Albert Méricant (p. 171-179).
Troisième partie


II

RIO-DE-JANEIRO


Au commencement de 1843, Sallenauve écrivait à Jacques Bricheteau :

« Cher ami, vous vous plaignez de mon long silence, et, en effet, depuis la lettre qui vous annonçait mon heureuse arrivée dans la capitale du Brésil, je ne vous ai pas donné signe de vie.

» À la manière dont les choses avaient débuté, je m’étais fait l’illusion d’une solution assez facile et assez prochaine. Présenté par la Luigia à son duc, j’en avais été admirablement reçu. Ce vieillard, qui est un gentilhomme de l’ancienne roche, avait voulu me conduire lui-même chez son neveu, le ministre des relations extérieures, et rien n’avait paru si simple à ce haut fonctionnaire que l’affaire dont je l’entretenais.

» Je fus donc plusieurs semaines remettant à vous écrire, dans l’espérance des heureuses nouvelles que j’aurais à vous adresser. Mais quand je vis les semaines s’écouler et devenir des mois toujours remplis par de belles paroles, qu’aucun effet ne venait confirmer, je tombai en proie à un profond découragement, et finis par ne plus même me sentir le courage de toucher une plume. Vint ensuite un travail entrepris pour aider au succès de ma sollicitation. Commencé sans ardeur, ce travail avait fini par m’absorber à ce point que, pendant qu’il s’achevait, je confesse avoir perdu en quelque sorte le sentiment de la vie réelle ; je ne vivais plus alors que de la vie de l’art, dans laquelle je m’étais replongé tout entier.

» Cette œuvre, par laquelle j’ai fait ma rentrée dans la sculpture, est tout simplement un buste de la Luigia. Nous nous apercevions que mon affaire n’avançait pas et, par le fait même de cette torpeur, le vieux duc, qui se pique de faire vite et bien tout ce qu’il entreprend, se refroidissait de plus en plus, dans la protection qu’il m’avait jusque-là accordée auprès de son neveu le ministre :

» Je sais bien, me dit un jour la Luigia, le moyen d’avoir le cher homme à notre dévotion ; mais ce moyen dans ma bouche a quelque chose de ridicule, et je suis vraiment bien empêchée pour vous le confier.

» Après s’être fait longtemps presser, la Luigia finit par m’avouer que la possession de son buste mettrait son adorateur au troisième ciel, et il fut convenu que, pour ranimer le zèle de l’endormi, nous essaierions de cette ressource.

» Quelque chose d’abord nous embarrassa : nous avions jugé que le présent devait être offert au vieux duc en la forme d’une surprise, ce qui, pour lui, en quadruplerait le prix ; mais le moyen que mon modèle me donnât secrètement des séances, quand le terrible soupirant ne la quitte pas d’un instant, et qu’à l’ancienne assiduité de lord Barimore il joint toute la soupçonneuse défiance d’une jalousie octogénaire et portugaise !

» Pourtant, en prenant les heures où son service, qu’il entend faire encore quelquefois, malgré son grand âge, le retenait au palais impérial, nous vînmes à bout de mener à bien l’entreprise ; et celle-ci, soit dit en passant, donna lieu entre la Luigia et moi à une assez singulière explication.

» La cantatrice est restée pieuse comme vous l’avez connue à Paris, et Rio-de-Janeiro n’est pas un pays où l’on désapprenne la dévotion. Elle a donc un confesseur qui est un vieux moine franciscain du couvent de Santo-Antonio, l’un des monastères les plus célèbres de la ville.

» Lors de la première séance qu’elle me donna, le saint homme était présent ; il assista de même à la seconde, puis à la troisième, si bien que je dus voir là un parti-pris dont il n’y avait pas lieu, ce semble, pour moi, de me montrer très satisfait. — Mais chère Luigia, dis-je à mon ancienne gouvernante, en voyant toujours ce vieux moine en tiers avec nous, permettez-moi de m’étonner de vos défiances. Vous ne posez maintenant que pour la figure, et, autrefois, quand il s’agissait de la Pandore, qui me mettait en proie à de bien autres tentations, vous avez eu en moi une foi absolue, entière, et je ne sache pas que vous ayez eu à vous en repentir. — À cette époque, me répondit cette étrange femme, j’étais libre et n’avais à rendre compte qu’à ma conscience. — Aujourd’hui vous ne l’êtes donc plus ? — Votre question est étrange ; ne voyez-vous pas ce que vous voyez ! — Comment ! le vieux duc serait pour vous autre chose qu’un ami ? — Sans aucun doute ; vous seul à Rio ignorez que sa prétention est de faire de moi sa femme. — Mais je vois à cet arrangement une difficulté : d’abord vous aviez refusé un pair d’Angleterre, ensuite le marquis de Ronquerolles qui était un jeune homme auprès du prétendant actuel ; de plus, vous êtes engagée avec moi. — Vous croyez plaisanter, me dit alors la Luigia ; mais rien n’est plus sérieux que notre conversation de Londres, où je vous fis entrevoir que nous pourrions finir nos jours ensemble, mais à la condition de vous voir remonter au rang dont vous étiez descendu. — Eh bien ! je ne suis plus député, et me voici maniant la glaise comme par le passé. — Oh ! me répondit-elle, ce n’est pas de la sculpture que vous faites en ce moment : en faisant mon buste, vous avez un autre but que celui de faire mon buste ; ce n’est pas ainsi que je vous veux ; un intérêt sans doute bien respectable passe pour vous, aujourd’hui, avant la religion de l’art ; mais, n’importe, vous y revenez tout doucement, et il faudra bien que ce qui est écrit s’accomplisse.

