La Famille Beauvisage/IV/5
V
LIQUIDATION GÉNÉRALE
— La duchesse d’Almada ! dit Sallenauve, aussitôt que Vautrin fut sorti, mais c’était le nom du vieux seigneur portugais pour lequel, à Rio de Janeiro, j’ai fait le buste de la Luigia. L’aurait-elle épousé et serait-elle ici ?
— Tout est possible, répondit Bricheteau, et entre les choses possibles je n’en sache pas de plus possible qu’une rencontre en Italie : à tout moment il arrive aux Anglais de s’y retrouver après s’être quittés l’année d’avant au Cap de Bonne-Espérance ou à Calcutta.
Quelques minutes plus tard, un chasseur, c’est-à-dire un de ces valets de pied qui portent un habit vert, des plumes de coq sur leur chapeau et des épaulettes de général, remettait respectueusement à Sallenauve un billet parfumé.
Il n’y avait pas moyen de s’y tromper : la Luigia seule pouvait écrire :
» Une ancienne amie de M. de Sallenauve, la duchesse d’Almada, aurait plus que de la joie à le revoir ; elle désire causer avec lui d’intérêts graves et lui fait demander à quelle heure elle pourra espérer un moment d’entretien. »
— Dites que je vous suis, répondit Sallenauve au messager ; et, en même temps, appelant un de ses gens : Quelqu’un pour me conduire chez la duchesse d’Almada.
— Votre cocher, excellence, vous conduira, répondit le domestique ; la voiture est attelée, il ne s’agit que de la faire avancer au bas du perron.
— Toujours les Mille et une Nuits ! dit Sallenauve : puis, prenant son chapeau, Bricheteau, ajouta-t-il, vous ne m’accompagnez pas ?
— Non, l’entretien me paraît devoir être très particulier, je crois que je serais de trop.
Sallenauve n’insista pas, et, en moins d’un quart d’heure, il était transporté dans le salon de la duchesse.
La Luigia, car c’était bien elle, le reçut avec des façons pleines d’élégance ; il ne restait plus rien chez elle de la Transteverine et de la comédienne. Elle était merveilleusement belle, plus belle même qu’elle n’avait jamais été, car, s’étant formé au contact du monde élevé dans lequel elle vivait depuis plusieurs années, elle était devenue, dans l’acceptation la plus élevée du mot, duchesse et grande dame. On eût dit qu’elle était née dans la sphère où seulement elle était montée.
— Comment se porte le duc d’Almada ? demanda Sallenauve, essayant de se tirer par cette question un peu perfide de l’embarras qu’il se reprochait d’éprouver.
— Mon père, répondit la Luigia, je l’ai perdu il y a près d’une année ; vous voyez, j’en porte encore le deuil.
— Votre père ?
— Oui, peu après votre départ du Brésil, le duc apprit la mort de sa femme et me pressa de l’épouser. C’était impossible, j’aurais encouru votre mépris. Je raisonnai ce pauvre vieillard, qui de moi ne pouvait vouloir que la certitude de m’avoir auprès de lui jusqu’à sa mort.
Deux jours après mon sermon, nous faisions une promenade en mer sur une embarcation légère ; c’était le soir, la brise était fraîche, le duc voulut me remettre sur les épaules mon châle qui avait glissé ; comme il se levait, un brusque mouvement de la barque lui fit perdre l’équilibre, et il fut précipité par dessus bord. Je nage passablement ; toutes les Transteverines savent nager dès leur jeune âge ; je me jetai après le vieillard, que j’eus le bonheur de sauver. Le lendemain, venant me remercier, car son accident n’avait point eu de suite : Eureka ! me cria-t-il.
« Oui, ajouta le duc, j’ai trouvé la solution du problème ! La loi, sans aucunes formalités permet d’adopter celui qui vous a sauvé dans un combat ou en vous arrachant aux flammes ou aux flots ; vous ne serez pas ma femme, vous serez ma fille et vous hériterez de ma fortune et de mon titre. »
Dites-moi, monsieur, ai-je bien fait d’accepter ?
