Albert Méricant (p. 27-38).


III

QUE LA DERNIÈRE INCARNATION DE VAUTRIN N’ÉTAIT PAS LA DERNIÈRE


La session s’acheva sans grands coups de lances oratoires. Après le désarroi où elle était tombée, la coalition fut dissoute, et elle serait restée mieux cohérente, qu’elle n’eût pu entreprendre de considérable contre un ministère qui avait montré une force de résistance si peu attendue.

Sallenauve évita de se prodiguer à la tribune et ne parla que dans quelques rares occasions ; mais, à propos d’un tracé de chemin de fer auquel tenait le ministre des travaux publics, et qui accusait une complaisance évidente pour certains intérêts, un notable succès était réservé au député puritain ; il fit rejeter le projet ministériel. Rastignac avait déjà contre lui nombre de griefs : ses avances perdues, lorsque Sallenauve était arrivé à la Chambre ; la part que celui-ci avait eue à la quasi-chute du cabinet, tout en se tenant en dehors des partis coalisés ; enfin, la part que l’amoureux ministre lui supposait dans l’émigration de la Luigia aux États-Unis. On comprend donc que ce nouvel et dernier échec, ad hominem, fût pour rendre le petit homme d’État furieux ; à dater de ce moment il n’y eut plus de si méchantes manœuvres auxquelles il ne fût prêt à s’associer contre cet homme que partout il rencontrait comme pierre d’achoppement sur son chemin.

Au moment où commence ce chapitre, plus de huit mois s’étaient écoulés depuis le départ de Maxime : Sallenauve était chez M. de l’Estorade à sa terre de la Crampade, et il était question que, sous sa conduite, la famille entière entreprît un voyage en Italie, lorsqu’un soir, lui parvint une lettre apportée de Paris par exprès. Cet homme, qui désira la remettre en mains propres, exigea, comme les ordonnances à cheval qui portent dans Paris les dépêches ministérielles, qu’il lui fût délivré un reçu.

Communication prise de cette importante missive, Sallenauve parut très agité et très ému. Il quitta aussitôt le salon où il se trouvait seul dans le moment avec M. de l’Estorade et ordonna à son valet de chambre de tout préparer pour son départ et d’avoir aussitôt que faire se pourrait des chevaux de poste.

Revenant ensuite trouver M. de l’Estorade :

— Mon cher hôte, lui dit-il en affectant une tranquillité mal jouée, cette lettre qui vient de m’arriver me force à vous quitter.

— Mais est-ce quelque chose de désagréable qui vous arrive ? demanda le pair de France.

— C’est au moins quelque chose de très grave, répondit Sallenauve, et de très imprévu.

— Et il n’y a pas moyen de savoir quel est ce fâcheux contre-temps : l’amitié ne peut pas prétendre à entrer en partage de ce souci et vous offrir son dévoûment ?

— Merci mille fois, répondit le député, moi seul puis quelque chose au maniement de cet intérêt, qui exige ma présence à Paris dans le plus bref délai ; je compte donc partir ce soir et vous demande la permission d’aller faire mes préparatifs.

Intrigué au dernier point, M. de l’Estorade courut trouver sa femme, qui était au jardin avec ses enfants, et, après lui avoir conté ce qui arrivait, suivant son système de la mettre toujours en avant :

— Voyez donc un peu à le chambrer, dit-il à la comtesse. Il y a un désastre. Cet homme, ordinairement si froid et si compassé, montre une fiévreuse impatience d’être parti ; depuis que je le connais, je ne le vis jamais si peu maître de ses impressions.

Madame de l’Estorade, qui ne s’était pas laissé entraîner à beaucoup près aussi loin que pouvait le faire supposer sa lettre à madame de Camps, se trouvait néanmoins, avec Sallenauve, sur un pied d’intimité assez tendre pour avoir le droit de le questionner, plutôt au nom de l’intérêt qu’elle lui portait, qu’au nom d’une stérile et inquiète curiosité.

