Albert Méricant (p. 163-171).
Troisième partie


TROISIÈME PARTIE



I

NE SAIT QUAND REVIENDRA


Les correspondances avec les pays lointains, outre l’agrément de vous apporter des nouvelles vieilles de plusieurs mois de date, ont encore celui d’être capricieuses et irrégulières. Ainsi, ce fut presque à la même époque que parvinrent à Sallenauve les deux lettres écrites à plus d’un trimestre de distance et lui annonçant, l’une, la mort de M. de l’Estorade ; l’autre, le succès de la contremine préparée par Vautrin.

À ces deux lettres il fit une seule et même réponse, datée du mois de février 1842 et qui a sa place ici :

« Pauvre M. de l’Estorade, écrivait-il, quelle rapide et quelle douloureuse fin ! Vous avez raison, cher Bricheteau, c’est quelque chose d’étrange que ce mal imprévu venant en quelque sorte couper l’herbe sous le pied à la vieille maladie dont on devait mourir et qui la met ainsi hors de service. Après cela, cet arrangement n’est-il pas un bienfait de la Providence ? Par la manière dont il a été emporté, quelles angoisses épargnées à ce malheureux et aux siens ! Vous le représentez-vous gardant jusqu’à la fin la pleine et entière jouissance de ses facultés ! La lettre de Marie-Gaston serait venue le torturer et ajouter à ses douleurs physiques le supplice de la jalousie. J’aurais été pour lui un fantôme obsédant son lit de mort, et certainement il aurait fait prendre à sa femme un de ces engagements qu’on ne décline jamais au moment suprême, et qui, ensuite, peuvent devenir le tourment de la vie.

» Ce n’est pas qu’aujourd’hui surtout je pense à recueillir cette succession qui vient de s’ouvrir. Malgré les bonnes nouvelles que vous m’annoncez, je n’en ai pas moins terriblement perdu de ma valeur matrimoniale, et le célibat est pour moi une sorte de devoir d’honneur, à moins que je ne commence par révéler toutes mes plaies, et que, cette lèpre morale une fois connue, il ne se trouve encore une femme, ou assez folle ou assez généreuse, pour bien vouloir de moi.

» Mais tout en me désintéressant de la question, je trouve heureux pour madame de l’Estorade d’avoir échappé à la triste nécessité de contracter envers un tombeau une de ces dettes qui confisquent tout l’avenir et communiquent aux résolutions qu’elles viennent barrer, l’attrait fascinateur du fruit défendu.

» Savez-vous, cher ami, qu’il y a de quoi s’étonner quand on voit la manière dont le cercle qui, depuis quelques années, s’est formé autour de mon existence et de celle de madame de l’Estorade, va toujours se resserrant. Cette singularité, que vous a révélée M. de Maucombe et qui ferait de sa fille et de mademoiselle de Lanty deux sœurs consanguines, me frappe plus que je ne saurais dire. Il semble que, par une loi secrète de son étoile, une de ces deux femmes soit en toute chose destinée à marquer pour moi une rigoureuse contrefaçon de l’autre, et qu’en même temps, par une insensible mais incessante gravitation, les événements s’étudient à la pousser dans mon orbite.

» Quoi qu’il puisse être, en fin de cause, de cette force attractionnaire à laquelle je ne saurais être aujourd’hui d’humeur à donner une attention bien curieuse, toujours est-il que vous êtes dans le vrai, cher ami, quand vous dites que la folle passion de Naïs doit être surveillée et qu’il faut enfin couper court à ce sentiment.

» La question de la non-conformité d’âge ne se dresserait pas entre nous, que ce n’est pas à cette petite fille, si hâtive et si imprudemment développée par les gâteries de sa mère, que ma sérieuse et froide nature aurait l’instinct de s’enlacer.

» En faisant tout à l’heure à madame de l’Estorade mon compliment de condoléance, je l’engagerai à se départir sur ce chapitre de son indulgence accoutumée pour les petits travers de ses enfants, et, en somme, je lui conseillerai de prendre, d’une main autrement vigoureuse qu’elle ne l’a eue jusqu’ici, le gouvernail de sa famille. En même temps que les objets de son admiration grandissent et que bientôt ils auront leur volonté en propre, la voilà destituée du viril concours de la puissance paternelle, qui sait toujours mieux se faire respecter et obéir, et qu’elle y prenne garde ; les enfants qu’on a follement mignotés, une fois l’âge de l’émancipation venu, sont plutôt disposés à devenir des tyrans incommodes que des cœurs dévoués et reconnaissants. Ce résultat est tout à fait dans la loi de justice providentielle, qui veut qu’à toute débauche soit attachée sa punition inévitable. L’enivrement maternel, quelque belle que soit l’apparence de cet excès, n’en est pas moins un désordre, et il faut que les femmes qui s’y laissent entraîner se persuadent bien une vérité : c’est qu’il est plus facile et moins méritoire d’aimer ses enfants par de-là la raison que de les aimer sagement et avec mesure ; au fond, il y a une sorte de lâcheté à se laisser aller à la remorque de toutes leurs fantaisies et de tous leurs petits appétits dépravés, quand, au contraire, on a le devoir de lutter avec énergie contre le courant de tous leurs mauvais instincts.

