Albert Méricant (p. 106-115).
Deuxième partie


III

LES FERS AU FEU


Dans la disposition d’esprit où Vautrin se trouvait alors, il donna une médiocre attention à ce rapport, qui pourtant lui promettait une importante capture, et sa nuit presque tout entière se passa à ruminer la manière dont il aborderait Rastignac.

Le lendemain, dès qu’il fut l’heure convenable, il se présenta chez M. de Restaud, et ne tarda pas à obtenir l’audience qu’il le chargea de demander pour lui.

— Eh bien ! monsieur Saint-Estève, lui dit le ministre en le voyant entrer, est-ce que nous avons du nouveau ?

— Immensément de nouveau, monsieur le ministre : d’abord, le contenu de la cassette que j’ai remise entre vos mains m’est connu.

— Ah ! fit le ministre sans s’émouvoir. Eh bien ! ce contenu a dû vous étonner encore plus que moi ! Par quelle voie avez-vous été renseigné ?

— Par une très mauvaise. Jacques Bricheteau est venu hier dans mon cabinet pour me parler du vol, et aussitôt il m’a reconnu pour le soi-disant marchand de bois qui s’était introduit dans la maison de Ville-d’Avray.

— Vous de soutenir mordicus que le brave homme se trompait ?

— Je l’aurais dû peut-être ; mais, dans l’émoi où m’a jeté la masse de révélations dont il m’a salué, j’ai manqué de présence d’esprit ; il savait d’ailleurs, déjà, monsieur le ministre, par une indiscrétion que vous-même avez commise…

— Moi ? interrompit Rastignac ; je suis sûr de n’avoir ouvert la bouche à qui que ce soit.

— Pardonnez-moi, vous avez parlé d’une mission secrète donnée à M. le comte de Trailles pour Montevideo, où se trouve en ce moment le marquis de Sallenauve ; la chose s’est dite avant-hier soir dans le salon de madame d’Espard. Dès-lors, la déduction était facile : du vieux marquis à M. de Trailles, de M. de Trailles à vous, de vous à votre serviteur, l’enchaînement saute aux yeux. Aussi, je ne dois pas vous le cacher, votre main, dans cette affaire, ne fait pas un doute pour les intéressés.

— Pour peu surtout que vous ayez cru devoir, par un ridicule aveu, confirmer leurs soupçons.

— Mais, monsieur le ministre, mettez-vous à ma place : pouvais-je bien être maître de moi ?

— Le métier d’un agent politique, répondit sentencieusement Rastignac, est de se posséder en toute circonstance. Ce n’est certes pas Corentin, dont vous paraissiez faire l’autre jour une si mince estime, qui, dans une occasion pareille, eût manqué de sang-froid.

— J’aurai l’honneur de vous faire observer, monsieur le ministre, que c’est vous, au contraire, qui parliez de lui comme d’un homme dont il n’y avait plus rien à tirer.

— Enfin ! dit Rastignac, c’est une expérience que j’ai faite, et qui n’a pas été heureuse. Je vous croyais un autre homme.

— Les Brutus, dit Vautrin, ne courent pas les rues, surtout les Brutus à huis-clos ; ainsi, monsieur le ministre, je dois vous l’avouer, vous me voyez en ce moment en proie à une autre lâche préoccupation, celle de savoir la manière dont cette soustraction dans laquelle j’ai trempé, va tourner pour mon malheureux fils.

— Mais elle tournera comme il le voudra : ou à la prochaine session, comme je le lui ai dit, il fera un acte d’adhésion solennelle à la politique du gouvernement, ou il donnera sa démission, ou alors, moi, je ferai un usage quelconque des armes que j’ai en main.

— La première combinaison me paraît peu réalisable. Mon fils est un homme à principes arrêtés ; sa démission serait ce qu’il aurait de plus simple, parce qu’alors, en échange, vous auriez la bonté de lui remettre ses papiers.

— Ah ! non, non, dit Rastignac ; dans le cas seulement où M. de Sallenauve passerait très publiquement dans le camp conservateur, je me dessaisirais de ce que je détiens. M. de Sallenauve, se contentant de donner sa démission, peut, un peu plus tard, reprendre son rôle d’opposant, et je veux avoir contre lui des garanties.

— Cependant, monsieur le ministre, vouloir qu’un homme, pendant des années, vive sous le coup d’une pareille menace, est-ce lui faire une position supportable ? Il y a tel caractère qui, à cette torture, préférerait le rôle de Samson.