— Sans aucun doute, répondit Sallenauve, votre courageux dévoûment arrangeait tout.
— Sa majesté brésilienne, reprit la Luigia, ne fut pas de votre avis, et, à raison de ma condition de comédienne, sans le passé, qu’elle ignorait, elle s’opposa de toutes ses forces à l’adoption qu’avait décidée le duc, jusqu’à le menacer d’une disgrâce, s’il passait outre.
« C’est bien ! me dit mon père en m’apportant l’acte en bonne forme et en me racontant la désapprobation qu’il avait encourue en haut lieu ; vous me parlez souvent de l’Italie, nous irons y finir mes jours. »
Et voilà, monsieur, comment vous me trouvez ici.
— Je ne m’en étonnerais pas, répondit Sallenauve, même quand l’explication serait moins naturelle ; nous le disions il y a un moment avec Bricheteau : tout arrive.
— Même, demanda la Luigia, que le vieux prince ici régnant soit devenu amoureux de moi, et qu’il ne tienne qu’à moi de devenir sa femme ?
— Sans doute, dit Sallenauve, vous êtes comme Hélène, dont la beauté, selon Homère, parlait au cœur des vieillards. Le vieux pair d’Angleterre et lord Barimore, le marquis de Ronquerolles, Rastignac, qui n’était pas de la première jeunesse, le duc d’Almada, et enfin ce prince souverain.
— Ce qui explique sans doute que de plus jeunes… reprit vivement la duchesse, sans achever sa pensée.
— Pourquoi me dites-vous cela ? répondit Sallenauve ; il n’y eut jamais rien entre nous que de conditionnel. Je n’accepte pas votre reproche.
— Mais, dit la duchesse, sans l’opposition de monsieur son fils, vous acceptiez très bien la main de madame de l’Estorade. Cette femme, ajouta-t-elle avec un mouvement qui rappelait la Luigia d’autrefois, non encore passée au grand laminoir social, je l’avais deviné, la première fois qu’elle vint dans votre atelier, qu’elle serait la perte de toutes mes espérances !
— Dites donc qu’elle aura été la cause de votre fortune ; car le parti qui s’offre à vous, vous ne ferez pas la faute de le refuser.
— Je le refuserais encore si vous m’en donniez le conseil.
— Oui, mais c’est justement la chose au monde qu’il m’est le moins permis de vous conseiller.
— Vous n’auriez rien su, répondit la Luigia, et je ne vous eusse pas mis dans la nécessité de me parler comme je sens bien que la délicatesse vous le commande, si les renseignements qui me sont parvenus de Paris ne m’avaient appris que vous n’étiez plus libre.
— Ma liberté, je ne l’ai pas abdiquée, que je sache.
— Vous vous trompez, répondit la Luigia, vous êtes trop honnête homme et malgré votre froideur qui vous eût fait un digne époux de madame de l’Estorade, vous avez le cœur trop bien placé pour ne pas vous représenter que cette pauvre enfant, qui vous aime et qui mourra si vous continuez de lui être cruel ; vous ne pouvez la sacrifier à des appréhensions ridicules. Comme si la femme ne se refaisait pas de fond en comble pour l’homme qu’elle aime et comme si, dans l’immensité de son amour, ne devaient pas s’absorber tous les défauts de son éducation.
— Vous êtes étrange, madame, dit Sallenauve, de me plaider la cause de Naïs ! Êtes-vous assez libre vous-même pour faire convenablement ce rôle sans donner à penser ?