» Je le crois comme vous, cher ami, après la scène dont vous m’avez si merveilleusement fait témoin, M. de Rastignac et M. de Trailles ne seront pas très empressés à recommencer avec nous la lutte ; et les cruelles et poignantes morsures que leur a infligées le terrible dogue qui s’est dévoué à ma garde leur laisseront des souvenirs assez vifs pour que je puisse maintenant reparaître en France avec sécurité. J’ai bien aimé cette confiance un peu imprudente que M. Saint-Estève a témoignée à nos ennemis, et vous avez raison, il y a un fonds de grandeur dans cet homme, dont d’ailleurs l’intelligence est véritablement supérieure ; mais j’aurai néanmoins de la peine à me faire à l’idée d’être le fils d’un tel père, et peut-être vaudrait-il mieux, pour lui comme pour moi, que nous restassions toujours à distance. Je ne sais rien dire encore de ce que j’éprouverai en sa présence, à supposer que jamais un rapprochement ait lieu entre nous. Je dois en convenir cependant ; cette nature, jusque-là si puissante et si énergique pour le mal, ayant reçu du sentiment de la paternité une modification si profonde, ce retour au bon et au juste par lequel ce vieillard, rompant avec tout son passé, cherche le chemin de mon cœur, ne sauraient me laisser indifférent et insensible. Si tout homme qui, par le repentir, se relève de sa chute, a droit aux encouragements et à l’amnistie de ceux qui n’ont pas failli, je comprends que pour moi le devoir de l’indulgence est ici plus étroit ; mais peut-être y a-t-il dans le cœur de l’enfant des trésors de tendresse et de charité moins abondants que dans le cœur de celui qui lui a donné la vie, car il faut bien vous l’avouer, jusqu’à présent le retour du père prodigue ne me donne pas une immense ardeur de tuer le veau gras.

» Là où se porte toute l’ardeur de ma pensée, c’est du côté de ma malheureuse mère, qui avait pour moi de si vastes désirs, et dont les fautes, peut-être inévitables aujourd’hui encore, sont si cruellement expiées.

» Toutes les informations que j’ai pu recueillir laissent à penser que, non contente de se voir retenue dans une étroite captivité, l’infortunée a été dirigée sur Tevego, espèce de colonie pénitentiaire que le docteur Francia avait fondée à l’extrémité nord du Paraguay, dans le voisinage des immenses solitudes du Grand-Chaco, pour y déporter ceux qui avaient encouru sa disgrâce. Arriver jusqu’à Tevego, en traversant furtivement, dans sa plus grande étendue, le Paraguay, cette espèce de Japon américain, également impénétrable pour le commerce, pour la science et pour la politique, c’est évidemment de tous les rêves le plus impossible. S’y rendre par le Brésil, en passant par la province de San-Paulo et par les régions inexplorées de la province de Mato-Grosso, où n’a pu arriver encore aucun voyageur, est une autre entreprise inexécutable. Un seul homme, le naturaliste allemand Henri de Langsdorff, a tenté quelque chose d’équivalent, et il a été obligé de revenir sur ses pas après avoir vu mourir la plupart de ceux qui l’accompagnaient dans son expédition.

» Du côté de l’ouest, c’est-à-dire dans la partie du pays baignée par le Rio-Paraguay, en côtoyant pendant près de cent lieues, à travers d’effrayantes solitudes, la rive droite de cette rivière, qu’on irait prendre au-dessus de Corrientes, à son confluent avec le Parana, on aurait une chance d’arriver jusqu’à la hauteur de Tevego, et, par cette voie, quelques rares tentatives d’évasion ont été couronnées de succès.