Elle se décida à aller le trouver dans sa chambre, et, le prenant au milieu de ses malles, qu’il s’occupait lui-même à fermer, pendant que son valet de chambre était allé à la poste presser l’arrivée des chevaux :

— Mais, mon Dieu ! monsieur, lui dit-elle, que se passe-t-il donc ? quelque malheur vous est-il arrivé ?

— Comme j’ai eu l’honneur de le dire à M. de l’Estorade, répondit cérémonieusement Sallenauve, je suis obligé de partir, et je vous dis adieu, madame, pour longtemps… pour toujours peut-être.

À ce mot, la comtesse perdit bien de la réserve qu’elle avait su ménager jusque-là, Sallenauve la vit pâlir, et elle fut forcée de chercher un appui sur un meuble ; mais ce qui prouvait la profondeur du souci auquel lui-même était en proie, ce fut sans vive reconnaissance qu’il s’aperçut de l’effet produit par l’annonce d’une séparation peut-être éternelle. Dans l’égoïsme de sa préoccupation il fut même assez distrait de l’émotion si profonde dont il était témoin, pour quitter la main que la comtesse lui avait abandonnée lorsqu’il s’était approché d’elle, et pour aller à une fenêtre regarder si les chevaux qu’il avait demandés et qui se faisaient attendre, étaient arrivés.

À ce moment, autre trouble-douleur, survint Naïs, devant laquelle madame de l’Estorade fut obligée de se contenir et qu’elle n’osa pourtant pas renvoyer.

— Mais vous reviendrez ! disait Naïs en prenant les mains du voyageur, et tout en elle annonçait un désespoir dont à un autre moment il eût été certainement ému.

— Naïs ! dit madame de l’Estorade avec dureté, nous ferez-vous grâce de vos tragédies ?

Survint, peu après, René ; à neuf ans qu’il avait alors, on ne perçoit que très confusément la douleur morale ; mais tout ce qui est mouvement plaît et intéresse, et c’est lui qui se chargea d’annoncer, tout heureux d’apporter la nouvelle que les chevaux enfin étaient là.

Peu après entrèrent M. de l’Estorade et Armand, qui à cette époque de l’année était en vacances. Le premier n’était pas très douloureusement affecté ; il était seulement contrarié de voir ses projets dérangés par ce brusque voyage ; quant à Armand, son attitude était celle d’une stoïque indifférence ; mais qui eût pu lire au fond de son cœur, y eût trouvé un secret contentement d’être débarrassé d’un hôte qui, pour beaucoup de raisons, lui déplaisait. Avec cette expérience du mal et des choses de la vie qu’on prend malheureusement beaucoup trop vite dans les collèges, il avait été frappé, dans la façon d’être de sa mère avec Sallenauve, de certains détails et de certaines nuances, et comme, malgré ses échappées d’estaminet, il se posait en homme à principes, il s’était cru engagé, Dieu le lui pardonne, à une espèce de surveillance conjugo-filiale, dont le soin allait par ce départ cesser de peser sur lui.

Au moment où Sallenauve prenait congé :

— Au moins, lui dit madame de l’Estorade, d’un ton suppliant, on aura prochainement de vos nouvelles ?

— Oui, madame, répondit-il ; aussitôt que je verrai clair dans cette affaire qui me force à un si brusque départ, j’aurai l’honneur de vous écrire.

Et après un adieu général où il ne s’arrêta guère, accompagné de son valet de chambre qui eut place sur le siège de derrière, il monta dans sa voiture, et prit le chemin de Paris.

La terre de la Crampade est située à quelques lieues de Marseille ; de Marseille à Paris, le trajet est long. Pendant que Sallenauve est en route, nous aurons plus que le temps de dire au lecteur quelle était cette trombe qui enlevait ainsi le député à ses amis. Nous pourrons même assister à toute la préparation d’une fort laide et fort ténébreuse affaire, dont nous venons seulement de voir l’explosion.

Un jour, faisant prier Franchessini de passer au ministère :

— Votre homme, lui dit Rastignac, est-il toujours dans l’intention d’avoir entrée dans la police politique ?