» Je fus stupéfait, je dois vous l’avouer, cher ami, de l’espèce de foi avec laquelle la veuve de Benedetto semblait mettre la main sur mon avenir.

» — Mais, lui objectai-je, pour l’accomplissement de votre prédiction, c’est un chemin étrange que votre union avec le vieux duc, car je ne vous crois pas capable de spéculer sur sa mort en vue d’un autre mariage que vous auriez dans la pensée : je vous ai toujours connu des sentiments plus nobles. — Comment voulez-vous, me répondit la Luigia, que je pense à épouser ce pauvre homme ? il a une femme en Portugal. — Alors, repartis-je, cette intimité déclarée dans laquelle vous vivez avec lui et qui vous conseille vis-à-vis de moi des précautions si singulières, prend un caractère plus grave ; le duc a beau être en quelque sorte hors d’âge, l’amour d’un vieillard, plus que tout autre, a quelque chose de compromettant. — Aussi a-t-il soin de dire que du moment où je serai décidée à lui donner ma main, l’obstacle disparaîtra, et la cour qu’il me fait est publiquement sur le pied d’une recherche matrimoniale. — Mais, comment l’entend-il ? il ne peut avoir publiquement aussi la pensée d’un crime.

» La Luigia haussa les épaules. — Vous ne savez pas, me dit-elle, qu’entre toutes ses idées du passé, mon vieux duc a conservé une foi entière à cette rêverie qu’on appelle la cabale. Il a un observatoire où, avec un vieux juif portugais, très versé dans l’étude des sciences occultes, il pratique des opérations astrologiques, et vingt fois il a refait mon horoscope qui, toujours, lui a annoncé que je porterais son nom.

» — Et vous croyez à cet horoscope ?

» — Je ne crois à rien, répondit la Luigia, je me laisse aller à la pente de l’avenir, sachant, comme je vous le disais lorsque je vous fis mes adieux à Ville-d’Avray, qu’à celui qui sait attendre bien des choses arrivent. Qui vous eût prédit alors que, deux ou trois ans plus tard, nous causerions en tête-à-tête à Rio-de-Janeiro, vous eût semblé un bien ridicule prophète. Ce qui sera, sera, quoi que vous en puissiez penser, je trouve que déjà j’ai monté bien des échelons.

» Je ne répondis rien, trouvant cette confiance dans l’avenir tout à fait extraordinaire et me disant, à part moi, que j’étais en effet payé pour ne plus dire à aucune fontaine : Je ne boirai pas de ton eau !

» Peu à peu cependant, je m’habituai à la présence de ce vieux moine, qui d’abord m’avait tourmenté les nerfs ; le démon de l’art me reprit, et, comme la beauté de la Luigia est arrivée aujourd’hui à son plus magnifique épanouissement, je me passionnai si bien à mon travail, que j’arrivai par moments à oublier jusqu’au but dans lequel je l’avais entrepris.

» Je mis près de six mois à exécuter moi-même ce buste en marbre, parce qu’il me fut impossible, dans ce pays encore peu avancé, de trouver le secours d’un praticien, et pendant ce temps, tout en faisant toujours quelques démarches, je n’éprouvai plus de ces impatiences et de ces désespoirs que me donnait précédemment leur insuccès. L’ardeur de ma création me faisait pour ainsi dire ajourner tranquillement ma mère ; singulière domination exercée sur l’artiste par la puissance de son œuvre ! Il est tout en elle, comme elle est tout en lui ; il semble qu’autour d’eux le monde s’arrête, ou, pour mieux dire, qu’il a cessé d’exister.