— Oh ! dit la Luigia, vous ne croyez pas ce que vos paroles semblent laisser supposer. Vous savez bien qu’il n’est pas de princes et de fortunes que je n’eusse été prête à vous sacrifier. Si je vous parle de cette enfant, c’est que je l’aime de vous aimer ; c’est qu’elle ne vous aime pas comme son glaçon de mère, en se retenant de toutes ses forces sur la pente ; c’est qu’elle vous aime, elle, à plein cœur, jusqu’à en mourir, sans regarder ni devant, ni derrière, ni à ses côtés, et en allant droit à vous comme une flèche lancée.
— Ne parlons plus de moi, dit Sallenauve.
— Si fait, dit la duchesse, un mot encore : vous retournez à votre art ?
— Oui, dit Sallenauve, c’est maintenant la consolation de ma vie et toute mon espérance.
— Bien ! dit la duchesse en lui tendant la main et en la lui serrant, vous ferez des chefs-d’œuvre, car, comme Poussin, comme Michel-Ange, vous ne dépensez rien au dehors. Élève de ce bon Bricheteau ! ajouta-t-elle en souriant, maintenant, ce mariage, que faut-il que je fasse ? Donnez-moi un avis ?
— Mais le faire, répondit Sallenauve.
— Soit, dit la Luigia ; seulement il y a deux manières de le prendre : ou maëstoso, pour me servir des termes de mon ancien métier, ou à petit bruit, sotto voce. La première façon est dans les idées du prince, et rien ne la lui défend ; il est adoré de ses sujets, il a trois fils pour héritiers, et c’est pour lui une pure affaire de cœur ; sans complication de la question d’État. Quelques bienfaits répandus autour de moi m’ont donné de la popularité ; je serai donc acceptée par le peuple, sinon par la noblesse, qui s’incline, elle, devant le maître, et ne fait que penser ses murmures. Mais l’autre manière, un mariage de conscience, dans la donnée de celui de madame de Maintenon, me plairait davantage ; il m’assurerait votre estime en vous montrant que je ne vous ai pas sacrifié à une pensée ambitieuse…
Les portes du salon où se passait la scène s’ouvrirent avec fracas.
— Le prince ! cria un chambellan, qui se retira après cette annonce.
— C’est lui ! Altesse, dit la Luigia en montrant Sallenauve à l’auguste survenant.
Il paraît qu’elle ne lui avait rien caché de tout son passé.
— Je suis sûr, dit le prince, que monsieur a parlé pour moi, raisonnable comme vous me l’aviez peint.
— Oui, monseigneur, dit Sallenauve en s’inclinant, les princes qui ont le courage d’être heureux sont trop rares pour qu’on n’aime pas à voir couronner ce courage.
— Merci, monsieur, dit le prince, nous nous reverrons.
Et Sallenauve fut congédié avec un sourire.
Pendant que Sallenauve, de retour auprès de Bricheteau, lui rendait compte de son entrevue avec la Luigia, Vautrin, parti à cheval, suivi d’un seul domestique, arrivait à quelques lieues de la résidence princière, dans un de ces sites sauvages auxquels s’est complu le pinceau de Salvator Rosa.
Là, il trouvait le détachement de carabiniers, dont le commandant lui avait fait parvenir une dépêche, bloquant hermétiquement un vieux château aux trois-quarts en ruine, et qui, dans le pays, passait pour inhabité.
Affectant les formes et le langage militaires :
— Il ne s’agit pas, monsieur, dit Vautrin à l’officier, de s’amuser à la moutarde ; pendant que vous les cernez ; ces gens peuvent avoir des issues secrètes ; donnez donc l’ordre à votre troupe d’entrer la carabine au poing dans ces décombres ; je marche avec vous, et dans un quart d’heure, coûte que coûte, nous devons être dans la place.
Voyant que l’on faisait mine de pénétrer dans leur repaire, les défenseurs du château, malgré la nuit qui arrivait, engagèrent une vive fusillade.
Électrisés par Vautrin, qui ne se ménageait pas plus que s’il eût été du métier, les soldats eurent bientôt fait de pénétrer dans l’enceinte barricadée.