— Comment l’entendez-vous, monsieur Vautrin ?

— Mais, monsieur le ministre, ébranler les colonnes du temple et s’abîmer dessous avec les Philistins.

— Eh bien ! si ce jeu plaît à M. de Sallenauve, nous pourrons le jouer : il affirmera, nous nierons ; et comme il n’y a que vous et moi qui sachions ce qui a été fait…

— Mais, monsieur le ministre, si j’allais, dominé encore par le sentiment paternel, me mettre du côté de l’affirmation ?

— Est-ce une menace ? demanda Rastignac avec hauteur.

— Non, monsieur le ministre, c’est une supposition : nous examinons toutes les faces de l’affaire, et je parle avec vous à cœur ouvert ; comme vous me faisiez l’honneur de me le dire l’autre jour, il y a longtemps que nous nous connaissons.

— Monsieur Saint-Estève, dit Rastignac en appuyant sur les mots, je n’aime pas le tortillonnage. Si dans une affaire où vous étiez l’agent du gouvernement il vous plaît de manquer à tous vos devoirs en livrant à la publicité des secrets d’État, vous êtes parfaitement libre, et j’aurai l’honneur de croiser le fer avec vous. Puisque nous nous savons l’un et l’autre depuis longtemps, vous pouvez vous rappeler que je ne cède pas plus à l’intimidation qu’aux enlacements séducteurs ; ce que je veux faire, je le fais ; j’ai suivi ma direction et vous la vôtre ; c’est à vous de voir qui de nous deux a su le mieux tirer son épingle du jeu.

— À Dieu ne plaise, monsieur le ministre, dit Vautrin, qui parut vivement impressionné par ce ton résolu, que j’aie l’intention d’entamer avec vous une lutte ; je sais bien que je suis ici le pot de terre ; mais j’ose solliciter pour mon fils un peu de votre clémence : il est possible que de lui-même il vous cède le haut du pavé ; il aura envie de connaître sa mère, et pendant le temps qu’il s’absentera pour ce pieux pèlerinage, les hostilités peuvent au moins rester suspendues.

— J’aime mieux, répondit Rastignac, vous entendre parler de ce ton ; auprès de moi, plus fait douceur que violence. Je n’ai pas, après tout, le dessein prémédité de perdre votre fils ; qu’il soit sage ; qu’il fasse de ces belles statues comme il sait les faire, et tout peut finir par s’arranger.

— Quant à moi, dit Vautrin avec timidité, ayant si mal réussi dans ma première affaire, je dois conserver peu d’espoir de remplacer Corentin.

— Nous verrons, dit le ministre ; il y a, dans tous les cas, à ménager une transition. Je vous ferai dire le moment par Franchessini.

— Alors, demanda M. Saint-Estève, même quand j’aurais quelque chose de pressé à communiquer à Votre Excellence, la voie de M. Lefèbvre et de M. de Restaud ne serait plus celle que je devrais prendre.

— Dans un cas très pressant, je vous autorise toujours à vous faire annoncer de cette manière ; mais, vous comprenez, les moyens dont on se sert à tout propos sont bientôt éventés.

— Ainsi, monsieur le ministre n’a plus rien à m’ordonner ?

— Non, au revoir, mon cher, et surtout défiez-vous des sentiments de famille ; à votre âge, on se laisse facilement dominer par ce côté.

M. de Saint-Estève salua avec une obséquiosité qui allait jusqu’à la bassesse, et Rastignac dut se dire que Martin, le dompteur d’animaux féroces, n’était qu’un écolier auprès de lui.

Mais Vautrin n’aurait plus été Vautrin si, sous cette surface de placide résignation ne s’étaient cachées de lourds projets de revanche. La menace restant suspendue sur la tête de son fils, les airs hautains qu’on venait de prendre avec lui, et le projet bien évident de ne pas lui tenir le solennel engagement relatif à la survivance de Corentin, c’était plus qu’il n’en fallait pour soulever chez le terrible jouteur la pensée d’une réaction violente. On ne sera donc pas surpris de le voir, peu après, arriver comme une avalanche chez la Saint-Estève, à laquelle il dit d’un ton qui lui parut singulier :

— Madame Saint-Estève, veuillez faire fermer votre porte ; nous avons à causer longuement.