» Mon dernier coup de ciseau donné, un matin le vieux duc fut subitement placé en présence du buste monumental de la Luigia, lequel, à vrai dire, était passablement réussi. Le pauvre homme resta tout saisi. Ses yeux allaient avec une sorte d’égarement de la copie au modèle jusqu’à nous faire craindre, à cause de son grand âge, quelque crise fâcheuse ; à la fin, des larmes survinrent, qui le soulagèrent ; mais, peu après, la jalousie, qui est de toutes les passions la plus impérieuse, et, l’on pourrait presque dire, la plus féroce, se faisant jour au milieu de son bonheur et de son admiration :

» — Mais, pour exécuter à mon insu un si grand travail, il faut, ne put-il s’empêcher de remarquer, que vous ayez été bien souvent seuls ensemble.

» — Nous n’étions pas seuls, répartit la Luigia, et le père Paolo, mon confesseur, pourra vous dire que jamais je n’ai posé sans qu’il fût présent. Je n’aurais pas voulu vous procurer une joie qui pût être pour vous entremêlée de quelque peine ; je ne suis pas comme vous, je ne fais pas les choses à moitié.

» — Qu’a donc à me reprocher ma diva ? dit alors le vieux duc en baisant galamment la main de la Luigia.

» — C’est une honte, répondit-elle, que, depuis plus de six mois, l’affaire qui intéresse l’ami auquel vous devez ce beau présent, n’ait pas pu, par votre crédit, obtenir un dénoûment.

» — Vous avez raison, s’écria le duc d’Almada : mon neveu le ministre est un drôle, un bon à rien ; mais de ce pas je m’en vais le chapitrer, parler à l’empereur, et faire, s’il le faut, déclarer la guerre à l’État du Paraguay pour que nous sortions enfin de notre incertitude.

» La vérité est que le digne homme s’est donné de nouveau des mouvements immenses, et que, chauffée par lui, toute la diplomatie du cabinet brésilien s’est employée à obtenir la liberté de ma mère. Mais tout ce que nous avons gagné, c’est d’acquérir enfin la triste assurance que, pour bien longtemps du moins, nous ne devions garder aucune espérance de réussir. « Le gouvernement actuel du Paraguay, nous a-t-on enfin catégoriquement répondu, est depuis trop peu de temps installé pour qu’il puisse penser à se relâcher d’aucune des précautions jugées utiles à l’égard des étrangers. Dans quelques années on pourra voir à faire ce que demande si ardemment Sa Majesté l’empereur du Brésil. Jusque-là, il peut être assuré que sa protégée, tout en demeurant à Tevego, qui lui a été assigné pour lieu de sa résidence, sera entourée de tous les égards qui peuvent être désirés pour elle. »

» J’ai vu de mes yeux, cher ami, cette désolante réponse que le ministre des affaires étrangères a bien voulu me communiquer en original. Ainsi, ma mère est bien effectivement à Tevego, et, pour la délivrer, je n’ai plus à compter que sur moi-même : cette certitude est, en fin de cause, tout le résultat obtenu par près d’une année de patience et de démarches, et je n’ai plus qu’à me préparer pour la grande entreprise dont je vous ai parlé.

» Singulière femme que cette Luigia ! malgré toute l’affection qu’elle me témoigne et le sentiment plus vif qu’elle est censée avoir au fond du cœur, sans me le témoigner, elle ne paraît pas s’inquiéter pour moi le moins du monde, et elle se dit aussi sûre de me revoir que s’il était question pour moi d’un voyage de Paris à Versailles. Tout bien considéré, je crois que l’idée d’être duchesse finira par triompher de la résistance qu’elle avait faite jusqu’ici à son étoile ; ne dirait-on pas, en effet, que sa destinée est d’être toujours aimée par des vieillards, tous grands seigneurs et tous empressés à se mésallier avec elle ? La voilà maintenant en passe d’être duchesse d’Almada, et quoique j’en aie dit, peut-être l’idée que ce vieillard de quatre-vingt-trois ans ne durera guère et qu’il fera d’elle une très enviable douairière la décidera-t-elle à accepter ce parti, sauf à me revenir si elle avait en effet un peu d’amour pour moi, quand elle se sera ainsi réhabilitée de son mauvais passé.

» Mais, si c’est là son idée, elle fait un bien faux calcul, car au fond de cet arrangement il y aurait une senteur de spéculation qui m’éloignerait à jamais d’elle, à supposer que je puisse être amené à en vouloir pour femme. Pauvre ignorante, elle ne sait pas que maintenant, avec les tristes découvertes que j’ai faites, la manière de s’élever jusqu’à moi est de descendre, et à peu près aussi bas qu’on puisse s’abaisser. Il ne s’agit pas, en effet, de savoir si le secret me sera ou non gardé par MM. de Trailles et Rastignac. La question est que jamais femme ne sera la mienne sans avoir été préalablement mise au fait de ma honteuse origine, et voyez un peu la belle habileté de se faire grande dame pour arriver à épouser le fils de ma mère et le fils de mon père surtout !