Après quelques minutes d’un combat corps à corps, les malfaiteurs, non sans avoir fait quelques victimes, furent tués, mis hors de combat ou obligés de chercher leur salut dans la fuite.
M. le chancelier de la police fit alors allumer des torches, et put se livrer tranquillement à l’exploration des lieux. Un souterrain ne tarda pas à être découvert.
Là était établi un outillage des plus complets pour la fabrication de la fausse monnaie. L’expédition avait donc eu tout le résultat désiré ; restait maintenant à commencer l’instruction par l’interrogatoire de quelques prisonniers que l’on avait faits.
En travers de l’entrée d’une salle assez confortablement meublée, où M. le chancelier de la police allait tenir ses assises, était étendu un cadavre. Comme on s’empressait de l’enlever, afin de laisser libre le passage, les yeux de Vautrin tombèrent sur le pâle visage du mort qui lui offrit une étrange ressemblance.
Il fit alors plus soigneusement éclairer cette singulière apparition ; mais, sous la lumière jaunâtre de la torche, la ressemblance ne parut que plus frappante.
— C’est inconcevable, se dit alors Vautrin, M. de Lanty mort ici, quand il y a six mois il a été enterré à Paris !
Néanmoins il prit place devant la table où il allait faire les fonctions de juge instructeur après avoir installé auprès de lui un bas officier, qu’il avait choisi pour lui servir de greffier, il interrogea quelques prisonniers, en dirigeant ses questions de manière à avoir l’explication de la bizarrerie qui le préoccupait ; mais par cette voie aucun renseignement ne put être recueilli.
Tout à coup un grand bruit se fait à la porte de la salle.
— Veux-tu marcher, sorcière ! criaient les soldats entraînant une femme qui venait d’être découverte dans une pièce reculée du château.
Poussée par la crosse des carabines jusque sous l’œil de Vautrin, cette femme, qui, malgré ses cheveux blancs, luttait comme une lionne, fit, à ce qu’on peut croire, une impression singulière sur M. le chancelier, car il s’écria :
— Tout le monde dehors ! Vous aussi, monsieur le greffier, ajouta-t-il en s’adressant à celui qui faisait auprès de lui cet office.
Pendant que cet ordre s’exécutait, la prisonnière avait repris haleine et s’était reconnue, si bien qu’au moment où Vautrin, après être allé fermer la porte, se retrouva dans la zone de lumière que formaient deux flambeaux placés sur la table :
— Tiens, lui dit sa justiciable en le reconnaissant, c’est toi maintenant qui envoies les autres au pré (le bagne) ; de la belle ouvrage que tu fais-là ?
— Comment es-tu ici ? demanda Jacques à Jacqueline.
— Moi, je suis conséquente, répondit fièrement la Saint-Estève, et je ne me laisse pas comme toi, emberlificoter dans les embêtements de la vertu.
— Tu as tort, Jacqueline, répondit Vautrin avec gravité, de toujours tenter le ciel, car enfin, si tu étais tombée en d’autres mains que les miennes, où en serais-tu ?
— J’en serais où j’en suis. Crois-tu pas me tenir ? Non, mon vieux, on y a mis ordre.
— Malheureuse ! tu as pris quelque chose !
— Parbleu donc ? on aurait toute sa vie étudié les poisons pour ne pas s’en repasser une dose dans un moment difficile ! Non, monsieur le magistrat on n’a pas besoin de ta grâce. Quand j’ai vu tomber mon amant, c’est bien ! me suis-je dit, plus rien à faire dans ce monde, et j’ai bu un petit coup qui m’endormira tout à l’heure sans douleur !
Comme Vautrin se levait pour appeler du secours :
— Bouge pas, mon Jacques, lui dit la Saint-Estève, je te sais gré tout de même de ton bon mouvement ; mais rien n’y peut faire, je me suis administré de la première qualité. Tiens ! pour qui donc qu’on la réserverait si ce n’était pour sa petite individu ! J’ai aux environs d’un quart d’heure, causons plutôt de bonne amitié.