— De quoi donc s’agit-il ? demanda l’entremetteuse avec un peu d’inquiétude ; elle savait son Vautrin par cœur, et s’apercevait bien que, dans le moment, il n’était pas animé pour elle d’un grand sentiment de bienveillance.

— Pourrais-tu me dire, demanda-t-il aussitôt qu’il fut assis, qui t’avait chargé de faire conduire, de ma part, chez la Nourrisson, pour y être l’objet du traitement le plus infâme, la pauvre créature que je laissais livrée à l’abandon lorsque je fus envoyé là-bas ?

— Tiens ! dit la Saint-Estève, ton idée est aux femmes à présent ?

— Tu ne me réponds pas, reprit Vautrin, je te demande qui t’avait donné mission de perdre cette malheureuse ?

— Eh bien ! moi donc, répondit l’entremetteuse avec effronterie ; c’était un gibier que j’avais fait lever ; pendant que j’étais à Saint-Lazare, tu avais jugé convenable de t’approprier la petite ; toi parti, j’ai remis la main dessus. Il ne s’agissait pas de laisser couler la combinaison Gondreville, une affaire que je nourrissais depuis près de trois ans !

— Ainsi, une femme que j’avais aimée et qui portait dans son sein un gage de cet amour ne te parut pas même devoir être respectée ?

— Fallait peut-être la mettre sous verre, répondit l’entremetteuse en haussant les épaules ; mais voyant que Vautrin avait fait un geste menaçant : c’est dans ton intérêt, après tout, continua-t-elle que j’ai voulu lui faire faire le grand saut. Ou tu t’en moquerais ton temps fait, ou tu voudrais te remettre avec. Si tu n’y tenais plus, pourquoi donc m’en serais-je privée ? Si au contraire tu voulais y retourner, je m’arrangeais pour qu’elle n’eût pas à prendre avec toi des airs de mijaurée : le bagne et la Nourrisson, ça se valait. J’étais sûre comme ça que vous n’auriez rien à vous reprocher.

— Mais tu sais comment a tourné ta belle idée d’établir entre elle et moi l’égalité de l’infamie ?

— Eh bien ! elle a eu la fantaisie de se périr. Y pouvais-je quelque chose ? Les volontés sont libres ; et quand je te l’ai annoncée, dans le temps, la nouvelle n’a pas paru t’effaroucher beaucoup.

— Et l’enfant à qui elle avait donné le jour ? demanda Vautrin avec solennité.

— Eh bien ! l’enfant a disparu : les uns le disent mort, les autres emporté par des saltimbanques, et tu ne t’en es pas non plus soucié déjà tant.

— Ainsi, le fils et la femme perdus pour moi ! voilà la belle obligation que je t’ai.

— Et puis celle aussi de quelques autres services qui te faisaient m’appeler ma bonne largue (femme), quand tu étais de meilleure humeur qu’aujourd’hui.

— Vois-tu, Jacqueline, répondit Vautrin, c’est parce que tu m’as souvent donné des preuves de ton dévoûment et que tout le mal dont tu avais cru charger ta conscience, par la permission de la Providence ne s’est pas accompli, que je ne te demande pas aujourd’hui un compte terrible.

Cette parole de clémence fut dite d’un ton à faire trembler celle à laquelle elle s’adressait.

— Mon Dieu ! dit la Saint-Estève, ma vieille carcasse n’a pas encore tant de temps à durer. Si elle te fait envie, tu la peux prendre ; autant ta main qu’un catarrhe.

— Il ne s’agit pas de cela, dit Vautrin ; la mère et l’enfant, grâce au ciel, se portent bien ; mais tu as été cause dans leur vie d’un si beau gâchis qu’il nous faut maintenant toute l’activité, toute l’énergie, toute la puissance de notre jeunesse pour remettre les choses à leur place. Écoute un peu, et vois à côté de toutes nos inventions ce que sont celles de la destinée.

Ici suivit un exposé de tout ce que sait le lecteur, la dernière entrevue avec Rastignac comprise.

Cette longue narration terminée :

— Ah ! c’est ainsi, dit Jacqueline, qui n’était pas fâchée de détourner la colère de Vautrin de ce côté, que se conduit ce drôle de petit ministre ? Eh bien ! on va lui en tailler des croupières ! As-tu un peu pensé à notre vengeance ? as-tu un plan ?

