Albert Méricant (p. 152-162).
Deuxième partie


VIII

EXÉCUTION D’UN BARON ALLEMAND


» — Monsieur le comte, dit Saint-Estève en reprenant la parole, accepter, comme vous le fîtes, la mission qui vous était donnée pour la Plata, n’était peut-être pas donner la preuve d’une très grande prudence. Je sais bien que vous n’alliez pas là sans quelque espérance de trouver le moyen de battre en brèche M. de Sallenauve ; mais en même temps vous laissiez à Paris une jeune fiancée. Vous avez cinquante ans et un peu au-delà ; madame de Trailles en a vingt à peine. Tout le monde sait que vous vous teignez la barbe et les cheveux…

» Le stoïcisme du ci-devant lion ne tint pas contre cette indiscrétion :

» — Monsieur ! s’écria-t-il d’un ton menaçant.

» — Eh bien ! il n’y a pas d’affront, dit la soi-disant comtesse de Werchauffen ; est-ce que je n’ai pas un tour, moi ? Faut bien un peu cacher ses petites infirmités.

» — Je n’avais en aucune façon l’intention de vous blesser, reprit M. Saint-Estève ; mais je voulais vous faire comprendre comment ce qui arrive a pu arriver. En votre absence, mademoiselle Beauvisage eut quelquefois l’occasion de rencontrer à l’église le baron de Werchauffen, qui ne devait pas manquer de séduction, puisque vous-même, monsieur le comte, l’avez accueilli avec beaucoup de faveur, quand, par mes soins secrets, il fut présenté à l’hôtel Beauséant, il faut donc bien vous le persuader, si le cœur de madame de Trailles eût été consulté, ce n’est pas M. le comte Maxime, c’est ce jeune homme qu’elle eût choisi.

» — Il est probable, dit M. de Trailles avec ironie, qu’elle vous avait choisi vous-même pour le confident de sa pensée intime.

» — Non, monsieur, mademoiselle Beauvisage ne m’avait rien confié ; mais le métier de la police est de savoir beaucoup de choses qu’on n’a pas la moindre envie de porter à sa connaissance. Ainsi, je vous dirai que s’il avait pu entrer dans mes vues de faire manquer votre mariage, j’étais sûr d’avance de n’y réussir point, attendu que vous aviez dans la mère de votre prétendue une auxiliaire trop absolument dévouée. Confident vous-même de sa faiblesse pour M. le vicomte Chargebœuf, vous la teniez de telle façon !…

» — C’est intolérable ! s’écria M. de Trailles en se levant ; non content de calomnier ma femme, vous avez l’insolence d’attaquer l’honneur de ma belle-mère.

» — Votre belle-mère a séduit un garçon de restaurant pour être admise à surprendre les secrets de M. Bricheteau, et, ne le niez pas, je me le suis fait conter par l’homme lui-même. Quand eut lieu cette belle expédition, madame Beauvisage était en compagnie de M. Chargebœuf, son attentif depuis et bien avant la naissance de sa fille Cécile. Est-ce clair, cela ? Ce n’est pas d’une autre manière que vous avez été mis sur la voie du voyage à la Plata.

» — Mon cher, rasseyez-vous, dit Rastignac à M. de Trailles, et laissez poursuivre monsieur, que nous sachions où il veut en venir.

» — Tout à l’heure je vous le dirai, repartit M. Saint-Estève ; mais, avant tout, je dois faire mesurer à M. de Trailles la profondeur de l’abîme où j’ai su l’entraîner. L’homme auquel ont été écrites les lettres authentiques dont je suis détenteur, n’est pas, comme il pourrait le croire, un galant ordinaire. Ce jeune homme, qu’à son train il a cru riche, auquel il a confié ses éternels embarras d’argent et qui aujourd’hui même était censé lui avoir négocié un emprunt auprès de sa vénérable tante la comtesse de Werchauffen, n’est millionnaire que de ma façon.

» — Je vous comprends, dit M. de Trailles, c’est quelque misérable suppôt de police que vous aurez introduit chez mon beau-père ; mais M. de Rastignac est là pour mettre ordre au bel usage que vous faites de l’espèce de magistrature qu’on eu l’imprudence de confier à un homme de votre espèce.