En voyant dans le voisinage de la mort cette espèce de gaîté invraisemblable, qui poussait sa tante à affecter le langage de ce qu’elle appelait toujours son bon temps, Vautrin eut une idée : « Elle fait semblant, pensa-t-il, de s’être empoisonnée pour attirer sur elle mon intérêt : c’est bien là une de ses roueries, et dès-lors se laissant, sans autre préoccupation, aller à la pente de sa curiosité :
— Ah ça ! ton amant, qu’on t’aurait tué, dit-il, serait-ce M. de Lanty ? Comment cela serait-il possible ? J’ai vu passer son convoi à Paris, il y a déjà six mois.
— Es-tu gnole ! dit la Saint-Estève, M. de Lanty, ce n’est pas à toi qu’il faut l’apprendre, c’est Duvignon le chimiste, condamné à mort pour la même chose d’aujourd’hui, en l’an VIII de la République.
— Je sais cela, répondit Vautrin, je l’ai reconnu à Arcis lors de l’enterrement de Catherine Goussard, malgré les changements que le temps et des soins particuliers avaient apportés à sa personne ; et même, je le lui ai dit à un relais de poste où nous avions une altercation pour des chevaux qu’il voulait avoir, quoique je fusse arrivé le premier.
— Eh bien ! c’est justement pour ça que tu le retrouves aujourd’hui ici. De se voir ainsi reconnu lui a tourné la tête, à ce pauvre homme, ainsi que d’apprendre, qu’en son absence, sa femme avait reçu un Marseillais, son ancien galant : Faut que je meure, s’est-il dit alors, d’où tu as vu son enterrement.
— Mais personne n’a soupçonné alors un suicide, on a parlé d’une attaque d’apoplexie ; d’ailleurs, s’il était mort, encore un coup, comment te l’aurait-on tué ici ?
— Ah ça ! tu ne te rappelles donc pas qu’il a sa manière de mourir à lui, qui est d’être encore vivant, quand on a soin de lui faire prendre une contre-mort, dans les quarante-huit heures qui suivent sa léthargie. C’est pour cela qu’il est venu me trouver, la veille qu’il devait s’assoupir, en me chargeant d’aller le réveiller dans son tombeau à Marcoussis. C’est le plus grand chimiste, vois-tu, qui ait existé : il a fait des découvertes magnifiques, dont il n’a jamais dit le secret à personne. C’est avec le même trompe la mort, pendant que tu étais au pré, qu’il t’a subtilisé Catherine Goussard et qu’il l’a emmenée avec lui dans les pays étrangers. Mais il l’a plantée là, et après s’être embâtée pendant des années de la belle madame de Lanty, qui lui faisait des traits ; quoiqu’il m’en voulût de ce que je n’avais pas déposé, disait-il, comme il faut, dans son procès criminel, au dernier moment il a pensé à moi, parce que, vois-tu ? la chanson est vrai : On revient toujours…
— Alors, dit Vautrin, quand tu m’as annoncé que tu ne partais plus et que tes idées étaient changées ?…
— Eh donc ! répondit la Saint-Estève, je trouvais plus gentil de partir avec un ancien ami, qui ne serait pas toujours à me rassoter de son fils, de son repentir et de sa vertu.
— Et c’est ici que vous vous rendiez en quittant la France ?
Jacqueline Collin ne répondit pas d’abord à cette question ; elle porta une main à son estomac comme si elle y éprouvait une sensation pénible.
— Qu’as-tu ? dit vivement Vautrin en recommençant à croire au poison.
— Rien, dit cette femme de fer, c’est l’autre qui gagne les environs du cœur ; je meurs comme Socrate, mais par une ciguë perfectionnée qui se prend en pastilles et dont j’ai toujours eue sur moi. Quant à ce que tu me demandais : si c’était ici que nous nous étions rendus ; oui, mon chéri, ici… dans ce château où, depuis des années, Duvignon a toujours eu sa fabrique… parce que, même étant riche… il n’a jamais cessé… de cultiver son art… Qui a bu boira.