— Cela ne fait pas question, répondit le colonel. Hier encore il me rappelait, avec une certaine amertume, vos promesses toujours non suivies d’effet.

— Eh bien ! dites-lui de venir me parler ce soir vers les six heures ; comme il est habile à se travestir, qu’il vienne déguisé ; il s’annoncera sous le nom de M. Lefebvre à mon chef de cabinet ; celui-ci aura l’ordre de l’introduire.

Le soir, exact comme on peut croire, Vautrin qui, depuis la campagne Halphertius, ne portait plus qu’en postiches sa longue chevelure et ses favoris blancs, avait accès dans le cabinet du ministre. Des lunettes bleues et une perruque noire le rendaient complètement méconnaissable, et le chef du cabinet, le jeune de Restaud, le prit pour un conducteur des ponts-et-chaussées venant faire au ministre quelque communication secrète.

Quand Rastignac se trouva seul à seul avec son ancien co-pensionnaire de la maison Vauquer :

— Asseyez-vous donc, monsieur de Saint-Estève, lui dit-il d’un ton protecteur qui conservait soigneusement entre eux la distance ; cependant le ministre voulait évidemment mettre de la bonhomie dans leur entrevue, car aussitôt que Vautrin eut pris place :

— Il y a bien longtemps, continua-t-il, que nous nous connaissons !

Vautrin était trop habile pour se laisser entraîner, par ce souvenir, à quelque familiarité. Il en induisit seulement que Rastignac pouvait bien avoir besoin de lui, et, se promettant de jouer serré :

— En effet, monsieur le ministre, se contenta-t-il de répondre, il y a quelque dix ans.

— J’ai dû, jusqu’à présent, continua Rastignac, ajourner le moment d’utiliser votre bonne volonté et votre intelligence ; sans qu’il y parût, je vous étudiais ; mais, décidément, je crois que vous ferez merveille dans la nouvelle carrière à laquelle vous aspirez. Vous avez très vaillamment conduit jusqu’au bout votre personnage de comte Halphertius, et la mystification faite au marquis de Ronquerolles a été d’autant plus plaisante que vous avez su vous arrêter à temps. Oui, je le crois, vous êtes capable de nous rendre de vrais services.

— Monsieur le ministre est bien bon, j’y ferai de mon mieux.

— Maintenant, continua Rastignac, vous êtes-vous bien rendu compte de la nature et de la difficulté des fonctions qui pourront vous être confiées ?

— J’ai un grand désir de m’en voir investi : quelques ressources dans l’esprit, beaucoup de résolution.

— Ces qualités, je ne les mets pas en doute ; mais, dans un agent politique, la docilité qui exécute fidèlement sans y vouloir trop mettre du sien, et, par-dessus tout, la discrétion, voilà ce qui doit être attendu.

— Je n’ai jamais, répondit Vautrin, été dans l’usage de beaucoup dire mes affaires, et je sais ce que c’est que la hiérarchie.

— Corentin (voir Splendeur et Misère des Courtisanes), auquel il est probable que, dans un temps donné, vous succéderez, reprit le ministre, a certainement des côtés excellents, du sang-froid, de l’invention, du parti-pris ; mais, outre qu’il se fait vieux, il a trop la prétention de savoir où vont ses actes. Au lieu d’être l’instrument qui reçoit l’impulsion, il veut être la pensée qui ordonne, et comme, naturellement, on ne peut pas tout lui dire, il tâche à deviner, et souvent fait fausse route. Après cela, il n’est pas homme de coup de main, et là où suffirait la force, il emploie la finesse, dont les résultats sont beaucoup moins sûrs quand l’affaire ne la comporte pas essentiellement.

— Malgré tout, dit Vautrin, c’est un homme remarquable.

On est toujours disposé à louer l’homme que l’on enterre.

— La première affaire dans laquelle je voudrais vous essayer, dit Rastignac, est une affaire facile en elle-même ; il s’agit de nous mettre en possession de documents pour nous très importants et que nous savons entre les mains d’un individu.

