Albert Méricant (p. 17-26).


II

LES MORALISTES


Débarrassé du souci qui, malgré sa bravoure, l’avait si profondément remué, Armand, quelques heures plus tard, se trouva assez bien remis pour venir à table prendre l’infusion de thé léger que, pour toute prescription, lui avait ordonnée le docteur Bianchon. M. de l’Estorade avait retenu Sallenauve à dîner, et le dîner fut gai, parce que tout le monde, sauf le maître de la maison, avait eu sa préoccupation dont il ne restait plus trace.

Dans sa reconnaissance pour le sauveur de son frère, Naïs avait puisé un tel redoublement de sa passion enfantine et elle se laissait aller à des démonstrations si vives et si naïves, que madame de l’Estorade se crut obligée de lui rappeler qu’une fille bien élevée devait avoir une tenue plus réservée.

Mais M. de l’Estorade, dont l’enfant servait ainsi les projets, prit parti pour elle et dit qu’elle ne saurait jamais témoigner trop de gratitude pour celui auquel, après lui-même, elle devait la vie.

— Elle comprend, ajouta-t-il, qu’entr’elle et M. de Sallenauve c’est à la vie et à la mort, et si M. le député n’était pas si riche, je conseillerais à Naïs…

Le comte ne put en dire davantage ; on était à la fin du dessert ; madame de l’Estorade, voyant son mari entamer ce sujet délicat avec autant de gaucherie, s’empressa de se lever pour couper court à la conversation, et l’on passa au salon où le propos ne fut pas repris.

Une heure plus tard. Lucas entra, portant sur un plateau une lettre, qui dut être bien étonnée de ce cérémonial, car elle était écrite sur un papier gras et sale, était pliée à la façon des soldats et des cuisinières, et portait pour suscription : À Mossieu de Restaurade, per de France, orthographe qui, assurément, n’annonçait pas une provenance bien distinguée.

Après l’avoir ouverte du bout des doigts et lue :

— Que signifie cela ? dit M. de l’Estorade. Tenez, ajouta-t-il, en passant le papier à Sallenauve, cela vous regarde aussi. Voyez si vous y comprenez quelque chose.

Sallenauve prit connaissance de la lettre ; elle était ainsi conçue, moins l’orthographe que nous nous dispensons de conserver, pour éviter au lecteur le soin de s’y démêler.

« Brave pair de France,

» Bélisaire vient d’être arrêté ; c’est-à-dire que vous vous êtes mis deusse contre lui, la Chambre des pairs et des députés, pour éviter au moutard la leçon duquel il avait si bien méritée. Il est encore bon là ton Sallenauve, qui vient soi-disant se mettre à la place du petit, et qui, après avoir voulu étrangler Bélisaire, va le dénoncer à la rousse (la police) ! Toujours que ça ne se passera pas comme ça, si tu crois ! On a su ton adresse par la carte de l’enfant, et on vous ressoignera la mère, le père, l’ami et toute la sequelle ; ce que nous faisons l’honneur de t’avertir et tremblez tous !!!

» LES GRANDS FANANDELS. »

Sallenauve prit à part M. de l’Estorade et lui donna l’explication qu’il demandait. Mais pendant ce temps, Armand et Naïs avaient échangé des signes qui n’avaient pas échappé à la comtesse ; de plus en plus intriguée, elle alla à son mari et lui demanda quel grand secret contenait cette lettre. Comme il se défendait de le lui conter, disant que ce qu’elle voulait savoir n’était d’aucun intérêt :

— Mon Dieu, lui dit madame de l’Estorade, rappelez-vous toutes les tribulations qu’une cachotterie du même genre a amenées entre nous.

Mis hors de lui par le méchant souvenir qu’on ne lui rappelait jamais impunément :

— Eh bien ! dit brusquement M. de l’Estorade, puisqu’il faut tout vous dire, M. Armand s’était imaginé d’avoir un duel.