— Jacqueline ! criait cependant Vautrin en la secouant et en lui frappant dans les mains, est-ce que vraiment tu aurais pris quelque chose ?
La Saint-Estève, dans une longue expiration, parut rassembler la force de vivre encore un moment.
— Allons, dit-elle d’une voix éteinte, c’est bien, tu prends part à ta vieille tante ; mais défie-toi, j’ai retrouvé ici…
Le poison l’empêcha d’achever sa phrase.
Après avoir assuré la morte sur son siège, où elle fut maintenue par la raideur cadavérique qui avait envahi les extrémités inférieures, il déposa respectueusement un baiser sur son front ridé et déjà d’un froid de glace.
Ensuite, ouvrant la porte de la salle mortuaire et appelant l’officier qui commandait le détachement :
— Monsieur, dit-il, cette femme est morte, empoisonnée sans doute, pendant que je l’interrogeais. Vous allez conduire les autres prisonniers à la résidence, où vous les ferez écrouer à la maison d’arrêt. Laissez ici quelques hommes à la garde des morts, que l’on rassemblera dans cette salle. Et surtout, les plus grands égards pour ces restes humains qui sont ceux de gens non encore jugés et, par conséquent, présumés innocents ! En passant au prochain village, j’enverrai le curé pour leur donner la sépulture chrétienne.
Cela dit, Vautrin enfourcha son cheval et il partit au galop, comme s’il espérait que le mouvement l’aiderait à secouer ses idées funèbres.
Il dut faire un grand détour pour aller jusqu’au village où il devait trouver un prêtre, perdit ensuite du temps à l’éveiller et à lui donner ses instructions, en sorte qu’il était près de cinq heures du matin quand il se présenta au palais pour rendre compte au prince de son expédition.
Il voulait à toute force être introduit sur-le-champ, et, comme une altercation assez vive s’était élevée entre lui et le premier valet de chambre, qui refusait obstinément d’aller réveiller son maître, survint le grand-maître de la garde-robe, qui, le prenant à part, lui dit :
— Nous avons eu, cette nuit, un mariage à la chapelle du château ; cela s’est fait de la main gauche et sans aucune cérémonie ; j’étais l’un des témoins, et l’on nous a recommandé le plus inviolable secret ; mais vous, je sais que vous êtes au courant, et vous aurez même, je crois, à mettre demain quelques bruits publics en circulation, pour dépister la curiosité et les commentaires.
Vautrin vit que le premier valet de chambre, qui avait été l’autre témoin, comme Bontems pour Louis XIV, était parfaitement dans son rôle en lui refusant l’accès de la chambre à coucher du prince, et il se retira en haussant les épaules.
Le lendemain, sur les onze heures, après avoir eu son audience, il vint au palais habité par Sallenauve, et comme on le pressait sur la préoccupation à laquelle il semblait livré, il ne put se tenir de raconter la lugubre scène de la veille. Naturellement ce récit assombrit beaucoup le déjeuner.
Vers midi et demi, Vautrin demanda sa voiture et prit congé des deux amis pour se rendre à son département, emportant toujours sur son front le même nuage de tristesse. Il était à peine sorti depuis quelques minutes, qu’on entendit dans la rue une grande rumeur. Les deux amis coururent à une fenêtre donnant sur la cour pour savoir ce que cela signifiait, ils virent alors un jeune homme blond que les valets de pied tenaient par le collet, et en même temps la voiture du chancelier rentrant dans la cour du palais et venant s’arrêter au perron, Vautrin en fut retiré tout sanglant.
Transporté avec l’aide de Sallenauve et de Bricheteau dans l’antichambre, où aussitôt fut apporté un matelas sur lequel on le déposa, il ne tarda pas à reprendre la connaissance qu’il avait perdue sous la force du coup.