— Très bien ! monsieur le ministre.

— L’homme auquel nous avons affaire peut être connu de vous : il a été employé pendant longtemps dans un des services de la préfecture de police, celui de la salubrité publique.

— N’est-ce pas un employé qui a été destitué lors des dernières élections ?

— Précisément, et, à votre prompte manière de le flairer, je reconnais le limier de race. Cet homme est un intrigant de la pire espèce, que l’esprit d’opposition a peu à peu conduit à la conspiration. Sous un extérieur de bonhomie, il cache un très dangereux meneur, et nous sommes sûrs qu’en nous emparant de ses papiers, nous y trouverons de grandes lumières sur le travail des sociétés secrètes.

— Vous n’avez pas pensé, monsieur le ministre, demanda Vautrin, en se donnant un air de naïveté, qu’une perquisition judiciaire…

— Le pire des moyens ! interrompit vivement Rastignac ; il est sur ses gardes ; tout doit être dans une cachette soigneusement disposée ; des agents ordinaires ne trouveraient rien.

— Alors, dit le chef de la police de sûreté, double difficulté : s’introduire chez lui et y découvrir ses papiers qui seraient dans quelque coin peu apparent ?

— Le tout, dit Rastignac, doit se trouver rassemblé dans une cassette ; mais où la place-t-il ? Voilà ce que de sûres indications déjà recueillies n’ont pu nous apprendre au juste.

— Enfin, dit Vautrin, il est écrit dans l’Évangile : Cherchez et vous trouverez.

— Maintenant, reprit le ministre, il faut penser à tout ; les papiers qu’on nous a dit si concluants pourraient bien, comme il arrive souvent en matière de criminalité politique, n’être pas assez compromettants pour justifier un mandat d’arrêt et une instruction. Si la chose se rencontrait ainsi, nous pourrions nous trouver dans l’embarras. L’homme ne manquerait pas de faire du bruit : il est intimement lié avec un député très influent de l’opposition, qui aurait soin, lui, de faire de cette affaire le sujet d’une interpellation parlementaire ; il serait donc indispensable que la main de la police ne pût pas même être soupçonnée.

— Je comprends cela, dit Vautrin, laissant venir.

— Nous avions donc pensé que pour maintenir cette descente au domicile de l’inculpé tout à fait dans le domaine des éventualités privées, la soustraction de quelques-uns des effets garnissant son appartement, et donnant à l’affaire le caractère courant d’un vol…

— Et alors, interrompit M. de Saint-Estève avec plus de vivacité que n’en comportait la situation, Vautrin, ancien forçat, et très habile en ces sortes d’expédition, aurait paru à Votre Excellence précisément l’homme à employer.

— Mon cher monsieur, dit Rastignac, vous n’êtes pas encore enrôlé, et déjà vous voilà bien loin de cette docilité aveugle, absolue, que vous-même avez reconnue indispensable dans nos relations.

— C’est qu’aussi, monsieur le ministre, entre mon regrettable passé et la mission dont vous daignez m’entretenir, il y a une corrélation dont je ne puis manquer d’être frappé.

— Ah ça ! franchement, vous étiez-vous figuré qu’il fût question de vous faire débuter dans le personnage de saint Vincent-de-Paul ? À qui, s’il vous plaît, voulez-vous que je m’adresse dans une situation donnée, si ce n’est à l’homme dans lequel je crois reconnaître le plus d’aptitude pour s’y démêler ? Mais tout l’art du gouvernement consiste en cette habileté : employer les gens selon leur capacité.

— Sans doute, répondit Vautrin ; mais, cette mission remplie, il est si facile de dire que je n’étais bon qu’à cela !

— Malheureusement, dit Rastignac, on n’est pas dans l’usage de délivrer des brevets aux employés de la police secrète. Sans cela, il est à croire que vous demanderiez à voir votre nomination au Moniteur avant de rien entreprendre. N’en parlons plus, mon cher monsieur, ajouta-t-il en se levant, comme pour rompre l’entretien ; je vous ferai seulement remarquer que je suis moins défiant que vous, car j’ai commencé par vous faire détenteur d’un secret d’État avant de m’être assuré de votre coopération.