» — Je suis un homme, répondit Saint-Estève avec dignité, dont le passé en effet ne fut pas sans reproches ; mais quand j’ai fait le mal, je l’ai fait courageusement, par mes mains, à mon compte, jamais par des voies tortueuses et souterraines, et, depuis le jour où la société, contre laquelle longtemps j’avais été en lutte, m’a remis une part de pouvoir, avec mission de la protéger, on ne m’a pas vu, moi, employer ce pouvoir à conspirer la perte d’un honnête homme, pour satisfaire ou mes petites vanités ou mes passions haineuses. Maintenant, monsieur le comte, revenant à ce rival, sur lequel vous comptiez pour vous aider à conjurer la meute de créanciers que le régime de la séparation de biens et la fermeté de madame de Trailles, très avare de sa signature, ne vous ont pas permis jusqu’ici de satisfaire, savez-vous ce que c’est que cet intéressant jeune homme ?

» — Mais, mon cher, finissez-en, dit M. de Rastignac avec impatience ; la mort sans phrases, comme on disait à la Convention. L’affaire de M. de Sallenauve a sans doute de l’intérêt, mais j’ai d’autres occupations sérieuses.

» — Eh bien ! sans phrases, j’aurai l’honneur d’apprendre à M. le comte Maxime de Trailles que son ami, son élève en l’art de plaire, le confident de ses chagrins financiers, et, à bien peu de choses près, son camarade de lit, est un aimable faux monnayeur que j’ai surpris, il y a un an, dans l’exercice de ses fonctions. Moyennant quelques billets de mille francs qu’il m’en aura coûté, j’ai fait de ce jeune industriel un des plus charmants lions de Paris ; mais quand il me plaira de le replonger dans la fange, j’ai par-devers moi toutes les preuves de son identité et je n’ai qu’un mot à dire pour l’envoyer en cour d’assises. Là, comme témoins à décharge et pour constater sa haute moralité, il ne manquera pas de faire citer tous les membres de la famille Beauvisage, chez lesquels il était reçu avec le plus bienveillant abandon.

» Sous le coup de cette terrible révélation, M. de Trailles perdit la tête et devint grotesque.

» — Et monsieur, s’écria-t-il, qui lance dans nos maisons des malfaiteurs, au lieu de les arrêter, ne prévarique pas ! Je vous fais compliment, mon cher ministre, ajouta-t-il en s’adressant à Rastignac, des gens que vous employez au service de la sûreté publique !

» Ici, cher ami, M. de Rastignac me parut vraiment fort, en ce sens qu’il ne s’émut pas, ne perdit pas de temps à discuter les moyens d’action dont disposait son adversaire et dont la puissance ne pouvait être méconnue.

» — Vous avez longtemps parlé, dit-il à M. de Saint-Estève, au lieu de répondre à la ridicule exclamation de M. de Trailles ; vous avez mis, je pense, toutes vos voiles dehors, mais vous avez un côté faible qui vous ôte bien de la liberté d’allure ; vous êtes père, et en nous faisant tout le mal que vous méditez, vous perdriez M. de Sallenauve : à mon défaut c’est M. Bricheteau qui vous le ferait remarquer.

» Ainsi interpellé, comme j’ouvrais la bouche pour répondre :

» — Permettez, me dit M. Saint-Estève en se tournant vers moi ; j’ai d’abord le besoin de déclarer que ni vous ni M. de Sallenauve n’avez eu la moindre connaissance de la contre-mine que depuis une année madame Saint-Estève et moi sommes occupés à préparer ; nos moyens, j’en conviens, sont violents et désespérés, et ils rappelleraient un peu trop peut-être le lourd passé que ma tante et moi avons en commun, si l’agression à laquelle nous répondons n’était par avance descendue, par des procédés indignes, infiniment plus bas que nous. Maintenant on objecte le danger qu’au milieu de tout ce conflit pourrait courir la considération de M. de Sallenauve. Vous avez raison, monsieur le ministre, en supposant que cette considération m’a vivement préoccupé.

» — Eh bien ! dit M. de Rastignac, le résultat de vos réflexions ?

» — Le résultat, c’est que M. de Sallenauve n’est exposé à aucun péril, parce que les conditions qui seront faites à son profit, très certainement vous les accepterez.

» — Encore faut-il les connaître.

