur qui s’éteint. »

Ainsi, en partant, Sallenauve et Bricheteau emportèrent à peu près la certitude que le siège d’Arcis serait, sinon splendidement, au moins dignement occupé ; et en pensant à la terrible déchéance dont l’exclusion donnée à Maxime de Trailles allait frapper le salon politique de madame Beauvisage, ils se crurent suffisamment vengés de toutes ses noirceurs et de toutes ses intrigues.

Le jour même de leur arrivée à Genève, Bricheteau tomba malade ; pris d’une indisposition d’abord légère, qui bientôt eut tous les caractères de la fièvre typhoïde, près de trois semaines il fut entre la vie et la mort.

Sallenauve, pendant tout ce temps, ne quitta pas son chevet, et il le soigna comme l’enfant le plus chéri ne l’eût pas été par la plus tendre mère.

À la fin, le malade fut sauvé, mais une convalescence qui, au bout de deux mois laissait encore craindre des rechutes, resta un obstacle à la continuation du voyage, et ce fut seulement vers le commencement d’octobre 1845 que les voyageurs arrivèrent à Milan.

Dans cet intervalle, une correspondance, d’abord assez active, s’était poursuivie entre Sallenauve et son père ; mais tout à coup plus de lettres de Vautrin.

Dans la dernière qu’il avait écrite, il annonçait bien que, lassé d’attendre, il allait pousser plus loin en Italie ; mais n’était-il pas étrange que n’ayant point indiqué le lieu où il comptait faire quelque séjour, on n’eût pas eu de lui ultérieurement la moindre nouvelle et ne devait-on pas craindre qu’un malheur ne fût arrivé ?

À Milan, Sallenauve trouva une lettre qui l’attendait depuis plusieurs semaines. Par cette lettre, son père l’engageait à se rendre dans une ville et dans une principauté d’Italie dont de hautes convenances nous décident à ne pas faire connaître le nom. Là il devait trouver un palais (palazzo) disposé pour le recevoir, sans oublier un atelier pour les travaux de son art. Quant à Bricheteau, d’avance il était nommé organiste de la cour. « On les attendait tous deux avec impatience et on aimait à croire que tout l’établissement qui leur avait été ménagé aurait le bonheur d’être agréé par eux. »

Les commentaires des deux amis sur cette lettre furent infinis. Que Vautrin eût loué d’avance une maison, qu’il l’eût appropriée au goût et aux occupations de Sallenauve, il n’y avait rien là qui ne se comprît ; mais que, par cette place d’organiste princier, qu’il avait ménagée à Bricheteau, il eût l’air de disposer des faveurs souveraines, voilà assurément qui devait paraître fort singulier.

— Pourvu, finit par dire Sallenauve, que monsieur mon père n’ait pas eu l’idée de quelque métamorphose dans le genre de celle du comte Halphertius !

— Oh ! pour cela, répondit Bricheteau, je suis caution qu’il n’en est rien ; le pauvre homme a trop peur de vous déplaire. Mais c’est un personnage si plein de ressources !

Enfin, le moyen de savoir, c’était d’y aller voir. Sallenauve et Bricheteau se mirent donc en route pour la résidence qui leur était désignée. Comme leur voiture passait sous un bel arc de triomphe antique qui marque l’entrée de la ville où ils se rendaient, à l’une des portières un douanier, à l’autre un carabinier se présentèrent pour faire leur office.

— Le passeport de Leurs Excellences ! dit le soldat qui, voyant une voiture de poste attelée de quatre chevaux, n’avait pas peur de compromettre une qualification prodiguée d’ailleurs à tout propos, en Italie, pourvu que le voyageur ne voyage pas le sac sur le dos.

Sallenauve n’avait pas eu le temps de répondre que la formalité du passeport ne lui avait pas semblé nécessaire, qu’un domestique en riche livrée s’était précipité au-devant de la voiture, et avait demandé si ce n’était pas à monsignor Sallenauve qu’il avait l’honneur de parler.