» Quand j’aurai acquis la certitude de la déportation de ma mère dans le Nord, malgré les énormes difficultés de l’entreprise, je n’hésiterai pas à essayer sa délivrance, et remarquez, cher ami, une nouvelle fantaisie de ma destinée ! Vous vous rappelez que lord Lewin, pour décider Marie-Gaston à le suivre en Angleterre, lui offrit une prétendue partie de suicide qu’ils devaient aller exécuter dans l’Amérique du Sud, au Saut-de-Guayra, immense cataracte qui coupe le cours du Parana. Eh bien ! c’est précisément dans ces parages que je suis maintenant appelé à aller, sérieusement, jouer ma vie contre les hasards d’une entreprise désespérée pour laquelle, même à prix d’or, je ne suis pas assuré de trouver des compagnons.

» Il ne faut pas se le dissimuler en effet, si je parviens à traverser ce désert coupé par d’impénétrables forêts, par les inondations du fleuve et d’une foule de cours d’eau ; par les immenses incendies que souvent la foudre ou les sauvages allument dans les hautes graminées des prairies ; si j’échappe aux féroces Indiens Moyabas qui infestent ces plaines sans fin ; aux jaguars, aux serpents qui s’en partagent avec eux la possession, il me faudra encore passer à travers les postes militaires échelonnés sur la frontière ; pénétrer jusqu’à Tevego ; en enlever la précieuse proie que je serai allé chercher, et par le même chemin, la ramener jusqu’au point où commencent les lieux habités. L’imagination ne reste-t-elle pas épouvantée à l’idée d’une telle accumulation d’impossibilités ?

» Vous ne vous étonnerez donc pas, cher ami, si, avant d’aborder cette terrible épreuve, je veux d’abord m’assurer qu’elle est décidément nécessaire, et si, par la longueur et la prudence de mes préparatifs, je tâche à lui ménager quelque apparence lointaine de succès.

» Demandez, je vous en supplie, à la mère Marie-des-Anges de m’accorder le secours de ses prières, car il n’y a que Dieu qui puisse me conduire : le courage, la force et la prudence d’un homme ne peuvent rien dans une lutte pareille, si ce n’est de faire de lui un instrument passif, persistant et résigné. »

Au mois de juin 1842, autre lettre de Sallenauve à Jacques Bricheteau :

« Cher ami, écrivait-il, j’avais calomnié mon vénérable père, j’entends mon père officiel, celui qui est sorti pour moi de cette folle conspiration par laquelle je devais être élevé au trône du Paraguay.

» Il n’a pas pris, comme je l’avais supposé, le parti d’aller se faire espion du dictateur Rosas : il s’est avisé de quelque chose de plus ingénieux.

» Quand la Luigia quitta la France, son dessein, vous le savez mieux que personne, était de se rendre aux États-Unis, où vous avez appris son succès immense, et ensuite de se faire entendre à Rio-de-Janeiro. Dans cette ville où, dit-on, il y a une salle d’opéra comparable à celle de Milan, le goût de la musique est excessivement répandu.

» Déjà, depuis plus de six mois, les journaux de Montevideo sont remplis du récit des ovations dont le beau talent de notre amie est l’objet dans la capitale du Brésil ; mon noble père, se sentant aux expédients, a bâti une combinaison là-dessus.

» Je reçois une lettre de la grande artiste, m’annonçant qu’elle a vu le marquis de Sallenauve, et qu’elle a su par lui tous mes malheurs.

» Ruiné par une banqueroute, à ce qu’a raconté ce misérable, j’ai été forcé de donner ma démission de mon siège à la Chambre et je suis venu le retrouver dans l’Uruguay, où lui-même n’attendait que l’arrivée de ma mère pour achever, par son mariage avec elle, de régulariser complètement ma position de famille.

» Mais ma mère, retenue prisonnière au Paraguay, n’a pu venir nous rejoindre ; en attendant, toutes nos ressources se sont épuisées, et, mourant d’une maladie de langueur, je me serais décidé à députer le marquis à la Luigia, pour lui demander quelques secours d’argent.

» Heureuse de s’acquitter avec moi, la Luigia lui a remis immédiatement une somme de vingt mille francs, en le suppliant de lui faire passer de mes nouvelles ; mais oncques elle n’en a reçu.

» Outre qu’elle est fort inquiète de l’état de ma santé, elle n’est pas sans quelque crainte d’avoir été trompée par un audacieux intrigant, car l’homme auquel elle a remis cette somme de vingt mille franco, serait, lui a-t-on dit, resté plusieurs semaines à Rio-Janeiro, après sa visite chez elle, et il aurait fait au jeu des gains considérables, à la suite desquels il aurait disparu sans qu’on puisse savoir ce qu’il est devenu.