— Oui, dit Vautrin, et tu vas tout d’abord t’occuper de louer une petite maison toute meublée, mais gentiment, avec écurie et remise, dans un quartier éloigné. À l’écurie tu feras mettre deux jolis chevaux, et dans la remise un petit coupé. Il faudra un valet de chambre et un cocher, deux gens bien allurés ; pas de cuisinier : on ne mangera pas chez soi.

Dans le temps, chez Esther, tu as été Asie, la cuisinière ; là tu seras une baronne allemande, rôle de femme impotente. Aussitôt que tu me feras savoir que tout est prêt, je t’enverrai l’oiseau pour habiter la cage.

— Mâle ou femelle ? demanda la Saint-Estève.

— Mâle, imbécile ; je t’ai parlé d’un valet de chambre.

— C’est vrai ; tu m’as toute bouleversée et je dis des bêtises. On ne peut pas en savoir plus long pour le moment ?

— Non ; c’est ta punition pour toutes les méchancetés que tu as faites à cette pauvre Catherine. Dans quelques jours on te dira tout.

Jacqueline Collin était habituée à ces façons souveraines de son neveu, dans le génie duquel elle avait la confiance la plus absolue. Très capable d’inventer pour son compte, avec lui elle ne se faisait que le plus passif et le plus obéissant des instruments.

Comme Vautrin se préparait à sortir :

— Tu ne m’en veux plus, mon Jacques ? lui dit-elle.

— Non, répondit Vautrin ; mais tâche à bien me seconder ; c’est probablement la dernière partie que nous jouerons, et il faut la gagner, il s’agit de mon fils ! Comprends-tu cela, Jacqueline ? J’ai un fils !

— Oui, dit la Saint-Estève, ça doit te faire un drôle d’effet.

Et les deux terribles ennemis que Rastignac venait de se mettre sur les bras se séparèrent.

Le soir, Franchessini avait reçu un mot de Vautrin, qui lui ordonnait de se trouver, entre dix heures un quart et dix heures et demie, à l’entrée du Cours-la-Reine, du côté du pont de la Concorde.

Aussitôt que les deux amis furent réunis :

— Ah ça ! dit Vautrin, ton Rastignac se moque de moi : il m’a chargé d’une mission diabolique dont je me suis tiré à mon honneur, et maintenant cette position politique qu’il nous avait promise, il me la refuse tout net.

— Peut-être prends-tu un peu vite la mouche ; je le verrai.

— Du tout, tu ne le verras pas, et je te défends de lui ouvrir la bouche à mon sujet. Je ne veux plus de sa place ni de ses insolences ; mais on ne se joue pas d’un homme de ma valeur. Où en es-tu avec sa femme ?

— Ça marche, répondit Franchessini, mais doucettement ; c’est un siège délicat et difficile.

— Combien de temps encore te faut-il pour être au cœur de la place ?

— Ah ! ça ne se calcule pas comme une éclipse.

— Je te donne six mois ; est-ce assez ?

— Comment, tu me donnes ? mais quel intérêt as-tu donc tant à mon bonheur ?

— Dans six mois, dit Vautrin, tu auras par-devers toi, au moins une lettre, constatant la prise de possession, et tu me feras l’amitié de me la remettre.

— D’abord, mon cher, répondit Franchessini, il faut te faire remarquer qu’il y a telle femme ayant eu des aventures aussi publiques que possible, et dont il serait impossible de trouver une ligne d’écriture sur la place. Madame d’Edraps, par exemple, ne s’est jamais laissée aller au moindre petit billet ; toutes ne sont pas des écriveuses à la manière de madame de Serizy et de la princesse de Cadignan dont tu as si savamment exploité les plumes indiscrètes.

— Cela n’est pas une difficulté, dit Vautrin : un vieux Lovelace comme toi saura bien manœuvrer une débutante comme cette petite Rastignac.

— Je veux le croire, répondit Franchessini ; mais il y a quelque chose de plus grave, c’est que le procédé ne serait pas convenable. On montre les lettres d’une femme, on causaille des bontés qu’elle a pu avoir pour vous ; mais prendre d’elle une lettre destinée à être montrée au mari, car c’est là, je pense, ton idée, le guet-apens est un peu fort et demande qu’on y pense mûrement.