Sur un oui assez étonné de Sallenauve, cet homme dit un mot à l’oreille du soldat, et courut de l’autre côté de la voiture en faire autant du douanier. Aussitôt les deux fonctionnaires s’écartèrent en saluant respectueusement et crièrent au postillon qu’il pouvait marcher. Quelques mots prononcés en italien par le domestique, qui ensuite partit courant à toutes jambes, mirent le postillon au fait du chemin qu’il devait suivre. Quand le centaure eut été avisé de l’importance des voyageurs qu’il avait l’honneur de conduire, des salves de coups de fouet à faire mettre aux fenêtres toute la ville, se succédèrent sans interruption, et, lancée au galop, quelques minutes plus tard la voiture s’arrêtait à la porte d’une habitation magnifique.

Un fattore ou intendant, en habit noir, s’avança pour recevoir les voyageurs à la descente de leur berline, et, en assez bon français, en câlinant sa voix :

— Leurs Excellences, dit-il, étaient bien impatiemment attendues.

Conduits à travers des appartements splendides à deux chambres à coucher presque contiguës, Sallenauve et l’organiste y trouvèrent chacun un valet de chambre français qui s’empressa de les aider dans les soins de toilette toujours si nécessaires et si désirés au terme d’un voyage.

Leurs ablutions faites, les deux amis se réunirent dans un salon qui, par une fenêtre ouverte, laissait entrevoir un véritable jardin d’Armide.

— Décidément, dit Sallenauve, c’est un conte des Mille et une Nuits.

— Et voyez donc, dit Bricheteau, en l’entraînant sur le balcon de la fenêtre ouverte, au mois d’octobre, une pareille splendeur de végétation !

Pendant que nos voyageurs étaient occupés à contempler une sorte d’océan de verdure qui s’étendait sous leurs yeux à perte de vue, un domestique s’approcha de la porte-fenêtre qui donnait accès sur le balcon, et dit avec toute l’emphase italienne :

— Excellences ! M. le chancelier de la police et de la santé publique !

Sallenauve et Bricheteau se retournèrent vivement et allèrent au-devant du personnage qui leur était annoncé.

Bone Deus ! Portant un uniforme chamarré d’or et de soie, un chapeau à plumes blanches sous le bras et une espèce de plaque brodée sur le côté droit de son habit, Vautrin se tenait devant eux.

— Ah ça ! dit Bricheteau avec sa rude franchise, quel carnaval est ceci ?

— Ceci, répondit le haut fonctionnaire, en prenant un siège et en faisant signe à ses interlocuteurs de l’imiter, est très sérieux et très légitime. Pendant que je vous attendais à Milan, le souverain de ce petit pays, roi d’Yvetot très aimable et très galant, malgré ses soixante hivers, se trouvait aussi dans la capitale de la Lombardie. Ayant l’idée d’un prochain mariage, il était venu présider lui-même au montage de quelques pierreries, au nombre desquelles figurait un grenat syrien dont la valeur est inappréciable. Unique dans son espèce, pesant vingt-neuf carats, et d’une eau sans reproche, cette précieuse pierre est grevée de substitution, comme cela se pratique en Italie, même pour les statues et les tableaux ; en d’autres termes, elle ne peut être valablement vendue, puisque celui à laquelle elle parvient par héritage, doit la conserver et la rendre par la même voie à son successeur.

— Nous savons ce que c’est qu’une substitution, dit Bricheteau, qui avait été exécuteur testamentaire de lord Lewin, et qui se piquait de savoir les affaires.

— Malheureusement, reprit Vautrin, si ce superbe grenat ne pouvait être vendu il pouvait être volé, et c’est ce qui arriva chez le joaillier qui avait été chargé de le monter à neuf. Vous comprenez l’émoi du bijoutier et du propriétaire. La police est aussitôt sur pied ; mais, après beaucoup de recherches, rien.

— C’est tout simple, dit Bricheteau, le voleur, sans doute, était déjà bien loin.

— Je suis, continua Vautrin, probablement plus facile à découvrir que les pierres précieuses, car la police lombardo-vénitienne, qui n’avait pas su retrouver le bijou, avait très bien flairé, sous mon nom de M. Jacques, le fameux Saint-Estève de Paris. Un matin, le chambellan du prince m’adresse un petit billet poli, en m’engageant à passer au palais où est logé son auguste maître.