Vautrin ne s’était pas levé, il paraissait en proie à une sorte de combat intérieur

— Pardon, dit-il enfin, monsieur le ministre, de mon hésitation, qui semble mal répondre à vos intentions bienveillantes ; mais cette hésitation n’est-elle pas jusqu’à un certain point naturelle ? J’ai un passé difficile, et tout ce qui tend à me le rappeler m’effarouche un peu.

— C’est étrange, dit Rastignac ; j’aurais cru que ma proposition allait vous agréer plus que toute autre ; qu’il vous paraîtrait plaisant de faire avec approbation et privilège de l’autorité ce que vous avez fait plus d’une fois en rompant en visière à la société ; mais il paraît que le fruit défendu a seul le talent de vous plaire. Prenez-y garde, vous êtes assez conservé pour avoir encore devant vous une belle carrière ; mais, je l’ai dit déjà à Franchessini, vous avez pris la vertu par le petit côté, par le côté bourgeois, et votre scrupule, qui n’est pas de la défiance, parce qu’il n’y a vraiment pas pour vous de raison d’en avoir aucune, sent terriblement, je vous préviens, la rosière des Près-Saint-Gervais.

Rastignac, en cette occasion, montra qu’il était devenu un séducteur bien autrement habile que jadis Vautrin ne l’avait été avec lui, lors de leur cohabitation dans la maison Vauquer : en attaquant son homme par le ridicule, il lui rendit impossible toute résistance, et M. de Saint-Estève parut se rendre à discrétion, puisqu’il demanda les instructions qui lui étaient nécessaires pour exécuter.

— Jacques Bricheteau, répondit Rastignac, demeure rue Castex, près de la Bastille ; c’est une maison où il y a peu de locataires, difficulté de plus ; mais le logement est une mansarde située sur les toits, ce qui ne laisse pas d’offrir quelques commodités. Mon avis est qu’on fasse rafle de tout ce qui se trouvera dans l’appartement : argent, nippes, de manière à faire croire à un vol sérieux. Pour mettre votre conscience en repos, je dois vous dire que M. de Sallenauve, dont Bricheteau a été l’âme damnée électorale, a plus de cent mille livres de rente et qu’il réparera certainement le malheur que nous organisons en ce moment à son protégé ; au besoin d’ailleurs, on aurait quelque moyen ingénieux ou romanesque de faire retrouver la plupart des objets détournés.

— Mais, monsieur le ministre, objecta Vautrin, la justice et la police se contrarient parfois, et si ce vol allait être poursuivi avec quelque chaleur ?

— Allons donc ! À qui s’adressera d’abord le volé ? À vous, chef de la police de sûreté : et, par parenthèse, la scène sera assez plaisante. Ceci me rappelle un de nos camarades de collège, qui était fils d’un commissaire de police. Le lendemain, sous la dictée de son père, il écrivait le procès-verbal des insolences que, pendant la nuit, nous avions faites, en compagnie avec lui, aux pauvres bourgeois. Vous ne seriez pas le grand et célèbre monsieur de Saint-Estève, si vous ne trouviez moyen de si bien dépister la poursuite, qu’au bout de quelques jours elle fût complètement étouffée.

— Me sera-t-il permis, de m’adjoindre quelqu’un pour l’exécution ?

— Carte blanche dans l’action, répondit Rastignac ; seulement vous aurez à voir si, dans l’intérêt du secret que je vous demande aussi solidement gardé que possible, des hommes employés habituellement par vous seraient convenables. À Dieu ne plaise que je me permette de donner des instructions à un maître de votre force ; mais il me semble, sauf meilleur avis, que quelques-unes de ces mauvaises connaissances, que du plus au moins nous avons tous eues dans notre vie, seraient ici parfaitement de mise.