» La Luigia me supplie, si je suis réellement à Montevideo, ce qui ne lui paraît pas absolument incroyable, parce qu’elle a vu ma démission annoncée dans les journaux français, de lui faire savoir dans quelle situation je m’y trouve, et elle se met à ma disposition de toute manière, regrettant que son engagement avec l’impresario brésilien ne lui permette pas d’aller elle-même chercher des renseignements qu’elle espère de mon ancienne bienveillance pour elle.

« S’il était vrai, ajouta-t-elle, que vous ayez retrouvé votre mère et qu’elle soit retenue en captivité au Paraguay, j’y pourrais peut-être quelque chose. J’ai ici un autre lord Barimore ; le duc d’Almada, chambellan de l’empereur, s’est épris pour moi d’une passion qui va jusqu’à la folie. On trouverait difficilement un soupirant moins dangereux, car c’est un vieillard de quatre-vingt-trois ans, mais galant, propret, sans aucune des infirmités et des déplaisances de son âge. Je n’ai qu’un mot à lui dire, et tout le crédit que le ministre des affaires étrangères, son neveu, peut avoir auprès du gouvernement du Paraguay, sera mis à votre disposition pour obtenir la liberté de votre mère.

» Vous devriez vous-même, me dit encore la Luigia, venir à Rio-Janeiro ; vous y seriez accueilli avec le plus grand empressement. Les Brésiliens ont le goût des arts, pour lesquels ils montrent eux-mêmes les plus grandes dispositions, et vous savez peut-être qu’en 1816, une colonie d’artistes français vint s’établir à Rio-Janeiro pour y instituer, avec la protection et les encouragements officiels du gouvernement, une École des beaux-arts. Cette fondation n’eut pas tout le succès et toute la suite qu’on avait pu espérer, mais il est resté une très vive sympathie pour l’art français, et tous ceux qui le représentent sont ici les très bien venus. »

» Il y a certainement, dans l’ouverture qui m’est faite par la Luigia quelque chose où je ne trouve rien de chimérique. Le cabinet de Rio-Janeiro est dans de très bons rapports avec son voisin, l’État du Paraguay, qui a besoin de son appui contre Rosas ; celui-ci, de tout temps, a eu la prétention d’absorber dans la confédération argentine le dictatorat du Paraguay comme ancienne dépendance de la vice-royauté espagnole de Buenos-Ayres. Il est donc très possible que, réclamée par le gouvernement brésilien, ma mère soit enfin rendue à la liberté.

» J’éprouve, d’ailleurs, un empressement bien naturel à aller me relever auprès de mon ancienne gouvernante de cette espèce de rôle de mendiant que ce misérable Sallenauve m’a fait jouer, et enfin si, par l’exécution de quelques objets d’art, je pouvais animer la bienveillance des grands seigneurs brésiliens en faveur de la pauvre captive, il se trouverait que la sculpture, que vous et elle m’avez si imprudemment fait déserter, deviendrait encore un des instruments de son salut.

» Je vais donc me mettre en route pour la capitale du Brésil, où vous aurez dorénavant à m’adresser vos lettres, et j’y resterai jusqu’au moment où j’aurai pu voir le succès, malheureusement assez éloigné, des démarches que l’on me fait espérer.

» L’État de l’Uruguay, qui est en guerre avec Rosas, ayant réclamé et obtenu l’appui du gouvernement français, j’avais un moment pensé à faire agir dans le même sens auprès du gouvernement du Paraguay le consul général de France, mais l’inutilité de l’intervention française en faveur du célèbre naturaliste Bonpland, qui, pendant plus de douze ans, a été retenu prisonnier par le docteur Francia, n’a rien qui m’encourage, et d’ailleurs il me répugne de demander quelque chose à l’un des agents de ce ministère dont messire de Rastignac est l’un des membres les plus influents.

» Si les efforts de la diplomatie brésilienne restent sans résultat, ou si sa tiédeur à me servir ne réalise pas les espérances que m’a fait concevoir la Luigia, je reprendrai l’idée de mon aventureuse entreprise ; car, il faut bien vous le persuader, mon ami, jamais vous ne me reverrez en France avant que le sort de l’infortunée qui m’a donné la vie et qui, à cause de moi, s’est jetée dans une série de tentatives si hasardeuses, soit définitivement fixé.

» Il est inutile de vous dire que je n’accepte pas votre dévoûment et que je ne veux pas vous voir venir partager mes périls. Cui bono ? Ce n’est qu’avec des hommes habitués à la vie des Pampas que je puis espérer de réussir, j’ai besoin de vous en France pour y administrer ma fortune, car j’aurai d’immenses dépenses à faire, et il ne faut pas que le nerf de la guerre vienne tout à coup à me manquer. »