« Monsieur Saint-Estève, me dit brusquement le prince, sans marchander avec mon incognito, vous savez le vol dont je suis victime. Messieurs de la police vous ont désigné à moi comme étant le seul homme, après leurs efforts restés inutiles, qui ait la chance de me faire retrouver mon grenat. Voulez-vous tenter l’entreprise ? Il n’est pas de récompenses auxquelles vous ne puissiez prétendre, si vous réussissez. » La mission acceptée, j’étudie l’affaire, et, au bout de trois jours, je rapporte au prince l’objet de ses anxiétés.

— Mais qui était le voleur ? demanda Bricheteau.

— Le joaillier, dit tout bas Vautrin ; après quarante ans d’une probité à toute épreuve, il avait compté que personne ne soupçonnerait la tentation à laquelle, comme un autre Cardillac, il avait succombé.

— Alors il a été pendu ? demanda l’organiste.

— Du tout, je lui ai fait grâce ; ce n’était pas un malhonnête homme ; c’était un malheureux qui avait eu un accès de folie. Ainsi, vous le voyez, il faut me garder le secret ; seulement, il a liquidé, s’est retiré du commerce, et, pour prix de ma clémence, a consenti à m’aider dans quelque chose de théâtral destiné à préparer la découverte du grenat ; de telle sorte, qu’à moitié fou de joie, le prince s’est pris pour moi d’une admiration sans pareille.

— Cette admiration, dit Sallenauve, l’a décidé à vous charger de la police dans ses États ?

— C’est-à-dire, répondit Vautrin, qu’il m’offrit une seconde mission. De temps immémorial, dans un coin inconnu de ses domaines, fonctionne un atelier de fausse monnaie qui est devenu la plaie de ses finances. Procédant à la manière des volcans, pendant un intervalle plus ou moins long, cette détestable industrie semble s’éteindre, puis tout à coup une éruption a lieu, et inondant le pays de ses produits, elle y jette partout la défiance et arrête toutes les transactions. Dernièrement, l’émission est devenue si audacieuse et si abondante, que, poussé à bout et ne pouvant comprendre l’éternelle impunité des faux monnayeurs, le peuple a fini par faire remonter ses soupçons jusqu’au gouvernement, qu’il accuse de connivence.

— Moi et mes ministres, ajouta le prince en terminant l’exposé de cette situation, en perdons la tête ; monsieur Saint-Estève, il faut mettre ordre à cela.

— Prince, répondis-je, je l’entreprendrais ; mais je suis las de la police des malfaiteurs ; la police politique et diplomatique, voilà quelle aurait été mon ambition.

— Qu’à cela ne tienne, me répondit le prince, la Jeune Italie et les sociétés secrètes, ne me laissent pas plus en repos que les autres souverains.

— Mais, prince, me connaissez-vous ? savez-vous que mon passé ne fut pas toujours à l’abri du reproche ?

— Je sais que vous êtes un homme merveilleux qui faites des miracles.

— Prince, lui dis-je encore, j’attendais à Milan deux amis de France ; un sculpteur et un musicien : deux hommes de génie.

— Je les attache à mon service.

— Le musicien accepte, répondis-je, et il touchera l’orgue de votre chapelle comme jamais organiste ne vous l’a fait entendre. Quant au sculpteur, c’est un artiste qui aime son indépendance ; il a cent mille livres de rente.

— Au moins il souffrira bien que je lui offre un de mes palais pour y établir son atelier.

— Toutes mes objections levées, je me laissai proclamer chancelier de la police et de la santé publique, et plus tard décorer de la plaque que vous me voyez. Pour messieurs les faux monnayeurs, ou je me trompe fort, ou j’ai mis la main sur leur nid, et à tout instant j’attends la nouvelle de leur arrestation. Reste maintenant la question du mariage du prince à laquelle je me trouve aussi mêlé, car il me met ici, comme on dit, à toute sauce, et la duchesse d’Almada…

— Monseigneur, dit un secrétaire en arrivant essoufflé, le commandant du détachement des carabiniers vous adresse la dépêche que voici.

— Il faut vraiment être partout, dit Vautrin de mauvaise humeur après avoir lu. Mes amis, ajouta-t-il en s’adressant à Sallenauve et Bricheteau, je m’invite à déjeuner demain matin ici, sans cérémonie.

Et avant d’avoir attendu leur réponse, il sortit avec l’importance hâtive d’un homme qui était devenu l’Atlas de la principauté.