— Je ne m’étonne pas, dit Vautrin, que vous soyez arrivé, monsieur le ministre, à la hauteur où j’ai l’honneur de vous rencontrer. Vous êtes un habile entrepreneur de choses secrètes, et vous me conseillez ce dont je me fusse avisé moi-même après réflexion. Maintenant je ne ferai plus à mon ardent concours qu’une seule réserve : votre intention n’est pas, j’ose l’espérer, de maintenir concurremment Corentin et moi, dans la haute direction de la police politique ; nous avons eu autrefois des démêlés plus vifs ; il nous serait impossible de marcher ensemble, et aujourd’hui, chef d’un service important, jamais je ne consentirais, en passant dans un autre service, à y prendre une position subalterne.

— Réussissez dans ce que vous allez entreprendre, répondit Rastignac, et la succession de Corentin vous est assurée. Corentin a mille inconvénients ; il est de la vieille école, a la routine de toutes les polices qu’il a faites depuis la République ; il a pris des manies comme tous les vieillards, et ne demande d’ailleurs qu’à aller planter ses choux dans quelque département éloigné. Encore un coup, vous êtes notre homme ; je l’ai dit dès le principe à Franchessini ; mais il fallait une occasion ; c’est à vous de la faire fleurir, maintenant que la voilà venue.

— Vous pouvez compter sur mon zèle, dit Vautrin en se levant ; si j’avais besoin, monsieur le ministre, de vous référer de quelque chose ?

— Toujours le même moyen, vous me feriez passer le nom de M. Lefebvre par mon chef de cabinet, et vous serez toujours le très bien reçu.

Comme Vautrin se retirait en saluant peut-être avec un peu plus d’humilité qu’il ne convenait à un homme de sa forte espèce :

— Ah ! à propos, dit Rastignac, ayant l’air de s’aviser au dernier moment de cette recommandation, je n’ai pas besoin de vous dire que le colonel Franchessini ne doit pas être initié à nos petits complots…

Vautrin fit un geste, dont le sens était : Pour quel écolier me prenez-vous ?

— Et que les papiers une fois recueillis, ajouta le ministre, devront m’être apportés sans aucune espèce de délai ; vous n’êtes ni autorisé, ni tenu à en prendre une connaissance personnelle. Vous savez le mot de M. de Talleyrand : Pas de zèle !

— C’est un dépôt, répondit respectueusement Vautrin, qui, fidèlement conservé, ne fera que traverser mes mains pour aller dans celles de Votre Excellence.

— Oui, je vous en prie, dit Rastignac ; il faut du même coup faire l’apprentissage de toutes les vertus que vous aurez à pratiquer, et l’absence de curiosité est une de celles que, nous autres hommes d’État, nous prisons le plus. D’ailleurs il y a telle chose qu’il vaut mieux ignorer ; un jour ou l’autre, on est entraîné à faire montre de ses découvertes, et l’on révèle ainsi une infidélité qui vous brouille avec vos supérieurs. Le nombre des gens de police qui se sont perdus en voulant manger à l’arbre de la science du bien et du mal est incalculable ; heureusement, ajouta Rastignac en riant, vous n’avez plus auprès de vous la Luigia, qui eût pu être une Ève bien dangereuse.

En ramenant en aussi mauvaise compagnie le nom de la femme qui lui tenait au cœur, Rastignac montra à quel point il en était toujours occupé. Parler de ce qu’on aime, c’est le premier des besoins, et, dût-on même en dire une sottise, on trouve cela meilleur que de n’en parler point.

Un homme moins fort que Vautrin n’eût pas manqué de relever cette phrase, et eût cru faire merveille en laissant le ministre s’étendre sur un sujet par lequel une entrée lui semblait faite dans sa familiarité ; mais le célèbre chef de la police de sûreté avait des choses de la vie une trop grande expérience pour ne pas savoir qu’il est, en somme toute, toujours dangereux de paraître initié aux faiblesses des grands.

— Dans quelques jours, se contenta-t-il donc de répondre, j’aurai l’honneur de rendre compte à M. le ministre de ce que j’aurai fait.

Et, sans plus d’explications, il sortit.