» — Rien de plus simple : en échange de la correspondance que vous vous êtes appropriée, nous vous rendrons les lettres que nous nous sommes procurées ; M. Bricheteau, un homme d’honneur, est là pour ajouter à cette restitution la promesse formelle d’une discrétion à toute épreuve. Quant à nous, nous nous contenterons de votre part d’un engagement pareil, parce que, les preuves une fois retirées de vos mains, vous ne vous jouerez pas, j’en suis bien sûr, à des adversaires tels que madame Saint-Estève et moi.

» — Quand nous aurons promis, si nous promettons, repartit M. de Rastignac ; nous nous tiendrons pour liés par notre parole ; pour ce qui est de vos menaces, mon cher monsieur, je crois que vous vous en exagérez un peu la portée.

» — Monsieur le ministre, répliqua le terrible négociateur, il y a dix ans, un homme comme vous, haut placé en dignité, M. le procureur-général de Granville, me disait également : Monsieur Vautrin, vous vous croyez donc bien redoutable ? Je lui montrai qu’en effet je l’étais ; car, pour la rançon de l’honneur de trois grandes familles que je tenais dans mes mains, j’obtins la grâce d’un condamné à mort et la position que j’occupe dans l’administration. Ce que j’ai fait alors du fond d’une prison, aujourd’hui, riche, indépendant et me souciant de ma place comme des roses de l’an passé, vous pensez que je ne le ferais pas ?

» — Nous n’aurons pas, je pense, à mettre votre puissance à l’épreuve. Tout bien considéré, l’homme qui nous gênait n’est plus sur notre chemin ; votre proposition peut donc nous convenir, à une condition toutefois : c’est que M. de Sallenauve, rentré en France, n’essaiera pas de se réintégrer dans la vie politique.

» — Non, monsieur le ministre, je n’accepte pas de conditions. M. de Sallenauve sera replacé dans la plénitude entière de son droit et de sa liberté, ou les hostilités commencées continuent.

» — Mais alors vous voulez le perdre ; car il est possible aussi que nous nous entêtions.

» — Vous ne vous entêterez pas, car il y a en cause autre chose, messieurs, que vos deux têtes de maris. C’est moi, si je le veux, qui peux vous fermer la carrière politique. Imaginez que demain je donne ma démission et que j’aille conter à un journal l’honnête subtilité dont vous m’avez chargé, pensez-vous que ma révélation n’aurait pas dans la presse de l’opposition un écho immense ? Il y a mieux que cela, je suis en passe ainsi de devenir un héros pour elle et de me faire amnistier de tout mon passé.

» — Il a parbleu raison, dit M. de Rastignac, en s’adressant à M. de Trailles, avec ces misérables journalistes tout est possible. Eh bien ! voyons, quel est votre avis ?

» — Je laisse, répondit M. de Trailles, la solution à votre prudence.

» — Ah ! à propos, monsieur de Trailles, dit Saint-Estève, j’oubliais de vous faire remarquer, car il faut jouer franc jeu, que pas plus les lettres de madame de Trailles que celles de madame de Rastignac, ne constatent le fait accompli. Vos deux cas, messieurs, ne sont encore qu’en floraison ; le fruit n’a pas été cueilli, et j’appelle sur ce point votre attention : pour des débats financiers avec une femme séparée de biens, ce sont d’assez bonnes armes que je remettrai dans vos mains.

» — Allons, décidément, monsieur Saint-Estève, dit le ministre, vous êtes un homme d’esprit, vous nous laissez pour négocier, un peu d’air et d’espace, et finirez pas nous permettre de croire que nous ne subissons pas la désagréable loi de la nécessité.

» — Mais, remarqua M. de Trailles, ce prétendu baron allemand, comment nous assurer de sa discrétion ?

» — Ah ! qu’à cela ne tienne, dit le vainqueur, c’était un moule, l’épreuve est tirée, je le brise. Dans une heure d’ici, messieurs, vous pouvez être de retour, nous apportant la fameuse cassette ; pendant ce temps j’aurai préparé l’exécution du jeune baron, laquelle, pour votre plus grande sécurité, aura lieu devant vous. Ceci seul me force à vous demander un nouveau dérangement ; sans la nécessité de vous rendre témoins de cette cérémonie, M. Bricheteau eût été chercher sa correspondance là où elle est déposée.