Le chirurgien du prince, aussitôt appelé, sonda la blessure et parla d’envoyer chercher en toute hâte les secours de la religion.
Vautrin les reçut sans pouvoir parler, mais avec toutes les démonstrations de la foi la plus vive ; ensuite, ne cessant pas d’avoir l’œil sur son fils, et tenant sa main qu’il essayait encore de serrer de sa main défaillante, il partit pour aller devant Dieu, où il est à espérer que son repentir et ses ardeurs de paternité lui auront été comptés.
On sut que l’assassin était un Allemand qui avait fait partie de la bande des faux monnayeurs ; au moment où il déchargeait, presqu’à bout portant un pistolet sur Vautrin, on l’avait entendu lui crier : De la part du baron de Werchauffen !
Quelques jours après, d’honorables obsèques furent faites au défunt, et, le soir même du service, après avoir écrit au prince pour le remercier de son hospitalité, Sallenauve, accompagné de Bricheteau, partit pour Rome. Là il établit son atelier près du palais Barberini, à deux pas de l’atelier de Thorvaldsen, le grand sculpteur danois, qui avait donné des conseils à sa jeunesse, et dont on fait aussi souvent honneur à la Suède qu’au Danemarck, attendu le voisinage des deux pays.
Au bout de deux ans, tout en produisant d’autres œuvres remarquables, Sallenauve avait achevé le mausolée de sa mère, et dans la compagnie de Jacques Bricheteau, devenu organiste de Saint-Jean-de-Latran, il revenait à Arcis pour présider à l’érection du monument dans la chapelle des Ursulines.
L’inauguration fut faite avec une grande pompe en présence de toutes les notabilités de la ville, y compris Simon Giguet, député de l’arrondissement, que l’intervalle d’une session avait ramené dans ses foyers.
M. J. P. Delignou, toujours professeur de rhétorique au collège communal, publia une relation de la cérémonie, et on peut imaginer son bonheur quand il vit que quelques fragments de son article avaient été reproduits dans les journaux de Paris.
À dater de ce moment, la chapelle de mesdames les Ursulines fut ouverte aux nombreux visiteurs venant admirer la belle œuvre d’art que l’amour filial avait inspirée à l’ex-député.
Un jour, sortant de chez la mère Marie-des-Anges, qui, aussi bien que l’oncle Laurent Goussard, vivait toujours, Sallenauve, dont les journaux avaient prématurément annoncé le départ pour Rome, eut l’idée d’entrer dans la chapelle du couvent afin d’y faire une prière.
Le jour tombait, et à la lueur d’une lampe incessamment allumée devant la statue de sainte Ursule, il remarqua deux femmes agenouillées sur le bord de la grille qui entourait le tombeau de sa mère.
Quand les deux femmes, enveloppées de manteaux qui laissaient difficilement deviner leur tournure, eurent achevé leur pieuse station, elles se retournèrent pour sortir ; à ce moment, Sallenauve reconnut Naïs et madame de l’Estorade.
En voyant le visage de la jeune fille tout baigné de larmes, le sculpteur fut ému comme jamais il ne l’avait été de sa vie. Se servant alors, mais dans des vues plus directes et plus honnêtes, de la formule affectionnée par le comte Maxime de Trailles :
— Madame la comtesse, dit Sallenauve en s’avançant, j’ai l’honneur de vous demander la main de mademoiselle votre fille.
Le jour même où le mariage de Naïs était célébré à Saint-Thomas-d’Aquin, la Gazette des Tribunaux, à la suite de scandaleux plaidoyers par lesquels le dernier coup était porté au crédit financier et à la considération de la famille Beauvisage, insérait un jugement qui prononçait contre le comte Maxime de Trailles, la séparation de corps demandée par sa femme, pour excès, sévices et injures graves.