» Dans quelques jours, je me mets en route pour Montevideo, de là je gagnerai Buenos-Ayres, et ensuite, par les provinces d’Entre-Rios et de Corrientes, je me rendrai dans la ville du même nom, où j’organiserai mon expédition. De Corrientes, vous recevrez la dernière lettre que je vous écrirai avant d’entrer dans le désert, où je n’aurai plus sans doute aucune occasion de vous faire parvenir de mes nouvelles.

» J’ai reçu la lettre que vous m’avez fait passer de la part de madame de l’Estorade. Elle parle de la perte qu’elle a faite d’une manière parfaitement convenable et sans cet étalage de douleur qui fait douter de la sincérité des regrets. Elle me dit qu’elle met toute son étude à persuader à Naïs que mon retour en France ne doit pas être attendu ; mais elle ajoute que, pour son compte, elle en conserve toujours l’espoir : « Notre amitié longtemps orageuse, me dit-elle, est enfin arrivée au port, et rien ne nous empêchera plus d’avoir l’un pour l’autre les sentiments d’estime et d’affectueux empressement que des rapports marqués d’idées et de caractères, joints aux immenses services rendus par moi à sa famille, avaient rendu si naturels entre nous. »

» Mais qu’il y a loin de ce qu’il plaît à la chère dame appeler le port ! Ce que j’ai à faire aujourd’hui est un peu plus difficile que d’arrêter des chevaux emportés ou d’aller souffleter M. Bélisaire.

» Enfin, je m’en remets à la Providence et me console au moins en pensant que cette idée fixe, dont je suis intérieurement tourmenté depuis plus d’un an, va décidément passer dans le domaine de l’action, et que je n’aurai plus à lutter contre un fantôme.

» Au milieu de la triste préoccupation où j’ai vécu, j’aurais quitté, mon cher Bricheteau, ce pays dont la physionomie est si pittoresque sans vous rien faire connaître de ses mœurs et de ses usages. Que je vous en dise pourtant quelque chose, au moins par le côté qui doit surtout vous intéresser.

« Vous saurez donc que la musique est ici cultivée avec passion, et qu’en particulier la musique religieuse y est en grand honneur. Aucune des résidences royales en Europe n’offre une chapelle comparable à la Capella Real, qui avait, il y a quelques années pour maître de chœur, Marcos Portugal, qu’on avait exprès appelé d’Italie, et pour organiste Neukomm, l’élève favori de Haydn. Une chose, par exemple, qui vous étonnerait fort et ne serait guère de votre goût, ce serait de voir et d’entendre, ainsi que le raconte Debret dans son Voyage au Brésil, une espèce d’orchestre en plein vent, installé les jours de grande fête à la porte des églises à peu près le même tintamarre que les saltimbanques de nos foires pour le compelle intrare dans leurs baraques de géantes et de veaux à deux têtes. Mais il faut se hâter d’ajouter qu’à l’intérieur les fidèles entendent une musique généralement bonne et surtout plus appropriée à sa pieuse destination. D’ailleurs, dans sa naïveté, la dévotion brésilienne ne pense pas à se scandaliser de cette burlesque cacophonie, dont l’entreprise est généralement confiée à des barbiers qui, ici plus qu’en tout autre pays du monde, sont des hommes à toutes mains. »

Au mois de décembre 1843, Jacques Bricheteau reçut une dernière lettre de Sallenauve, datée de Corrientes. Elle était fort courte, comme celle d’un homme qui va aborder une grande et difficile entreprise et qui ne peut plus avoir sa pensée ailleurs.

« Je suis dans cette ville depuis près de six semaines, écrivait-il ; tous mes préparatifs sont faits ; on parle ici de quelques évasions heureuses accomplies par la voie que je vais tenter pour ma mère ; et, dans tous les cas, je n’ai négligé aucune des chances que j’ai pu mettre de mon côté. Demain matin, mon ami, je me mets en route. Pensez quelquefois à moi, et, quoiqu’il arrive, soyez assuré que jusqu’au dernier moment j’aurai gardé pour vous, dans mon cœur, une vive reconnaissance et tous les sentiments de l’affection la plus chaleureuse. Dites à M. Saint-Estève quelques bonnes paroles de ma part ; je vous y autorise : ne suis-je pas un peu comme ces gladiateurs dont parle Tacite, et qui en passant devant l’empereur lui criaient : Morituri te salutant (Ceux qui vont mourir te saluent) ? »