» Les deux vaincus se levèrent, et après un salut général, qu’ils eurent soin de m’adresser plus particulièrement, ils se disposaient à sortir, quand M. Saint-Estève, je l’avoue, me stupéfia en leur disant :

» — Eh bien, messieurs, et vos lettres, vous ne les prenez pas ?

» — Comment ! dit M. de Rastignac, vous voulez ?…

» — Allons donc ! avec des gens comme vous, quand les paroles sont échangées.

» Il faut que dans la grandeur d’âme il y ait quelque chose de contagieux, car M. de Rastignac parut visiblement ému.

» — Votre main, monsieur Saint-Estève, dit-il ; c’est ainsi que se parfait un contrat.

» Quand nos gens furent sortis :

» — Tu viens, dit la prétendue comtesse de Werchauffen, de faire à ton ordinaire le grand et le généreux ; mais prends garde que tu ne sois dupe.

» — Allons donc ! dit le neveu en haussant les épaules ; les hommes ne valent pas grand’chose, mais il y a aussi quelquefois de bons sentiments.

» — Mais pense donc, ils sont deux, objecta la vieille femme en grande moraliste ; ils vont causer, tenir conseil.

» — Sais-tu pourquoi j’ai fait cela ? dit alors Saint-Estève.

» — Parce que tu as quelquefois de drôles d’idées.

» — Eh ! non, ma mère, mais parce qu’à ma place, mon fils, du caractère dont on me l’a dépeint, en eût fait à coup sûr autant, parce que je veux essayer d’être digne de ce cher enfant ; que je veux me remonter jusqu’à lui ; qu’enfin il fallait bien assainir un peu toute cette intrigue à laquelle nous avons été condamnés.

» Ayant ainsi parlé, M. Saint-Estève sonna et demanda à un domestique :

» — Le baron est toujours dans son appartement ?

» — Oui, monsieur, et il ne s’est pas même aperçu que par vos ordres je l’y tenais enfermé sous clé. Cependant il vient de dire par la fenêtre, à Tom, qu’il eût à atteler.

» — S’il voulait sortir avant que je le fasse demander, vous viendriez aussitôt m’avertir.

» Ensuite M. Saint-Estève écrivit une lettre qu’il ordonna de porter en toute hâte ; puis nous causâmes tranquillement de tout ce qui venait de se passer. Entre autre chose, M. Saint-Estève me dit :

» — J’ai connu Rastignac très jeune ; il avait un bon fonds ; la politique et l’ambition l’ont gâté ; quant à l’autre, c’est un coupe-jarret de la pire espèce.

» Au bout d’une demi-heure qui ne s’écoula pas pour moi sans quelque anxiété, le bruit d’une voiture se fit entendre dans la cour. C’était une simple citadine : deux hommes d’assez mauvaise mine en descendirent et montèrent jusqu’à l’antichambre où M. Saint-Estève alla leur parler.

» Vingt minutes encore s’écoulèrent, qui me parurent mortellement longues, et pendant lesquelles la tante ne cessait de regarder la pendule et de donner tous les symptômes d’une anxiété qu’elle ne prenait pas, comme moi, la peine de dissimuler.

» Enfin la porte du salon s’ouvrit à grand fracas, et nos deux hommes parurent, suivis d’un domestique à la livrée ministérielle qui portait ma chère cassette.

» Quand elle eut été déposée sur le guéridon :

» — Monsieur Bricheteau, dit Rastignac, veuillez vérifier si tout est bien en ordre ; ce contrôle ne sera pas difficile, car vous aviez eu soin de numéroter toutes les pièces.

» Pendant que je m’occupais à ce soin, j’entendis Saint-Estève dire au ministre :

» — Il nous faudrait un ordre d’expulsion pour le jeune drôle, qui, par voie administrative, sera mené à la frontière. Ce qu’il contrefaisait, c’étaient des billets de banques étrangères ; nous ne sommes donc nullement tenus de le livrer à la justice.

» — Mais, répondit Rastignac, je n’ai pas qualité pour signer un pareil ordre.

» — Vous arrangerez toujours cela avec votre collègue de l’intérieur, et ce ne sont pas mes gens tenant directement de moi cet ordre, qui iront réclamer contre la signature dont il sera revêtu.

» — Soit, dit le ministre en se mettant à une table pour écrire.