À cette effrayante révélation, madame de l’Estorade se trouva aussi saisie que si le péril ne fût pas passé, et, peu après, elle fût prise d’une violente attaque de nerfs dont on eut grand’peine à la faire revenir. Quand elle fut remise et qu’elle put se faire conter tout le détail, quoique Sallenauve eût eu soin de dissimuler une partie de son dévoûment :

— Voilà déjà deux de mes enfants que je vous dois, lui dit-elle ; il n’y a plus que René auquel vous n’ayez pas sauvé la vie.

— Oh ! mais je l’aime autant ! dit René, et il sauta au cou de Sallenauve.

— Le fait est, dit M. de l’Estorade en lui serrant la main, qu’on le croirait destiné à être la Providence de la famille !

Honteux sans doute de sa ridicule campagne, Armand, qui aurait dû être le plus ardent et le plus empressé, se montra le plus réservé dans l’expression de sa reconnaissance ; il n’avait pas de goût pour Sallenauve, et était fâché de lui avoir une si grande obligation.

Quand il fut question que le sauveur se retirât :

— Monsieur, lui dit madame de l’Estorade avec l’accent de la sollicitude la plus vraie, prenez bien garde, je vous en supplie, que ces méchantes gens ne vous fassent quelque mauvais parti.

— Leur lettre est une pure fanfaronnade, répondit Sallenauve. Je vais seulement la prendre et la faire passer à M. de Saint-Estève, qui saura bien mettre ordre à toutes ces menaces.

— Au moins, dit la comtesse en lui tendant la main, on vous verra demain ; que l’on sache bien qu’il ne vous est rien arrivé en retournant dans vos vilains bois de Ville-d’Avray.

Quand Sallenauve fut parti, madame de l’Estorade querella Armand de sa tiédeur de reconnaissance : « Quand on fait des sottises, lui dit-elle avec moins de douceur qu’elle n’avait accoutumé d’en mettre dans ses remontrances, on ne les répare pas avec de l’ingratitude. » Le lendemain, elle n’eut pas de repos, qu’elle n’eût reçu un billet de Sallenauve, lui annonçant qu’il n’avait fait aucune mauvaise rencontre.

— Mais les grands Fanandels, qui nous menacent nous et M. de Sallenauve, quels peuvent être ces gens ? demandait-elle sans cesse ; le mot seul fait peur, les grands Fanandels ! Et elle persécuta son mari pour qu’il passât chez le chef de la police de sûreté, et lui fît, pour son propre compte, des recommandations.

À son retour, M. de l’Estorade put expliquer à la comtesse que les grands Fanandels étaient une association de malfaiteurs qui autrefois avait beaucoup préoccupé la police. Mais celle-ci en avait eu raison. La bande est d’autant mieux dissoute, ajouta le pair de France, que je soupçonne fort le chef actuel de la police de sûreté, qui est un ancien forçat, d’avoir été pour quelque chose dans cette organisation de voleurs enrégimentés. Il dit que sous son administration rien de pareil ne se refera jamais, et que l’auteur de la lettre que nous avons reçue est un vantard et un plagiaire, dont il n’y a à prendre aucun souci.

Ainsi rassurée, madame de l’Estorade n’en garda pas moins, pendant quelque temps, un reste de sollicitude ; disposition merveilleuse, pour que la pensée de Sallenauve laissât dans son esprit une forte traînée.

Toutefois, chez une nature contenue comme l’était celle de la comtesse, le développement du sentiment même le plus profond devait offrir une manifestation trop timide et trop peu extérieure, pour qu’il nous eût été facile de la constater, et sans une lettre qui vers cette époque fut adressée à madame de Camps, nous aurions pu longtemps encore ignorer le degré d’animation que notre Pygmalion, par la chaleur de son second dévoûment, avait communiqué à sa statue.

« Chère madame, écrivait madame de l’Estorade à son amie, en date du 10 février 1840, faut-il croire à de certaines prédestinations :

» Vous avez su tout ce qui me rapprochait de M. de Sallenauve, et aussi tout ce qui m’en éloignait.