— Il y a trente et un ans, répondit Vautrin avec solennité, en 1808, un jeune homme plein de fougue et d’inexpérience, pour subvenir aux folles dépenses où l’entraînait une femme, avait fait de fausses lettres de change, cela le menait droit au bagne, d’où il eût roulé, sans espoir de surnager jamais, jusqu’au plus profond de la fange sociale ; c’était un caractère trop léger pour se relever d’une pareille chute…

— Nous savons cela, dit Franchessini, interrompant avec une certaine vivacité : un autre homme d’un caractère de fer, qui était son ami, voulut prendre sur lui la faute, passa plusieurs années à Toulon, soutint ensuite contre la société une lutte enragée de près de vingt ans, et cet homme, aujourd’hui devenu un haut fonctionnaire, envoie très savamment les autres au lieu d’où il a su, lui, revenir et se relever.

— Eh bien ! dit Vautrin, puisque tu as si bonne mémoire, ce service ne vaut-il pas bien qu’on sacrifie à l’homme qui l’a rendu, le billet parfumé d’une femmelette ?

— Non, quand l’usage que tu veux faire de ce billet et les conséquences que pourrait avoir ma complaisance, sont hors de toute proportion avec le tort dont tu crois avoir à te plaindre.

— Ah ! tu sais ce que m’a fait Rastignac, il te l’a dit ?

— Il t’a promis une position ; il te la tient un peu à hauteur, et aussitôt tu veux tout mettre à feu et à sang : que diable ! mon cher, tu as un amour-propre infernal. Prends un peu patience, je saurai bien finir par t’amener, sans la violence que tu médites, au résultat désiré.

— C’est merveilleux, répliqua Vautrin ; monsieur est repu ; qui donc autour de lui se permettrait d’avoir faim ? Monsieur, de récidive en récidive, en aurait eu peut-être pour toute sa vie du séjour de Brest ; au lieu de cela, il habite un somptueux hôtel, est membre de la représentation nationale, convoite les femmes des ministres ; et il y a des gens à cervelle assez étroite pour ne pas s’apercevoir que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ! arrière, vile canaille, avec vos prétentions à une place au soleil, ou le fouet de poste de M. le comte de Rastignac, voilà qui vous répondra !

— Tu exagères tout, dit Franchessini, et me prêtes des sentiments qui n’ont jamais été les miens. Tu sais bien que je suis prêt à tout faire pour m’acquitter avec toi ; mais demande des choses raisonnables, mon sang, ma fortune ; mais ne me demande pas une vilenie.

— Mais, dit Vautrin en pressant avec violence le bras de son interlocuteur, si l’intérêt qui me fait agir n’était le plus saint, le plus élevé des devoirs ; si, au lieu de cette ambition bête que tu me supposes, et que je n’ai à aucun degré, car je ne veux plus de la place de Corentin, et je ne peux plus en vouloir, je poursuivais dans Rastignac l’assassin prêt à égorger avec froideur et préméditation l’honneur de toute une famille ; si, pour l’empêcher de commettre ce crime, j’avais besoin de lui montrer seulement qu’il est ridicule !

— Dame ! tu m’en diras tant !

— Après tout, d’ailleurs, si tu es devenu la crème des chevaliers français, est-ce que je te demande de réussir à fond ? Donne-moi seulement la preuve que la femme de ce petit drôle s’est compromise ; qu’elle est sur la limite extrême de la chute ; avec cela je me charge d’amener mon homme où je voudrai, attendu, si tu parles d’intérêt disproportionné avec les moyens mis sur table, que lui-même n’a à commettre le crime que je veux empêcher qu’un intérêt des plus mesquins.

— Je vois bien, répondit Franchessini, que nous finirons par nous entendre. Mais ne trouves-tu pas un peu étrange qu’entre nous deux, et quand il s’agit d’une œuvre commune, les choses ne soient pas plus clairement expliquées ?

— Tu as peut-être raison, dit Vautrin ; rivés comme nous sommes l’un à l’autre, je ne dois peut-être pas avoir pour toi de secrets. D’ailleurs, s’il pouvait arriver que tu abusasses jamais de celui que je vais te confier, comme tu ne dois pas mettre en doute que je te tuerais à l’instant comme un chien, ce serait manquer aux devoirs de notre vieille amitié que de ne pas tout te dire.

Vautrin passa alors son bras sous celui de Franchessini, fit avec lui quelques pas, l’amena sous la lumière d’une lanterne à gaz, et quand son visage fut ainsi éclairé à plein :

— Eh bien ! lui dit-il, puisqu’il faut tout t’apprendre, j’ai un fils…