» J’avais achevé ma vérification, dont j’étais complètement satisfait, et M. de Rastignac venait de remettre entre les mains de M. Saint-Estève l’ordre qu’il avait rédigé sous sa dictée, quand, du côté de la cour, on entendit une voix qui s’écriait avec un accent de colère :

» — Mais, André, venez donc m’ouvrir, animal ; quelle idée avez-vous eu de m’enfermer à double tour ?

» — Ah ! ceci me regarde, dit M. Saint-Estève en se hâtant de sortir, et, un peu après, il rentra, amenant avec lui un jeune blondin de très bonne façon ; mais la physionomie de ce garçon, quand on le regardait bien, et surtout son œil très enfoncé dans son orbite, ne me parurent rien promettre de bon.

» Aussitôt que la porte eut été refermée :

» — Mon jeune ami, lui dit M. Saint-Estève, nous avons fait un beau rêve d’environ une année ; mais à tous les rêves il y a un réveil, et il m’est impossible de vous continuer plus longtemps la plantureuse existence dans laquelle vous vous gobergiez. Voilà M. de Trailles, dont vous avez singulièrement trompé la confiance, qui venait ici pour vous demander raison. Comme il vous eût tué infailliblement, j’ai mieux aimé lui démontrer l’impossibilité morale où il était de se mesurer avec un homme compromis comme vous l’êtes. Une fois connu, vous ne pouvez plus rester en France, et j’ai en bas deux de mes agents qui vous escorteront jusqu’à la première ville qu’il vous plaira de désigner au-delà de la frontière.

» — Mais, c’est une infamie ! s’écria le jeune homme ; vous-même m’avez chargé d’obtenir de madame de Trailles…

» — Pas un mot de plus, jeune homme, dit M. Saint-Estève, en l’interrompant ; toute explication est inutile ; seulement, comme je ne veux pas que, d’une position brillante, vous alliez de plain-pied à la misère, voilà un portefeuille contenant une somme de dix mille francs. Maintenant, je n’ai pas besoin de vous dire qu’à votre première apparition en France, vous vous verriez arrêté et livré aux tribunaux, et quant aux calomnies que vous seriez disposé à répandre par la voie de lettres écrites aux gens que vous avez connus, ce serait une peine entièrement inutile, attendu que votre aventure sera demain racontée, dans les termes que je jugerai les plus convenables, par la Gazette des Tribunaux.

» Comme le pauvre diable voulait encore parler, M. Saint-Estève l’interrompit de nouveau en lui donnant l’ordre de descendre et de gagner de bonne grâce la voiture qui l’attendait, si mieux il n’aimait y être contraint par la force, et il lui présenta de nouveau le porte-feuille.

» — Vous êtes un misérable, dit le baron déchu, nous nous retrouverons plus tard, et voilà le cas que je fais de vos dons.

» Cela dit, il jeta loin de lui les billets de banque et fit une sortie violente et assez théâtrale.

» Le cruel pour cette gloire déchue, c’est que son coupé l’attendait tout attelé dans la cour. Après un peu de pourparlers avec les agents et force gesticulations, il finit par entrer dans la citadine ; mais quand les hommes qui devaient ne plus le quitter qu’à la frontière furent montés après lui, la voiture ne partit pas encore, et l’un des deux en descendit et se dirigea vers l’escalier.

» — Tenez, nous dit M. Saint-Estève, voilà l’homme tout entier ; c’est le dernier des misérables.

» Et ramassant le portefeuille il alla le donner à l’agent qui, en effet, revenait pour chercher un portefeuille que le prisonnier disait avoir oublié dans le salon.

» Aussitôt qu’il fut parti :

» — Messieurs, dit gaîment M. Saint-Estève, cette maison est à louer toute meublée, si le cœur vous en disait, le quartier est excellent pour une petite maison.

» Après cette plaisanterie, on se sépara de très bon accord, et vous serez sans doute d’avis comme moi, cher ami, qu’après l’immense relation que je vous fais parvenir en vous conservant du mieux qu’il m’a été possible la physionomie de toute la scène, vous pouvez, quand vous le voudrez, revenir en France. Où en êtes-vous de votre sainte et pieuse entreprise qui seule peut maintenant vous retenir ?

» Quand vous le voudrez, rien ne me défend plus d’aller vous rejoindre pour vous porter tout le concours dont je serais capable.

» Un mot de vous et je pars ! »