» Au premier moment, la bizarrerie d’une ressemblance le jette sur mes pas, et je m’en effraie : peu après, un grand service rendu me force à l’accueillir chez moi. Par vos conseils, j’étais sur le point de faire un pas vers lui, et de lui témoigner quelque bienveillance ; tout à coup la folle jalousie de mon mari me commande une rupture ; mais, de la part de M. de l’Estorade, cette mesure, prudente et peut-être sage, est accompagnée d’un procédé si brutal, que me voilà obligée, avec vous et M. de Camps, d’aller chez, ce dangereux homme solliciter sa clémence, et de me faire une fois encore son obligée.

» Cette démarche accomplie, il semblait bien sorti de mon horizon ; une autre visée de mon mari l’y ramène, et tandis que je suis en souci de savoir ce qui pourra sortir de cette situation, fatalité nouvelle de mon étoile, encore une fois sauveur d’un de mes enfants, je vous ai conté l’autre jour avec quel dévoûment M. de Sallenauve se trouve installé dans ma vie ; et désormais il y tient une place que, sans l’apparence de la plus noire ingratitude, je ne puis plus même songer à lui disputer.

» Est-ce assez de haut et de bas dans notre liaison ? Et lorsque chaque cahot semble faire pénétrer plus profondément dans l’économie de mon existence, puis-je au moins espérer que je dormirai en paix sur le bord de la dangereuse pente où je me vois jetée ?

» Point : M. de l’Estorade se met encore de la partie et, courant au pôle opposé, de ces rigueurs injustes et extrêmes qu’à une autre époque exigeait de moi, ne lui prend-il pas l’idée de me faire passer aux coquetteries et aux séductions ? Notre querelle aujourd’hui est que je ne me montre pas, avec M. de Sallenauve, assez empressée, assez cordiale. À cela près que je n’ai pas affaire à M. Tartufe, le rôle d’Elmire, chère madame, me semble dévolu, et je crois vraiment que M. de l’Estorade resterait sous la table encore un peu plus dévotement que ne le fait Orgon.

» Vous comprenez que l’idée du mariage de Naïs est ce qui pousse mon mari à cette espèce d’énormité.

» Déjà deux ou trois fois dans son impatience de savoir la fortune de ce projet, il avait essayé de pressentir à son sujet M. de Sallenauve, et Dieu sait avec quelle délicatesse il abordait la question si je n’eusse adroitement rompu la conversation.

» L’autre jour, m’entreprenant vivement sur le chapitre devenu sa marotte : — il faudrait pourtant savoir, me dit-il, quelles sont au juste vos intentions au sujet de ce mariage ?

» — Mes intentions ! répondis-je, mais ce mariage ne dépend pas de moi, que je sache. — Au moins, dépend-il de vous d’en rendre la conclusion impossible, et vous auriez le parti-pris de l’empêcher de réussir, vous ne vous conduiriez pas autrement. — Au moins, fis-je, avec étonnement, vous me direz par où je suis un obstacle. — Mais d’abord, en me coupant la parole du plus loin que vous me voyez prêt à aborder la question. — C’est que vous ne me paraissez pas y mettre le ménagement et la prudence nécessaires, et qu’à mon avis vous vous avancez prématurément. — Soit ; j’y mets peut-être trop d’impatience et trop de hâte ; mais à quoi servira le temps que nous mettons à préparer les approches, si nous ne faisons rien dans ce sens ? — Que pensez-vous qu’il y ait à faire ? Pour mon compte, je ne vois pas…

» — Comment ! vous ne voyez pas, s’écria M. de l’Estorade, que vous êtes avec M. de Sallenauve d’une maussaderie et d’une froideur glaciales ? Au lieu de l’attirer, vous semblez vous étudier à le tenir à distance.

» — Je m’étudie à être convenable, répondis-je. Je ne puis cependant me jeter à sa tête, et il me semble que vous devriez être le dernier à me le reprocher.

» — Mon Dieu, si le projet vous plaisait, vous sauriez bien trouver le juste-milieu entre des façons trop réservées et une manière d’être trop attirante. Du reste, prenez-y garde, et avec votre sourde opposition, vous pourriez me donner telle idée… — Achevez, monsieur, dis-je avec un peu d’animation, je réserve pour moi le gendre que vous voudriez à votre fille ?

» — Non, je ne suis pas si sot de croire qu’une femme de votre vertu et de votre prudence puisse jamais avoir la plus lointaine pensée d’une atteinte à la fidélité conjugale, mais de mère à fille il se passe souvent de fâcheuses choses, comme l’une monte quand l’autre descend…

» — Ah ! très bien, je suis jalouse de Naïs, et on doit voir en moi une espèce de chien du jardinier, ne voulant pas manger son os, mais ne voulant pas que les autres y mordent.

» — Eh ! fit M. de l’Estorade d’un air capable, vous approchez assez de l’âge où les femmes, même à leur insu, font de ces jolis petits calculs.

» Je vous demande, chère madame, ce qui doit se passer en moi en me voyant devenue l’objet d’une si sotte et si digne insinuation. Moi, jalouse d’une enfant ! moi, envieuse de ma fille ! À coup sûr, j’eusse mieux aimé m’entendre dire que, passionnée pour M. de Sallenauve, je m’épouvantais de l’idée de le voir s’engager ailleurs ; cela eût été moins bête et moins monstrueux.

» Ma conclusion fut celle-ci : — Pour vous prouver, monsieur, que je suis sans arrière-pensée, à dater d’aujourd’hui je vais être avec M. de Sallenauve d’une bienveillance si marquée et si chaleureuse, que lui-même, probablement, se trouvera étonné de la révolution qui se sera opérée en moi. Vous affirmer que je serai assez adroite pour ménager tellement les nuances, qu’il ne s’y trompe pas lui-même et qu’il fasse nettement la distinction entre des avances de femme et des caresses de belle-mère, c’est ce que je ne prendrai pas sur moi ; mais quand vous trouverez que je vais trop loin, vous-même voudrez bien prendre le soin de m’avertir, et je crois que ce moment viendra plus tôt que vous ne pensez.

» — À moins, me répondit M. de l’Estorade, que vous ne vouliez tricher et charger votre rôle pour faire tomber la pièce, je suis sûr au contraire que vous le remplirez à mon entière satisfaction, et, pour ce qui est de ma jalousie, vous savez bien que son siège n’est pas dans mon cœur, mais dans un autre viscère qui, Dieu merci ! me laisse assez en paix dans ce moment.

» Ainsi, chère Madame, me voici engagée dans la plus sotte des gageures, et, comme les jongleurs indiens, mon métier va être de manier tous les jours le feu sans en être brûlée.

» Somme toute, ainsi que je vous le disais en commençant, je tourne à être fataliste. Depuis tantôt un an j’ai, ce me semble, assez vaillamment combattu. Perdue dans une sorte de labyrinthe, par quelque chemin que je prenne, je suis toujours ramenée au point dont je veux et crois m’éloigner. Je m’appliquerai à moi-même, si vous le trouvez bon, les conseils que vous me donniez autrefois au profit de M. de Sallenauve, celui de ne pas exaspérer l’ardeur de la poursuite par l’imprudence forcenée de la fuite. À force de vouloir éviter cet homme, vous verrez que, quelque jour, je me trouverai tomber dans ses bras. Puisque tout le monde se met de la partie ; mon mari, qui m’ordonne aigrement d’être coquette : le hasard qui, de loin en loin, lui donne un de mes enfants à sauver de quelque mort affreuse, je ne veux plus résister au penchant que tout d’abord je me suis senti pour lui. Qu’arrivera-t-il, après tout ? que je le trouverai plus spirituel, plus intelligent, d’un cœur plus grand et plus généreux que tous les autres hommes, et que j’aimerai mieux le voir et l’entendre que tous ceux qui ne le valent pas. Où sera le grand mal ? En serai-je pour cela moins bonne mère, moins fidèle épouse ? L’autre jour je lisais dans Vauvenargues : Il y a un amour pur et exempt du mélange de nos autres passions ; c’est celui que nous ignorons nous-mêmes. Certes, si jamais pour M. de Sallenauve j’éprouve un sentiment de quelque tendresse, ce sentiment sera chaste et avouable devant Dieu, car longtemps j’ai tout fait pour ne pas y croire, et, ce sentiment ignoré, je l’aurai combattu de toutes les forces de mon âme, et je me sentais capable d’en rester victorieuse si tout, les hommes, les choses, n’eût conspiré à préparer ma défaite et à faire de moi une sorte de victime dévouée.

» Cette lettre, chère Madame, est donc une façon de lettre de part, si je ne vous y annonce pas l’enterrement de ma vertu, malheur qui, j’ose l’espérer, n’arrivera jamais, au moins je vous annonce celui de ma réserve et de ma pruderie.

» Remarquez bien que je ne vous demande plus de conseils et qu’avec une résolution vraiment stoïque j’approche de mes lèvres la coupe empoisonnée. Le veuvage de cœur, qui a été presque constamment la loi de mon mariage, finit par se marquer pour moi d’une manière trop peu supportable depuis que M. de l’Estorade a touché cet âge où presque toute la place des sentiments arrive à être prise par les intérêts.

» Il y a quelques jours, j’ai demandé à M. de Sallenauve si l’autre original de la Sainte-Ursule, qui l’avait occupé autrefois, et qu’il m’avait donné comme un garde-fou placé entre nous, avait toujours pied dans son souvenir ? Il m’a répondu qu’il n’avait plus aucun espoir de ce côté, et que cette personne était sur le point de se faire religieuse ; vous voyez donc bien que tout le pousse vers moi, et qu’il était écrit que je n’en réchapperais pas.

» J’avais cependant encore une chance : dans deux mois environ, la session finie, nous devons nous rendre à notre terre de la Crampade, pour n’en revenir qu’au mois de décembre, beaucoup de choses étant pour nous à faire dans ce domaine, depuis bien longtemps négligé. Près de dix mois passant sur une velléité effrontée, c’était peut-être assez pour qu’elle s’évaporât en fumée ; mais que M. de l’Estorade aura bien soin de mettre ordre à cette heureuse combinaison ! De peur que, cessant d’être couvée pendant tout ce temps, son idée favorite ne vienne à avorter, il a déjà vivement engagé M. de Sallenauve à venir passer quelque temps avec nous ; il espère que de cette cohabitation pourront naître des chances favorables pour acclimater notre gendre à ses projets, et M. de Sallenauve a promis de venir nous visiter en Provence.

» C’est peut-être là quelque soir, aux soupirs de la brise embaumée par le parfum des orangers, que se fera notre mutuel aveu et que se consommera ce mariage spirituel où je dirais que je suis providentiellement entraînée, s’il n’était ridicule et coupable de faire intervenir la Providence dans le mouvement désordonné de notre cœur et de nos passions.

» Tout ce que je puis faire, c’est de vous promettre la plus absolue franchise. C’est ainsi que nous procédions, ma pauvre Louise et moi. Un jour, de ce même lieu de la Crampade, je lui écrivis que tout était fini et que, résignée et sans amour, j’étais devenue madame de l’Estorade. Elle me gronda fort, et vous allez me gronder aussi ; ainsi blâmée pour n’avoir pas aimé, querellée peut-être pour avoir fait le contraire, le moyen d’échapper aux sermons ?

» Vous le savez, chère madame, quand on se croit bien malade, on regarde dans les livres de médecine. Depuis que je me sens si gravement atteinte, je lis les moralistes, ces grands médecins du cœur, y cherchant tout ce qui peut avoir trait à mon état. Tout à l’heure je vous citais Vauvenargues ; maintenant voici venir La Rochefoucault, qui a osé écrire : « Il y a peu d’honnêtes femmes qui ne soient lasses de leur métier. » Quoique ceci soit grossier et brutal, il faut bien, je le sens, que j’en prenne quelque peu ma part, mais ne suis-je pas bien excusée par cette autre pensée de La Bruyère : « Un mari n’a guère un rival qu’il ne soit de sa main ! » Que cela est vrai, chère madame ! Voilà pourtant ce qu’est le génie ! Deux siècles d’avance La Bruyère avait deviné M. de l’Estorade : le pauvre homme posait devant le grand peintre qui l’a ébauché d’un seul trait. »